Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

vendredi 2 octobre 2015

Fermeture

J'ai pris il y a quelques mois la décision de ne plus mettre en ligne d'articles, de ne plus diffuser de sujets de concours ni de corrections. De ne plus donner de bibliographies. De ne plus diffuser d'informations culturelles relatives au programme des concours scientifiques dans ma matière, les lettres-philosophie.
Je considère en effet que l'Education Nationale décourage ce genre de bonne volonté. Elle est aujourd'hui franchement hostile aux CPGE, à leurs professeurs et aux étudiants. Dans ces conditions je ne trouve pas de justification à la publication de ce qui pourrait apparaître comme du travail non rémunéré ou encore du travail effectué par un professeur déjà trop bien payé.
Je ne désire pas encourager le Ministère à s'attaquer toujours davantage à cette filière des CPGE qui cultive l'entre soi et s'oppose aux principes sacrés de l'égalité.
L'égalité concrètement ? Pour moi, ne pas en faire plus, bien sûr !

vendredi 19 décembre 2014

Quelques pistes de travail pour les vacances


Les vacances de l'été austral sont un temps pour les révisions mais aussi pour la recherche. Le thème de la guerre ne manque pas d'angles d'attaque ou bien de prolongements possibles. Je retiens quatre domaines de réflexion, volontairement éclectiques.
Il s'agit de l'héroïsme, du droit de la guerre, de la guerre des drones et du centenaire de 14-18.

Le premier thème a été au programme des CPGE scientifiques il y a une dizaine d'années. On trouve donc bien des choses intéressantes sur les œuvres qui étaient au programme, dont l'Iliade, et la manière de réfléchir la figure du héros.
Le second correspond à une question classique de philosophie, dont l'intérêt est moins théorique que pratique. Le droit de la guerre est certes l'objet d'affrontements théoriques. On peut s'opposer aux arguments des ouvrages savants qui ont tenté de dégager des principes de ce droit puis de montrer comment ils se déploient pour permettre de juger des armes, des stratégies, des actions de guerre. On peut aussi globalement approuver ces réflexions théoriques. Mais le plus important semble de passer de la théorie habituellement acceptée, faisant consensus, au réel. On rencontre très vite, du fait des lacunes des renseignements ou bien même de la complexité des situations une grande difficulté quant à l'application des principes au réel.
Le troisième permet d'évoquer les développements technologiques de la guerre contemporaine et d'ouvrir à des questions diverses comme la létalité, la lutte contre le terrorisme, les signature strikes ou bien encore la déterritorialisation de la guerre. Il est passionnant, qu'on l'aborde plutôt en militant de la cause de la guerre juste ou plutôt en défenseur d'un point de vue pragmatique sur la défense !
Le quatrième thème est proprement historique. Ce qui n'est pas un mal. On peut y questionner ce que certains appellent, souvent sans trop y réfléchir, « devoir de mémoire » et ce que d'autres appellent de leurs vœux, le besoin d'histoire.

A L'héroïsme

Sur le site Magister, on trouve un dossier consacré à l'héroïsme qui correspond à un programme de CPGE des années antérieures. Sa lecture peut être précieuse, en particulier la première page, présentant une belle citation de l'Esthétique de Hegel, et les pages consacrées à l'une des trois oeuvres, L'Iliade, chants XI à XXIV


B Le droit de la guerre

Les réflexions théoriques sur ce droit de la guerre ne devraient pas former un discours utopique mais être au service de l'étude du caractère légal ou légitime de raisons ou de moyens de faire la guerre dans les conflits historiques. Voyons un cas d'école, celui du droit de la guerre appliqué à la guerre du Viet-Nam.
"Le droit de la guerre dans le conflit vietnamien", par Henri Meirowitz
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1967_num_13_1_1923

C La guerre des drones

Pour se faire une idée, rien de mieux qu'un parcours en deux temps. Avec des intellectuels français, Grégoire Chamayou et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer que nous opposerons en un duel de l'esprit !
Voici d'abord une vidéo pour découvrir la théore des drones de Chamayou, inspirée de la lecture de Michel Foucault sur les biopouvoirs.
Alors que les drones militaires se multiplient et que les drones civils sont entrain d'arriver, Grégoire Chamayou, philosophe au CNRS, nous présente son livre Théorie du drone, dans l'émission "Dans le texte" présentée par Judith Bernard.
Ils nous parlera pendant cet échange des arguments utilisés par le gouvernement pour légitimer les drones, mais aussi de la redéfinition de la guerre apportée par ces nouvelles technologies, ainsi que des risques encourues par les populations.

Et voici une réplique qui se veut cinglante, de la part d'un spécialiste de la défense qui refuse d'être catalogué comme collaborateur d'une « nécroéthique ». A lire sur la Vie des Idées :

D L'histoire de la Grande Guerre à l'heure de sa commémoration


Les colles de la seconde partie de l'année ont porté sur divers textes, tirés de journaux du CDI comme la Revue des armées ou bien de la presse grand public.
Ceux qui n'ont pas eu la chance de plancher sur cet article, évoquant la bière "Wipers Times", peuvent maintenant le découvrir à cette adresse :

Pour rester dans la question de la commémoration de 14-18 il est possible d'ouvrir le Monde en ligne
 A la rubrique Centenaire 14-18 on trouve une foule de choses
ou bien encore
A vous d'y aller voir régulièrement.

Très bonnes lectures !


Devoir des vacances de l'été austral

Non, j'ai pas de fils, j'ai personne, je suis seul, oui !

Il avait desserré ses dents et il parlait à pleine bouche bien posément.
Et, sais-tu ce qu'elle me fait dire, votre guerre ? Elle me fait dire : "tant mieux !" Et pourtant, Dieu sait si on en a voulu des petits, avec la Belline, si on a eu envie d'en avoir, jusqu'à embrasser en cachette ceux des autres quand je passais dans les villages.
Et maintenant, je dis : "tant mieux !" 
Jean Giono, Le Grand Troupeau (Folio, p. 113)

Votre lecture des trois oeuvres au programme vous permet-elle de comprendre cette affirmation du personnage de Giono ? Dans quelle mesure pouvez-vous la justifier ?

Corrigé du résumé du texte de Proudhon


Le texte proposé était extrait de l'oeuvre de Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la Paix. Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens (1861)

Celui-ci prévient ainsi son lecteur : "C'est une espèce d'étude historique sur la manière dont la civilisation, débutant par la guerre, tend à une pacification universelle. (...) Tout cela parce qu'il n'a jamais été publié un mot de saine philosophie sur la paix et la guerre, sur l'équilibre européen..."
"La guerre est un fait divin. J'appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, de l'homme dans la spontanéité de l'esprit ou de la conscience. J'appelle divin (...) tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou versant de terme initial à la série, n'admet de la part du philosophe ni question, ni doute".

Voici le plan de l'ouvrage :
  1. Phénoménologie de la guerre
  2. De la nature de la guerre et du droit de la force
  3. La guerre dans les formes
  4. De la cause de la guerre
  5. Transformation de la guerre. 

Et voici un extrait de la fin de la première partie :
"La guerre, nous n'en sourions douter, est avant tout un phénomène de notre vie morale. Elle a son rôle dans la psychologie de l'humanité, comme la religion, la justice, la poésie, l'art, l'industrie, la politique, la liberté ont le leur ; elle est une des formes de notre vertu. (...) Tout ce qui compose notre avoir intellectuel et moral, tout ce qui constitue notre civilisation et notre gloire, se crée tour à tour et se développe dans l'action fulgurante de la guerre et sous l'incubation obscure de la paix. la première peut dire à la seconde : "Je sème ; toi, ma sœur, tu arroses : Dieu donne à tout l'accroissement". (...) Pour moi il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevue, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. On pourrait même dire qu'elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c'est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière : c'est la législation, la politique, l'État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c'est tout."  

Le texte à résumer est un extrait de la seconde partie.

Proposition de résumé

Quoique le duel soit un rituel égalitaire, consenti, honorable, il est généralement désapprouvé. La guerre possède une même vertu qui peut mieux triompher des doutes populaires car, contrairement à la violence privée, elle oppose des adversaires collectifs, les peuples, par une action dépassionnée et remplit la fonction de jugement décisif/. Le verdict des armes se solde par une conquête ou bien la création d'une nouvelle nation. C'est donc la possibilité offerte aux États de défendre leur droit par une démonstration de force, l'engagement de leurs soldats.

La guerre est légitime, paradoxalement, ayant sa propre forme de légalité / qui exclut le recours à des stratégies perverses !
Historiquement, elle provient du développement de peuples concurrents, conduits à se défier sur leur frontière puis à s'affronter en mettant en jeu leur survie. Le peuple le plus travailleur, la culture la plus sage ont alors un droit d'annexion établi / par les armes. Certes les faibles périssent... Et c'est véritablement d'un mouvement immanent, non aléatoire, que progressivement s'édifient des États puissants et vertueux.
La guerre est une procédure de justice, ayant sa logique et devant avoir ses règles de transparence. Les Princes sont comme des avocats maniant / le glaive. Les Romains ont ainsi reconnu son caractère sacré et rationnel d'ordalie politique.
215 mots

Deux (beaux) sujets de dissertation

Voilà des souvenirs pour les étudiants de seconde année, MP et PC.
Pourquoi ne pas y repenser à tête reposée ?

Premier sujet

En vous appuyant sur les trois œuvres du programme, commentez cette affirmation d'Alexis Philonenko, extraite de son Essai sur la philosophie de la guerre :
« La guerre n'est pas une lutte. Le propre de la guerre est d'être une action violente s'inscrivant dans une histoire ».

Deuxième sujet

« Il y a deux guerres, celle qu’on fait et celle qu’on dit, et qui n’ont presque rien de commun » (chapitre XXXVIII, "De la rhétorique") Alain, Mars ou la guerre jugée
Votre lecture des oeuvres du programme confirme-t-elle cette affirmation d'Alain ?

Quelques extraits de l'article de Christian Boudignon sur la construction narrative des Perses

Nous avons vu en cours tout l'intérêt de la réflexion de Christian Boudignon intitulé "L'Iliade et la bataille de Salamine dans Les Perses d'Eschyle".

L'auteur traque les "homérismes" dans la tragédie, les échos que le texte contient, échos avec de grands passages de l'Iliade, les figures héroïques, comme celle d'Ajax.
Il montre de manière convaincante comment le messager arrive à produire un récit qui s'inscrit dans la tradition de dévoilement de la vérité par l'aède.
Il souligne l'ambiguïté de l'image de la balance pour illsutrer l'idée d'un sort qui ne pouvcait que pencher en faveur des Grecs.

Voici quelques passages pour rafraîchir les souvenirs (j'enlève le texte grec et les notes).


Au début, au moment où il entre, le messager paraît ne s’adresser à personne sinon au palais. La reine néanmoins réussit à devenir la meneuse du dialogue à travers son silence. C’est pourquoi, lorsqu’elle rompt ce silence, elle reprend la phrase du messager (Perses, v. 254) :
« Pourtant il est nécessaire de dévoiler tout le malheur »
Ce vers devient dans sa bouche (Perses, v. 293-295) :
« Pourtant il est nécessaire  aux mortels de supporter les peines
quand les dieux les donnent : dévoile tout le malheur
vas-y, parle, même si tu dois gémir pourtant. »
Elle divise en deux le discours du messager :
-       la lamentation, soulignée par le chœur
-       et le récit, moins chargé d’émotion, dit et non pas chanté.
Mais par ces mots : λέξον καταστάς « vas-y, parle », elle traite le messager comme un aède homérique. Le messager raconte l’histoire qu’il a vécue (Perses, v. 266) d’une façon qui rappelle Ulysse, quand, parmi les Phéaciens, il met de côté son chagrin (Odyssée 9, 12-13). En plus, le palais d’Alcinoos décrit dans l’Odyssée 7, 84-90, peut être présenté en trois mots comme un « grand havre de richesse » πολὺς πλούτου λιμήν, (Perses,v. 250).

Donc le messager présent à Salamine joue le rôle des Muses dans la mesure où elles sont invoquées pour rappeler ce que l’aède n’a pu voir. C’est pourquoi le messager est dans la situation de construire un discours épique complet. Il répond deux fois aux questions de la reine. D’abord à un niveau théologique, il note seulement l’action d’un dieu (Perses, v. 353-354) :
Ma maîtresse, celui qui a commencé tout ce mal,
c’est un Vengeur apparu d’on ne sait où, un mauvais démon.”
Secundo, il narre le commencement concret de la bataille (Perses, v. 409-410) :
Celui qui commença l’affrontement, c’est un navire grec…”
Cette double entame, ce double principe (ἀρχή) rappelle la double causalité de l’Iliade, divine et humaine. Pourtant le dieu n’a pas de nom. Le discours du messager est purement factuel et refuse toute théorie théologique. Son épopée est fondée sur sa propre expérience.


De nombreux malheurs, je n’en annonce que peu”
Le second récit finit ainsi (Perses, v. 429-430) :
La foule des malheurs, parlerais-je dix jours à la suite,
je n’en viendrais pas à bout devant toi.”
Enfin, on lit à la fin de son discours ( Perses, v. 513-514) :
En parlant, je laisse de côté bien des malheurs
qu’un dieu a fait fondre sur les Perses.”
Par de telles déclarations, le messager exprime son incapacité à être exhaustif parce que la réalité derrière le récit défie toute narration. Cette attitude est typique de l’épopée homérique (Iliade 2, 488-492) :
La foule, je ne saurais la raconter ni la nommer
même si j’avais dix langues, même si j’avais dix bouches,
même si une voix inaltérable, un cœur de bronze étaient en moi
à moins que les Muses Olympiennes, filles de Zeus porte-égide,
ne me remémorent combien ils étaient à être venus sous Ilion.”
Bien qu’il ait été témoin de la bataille, le messager n’est qu’un simple mortel, qui n’a pas le pouvoir des Muses et qui par conséquent est incapable d’atteindre à l’exhaustivité.
Le premier résultat de ces trois éléments est que la reine, en écoutant et en posant des questions met en place une scénographie où elle laisse au messager le soin de jouer le rôle d’un aède parfaitement conscient de sa tâche.



D’une façon remarquable, le messager mentionne la tombée de la nuit trois fois au début de son second récit. La première fois, le faux traître grec vient à Xerxès et lui révèle l’intention des Grecs de fuir “dès qu’arrivera la ténèbre de la nuit noire”



Pour mieux voir le rôle de la causalité divine dans le récit du messager, examinons son explication au début de son compte-rendu de la bataille de Salamine (Perses, v. 345-347) :
Mais ainsi un certain daimôn a détruit l’armée,
pesant dans la balance d’un sort qui ne penche pas de façon égale ;
les dieux sauvent la ville de la déesse Pallas.”
Cette image de la balance est empruntée à la scène homérique de la pesée des kères, les destins collectifs, qui ne se produit qu’une fois dans l’Iliade (8, 69-72):
Et alors le Père déployait la balance ;
il y mettait deux kères de mort douloureuse
celle des Troyens dompteurs de cavales et celle des Achéens à la tunique de bronze ;
il tira la balance par son milieu : le jour fatal des Achéens pencha.”
Le messager adopte cette image mais résume en une seule les différentes actions de Zeus qui met les sorts dans les plateaux de la balance et les pèse. Par cette fusion, le messager fait apparaître que le dieu, quand il met les sorts sur les plateaux, ne peut pas ne pas se rendre compte de leur poids, de sorte que la pesée n’est qu’un spectacle : la décision s’est déjà faite dès que les poids ont été dans la main du dieu. Pour Homère, la balance est simplement une fonction du destin, de la moira, qui est l’objet de la volonté de Zeus. Au huitième chant de l’Iliade, la victoire des Troyens est le résultat de la volonté de Zeus d’honorer Achille, comme, Thétis, sa mère, l’avait demandé. Homère objectivise en une pesée ce que Zeus décide. Chez Eschyle, au contraire, l’action d’un dieu anonyme, d’un daimôn est présentée comme s’il n’y avait plus d’objectivité dans la pesée des sorts : le dieu lui-même trafique la balance et la fait pencher où il veut. Le jugement qu’est la balance dépend entièrement de la volonté des dieux de sauvegarder Athènes. L’expression οὐκ ἰσορρόπῳ « qui ne penche pas de façon égale », comme souvent chez Eschyle, résume toute une action épique avec un seul adjectif, mais la forme négative souligne l’absence de toute impartialité. Cette réinterprétation d’une image d’Homère nous donne un indice dans la relecture de l’Iliade par Eschyle.

Bien plus, dans la bouche du messager, en considération de la taille de la flotte, les Perses auraient dû l’emporter, n’était l’action d’un dieu qui cause leur défaite. La place de cette image à elle seule est significative : le messager vient juste de dire le nombre des navires des deux camps, ce qui rend la décision du dieu d’autant plus surprenante. L’image se trouve en plus au commencement du récit, de sorte que le résultat ne peut pas être expliqué comme le fruit d’un conflit entre deux flottes. En somme, bien que l’image soit la même, la concision eschyléenne et l’ordre narratif fait ressortir l’iniquité divine qu’Homère laissait dans l’ombre. Le texte d’Eschyle n’est pas seulement une reformulation de l’épopée homérique, mais aussi une réécriture de son sens.


«… car lorsqu’un dieu
eut donné prestige aux Grecs dans le combat des navires,
ce même jour, remparant leur corps d’armes de bronze solide,
ils sautèrent de leurs vaisseaux et alentour cernèrent l’île entière.»
Le discours du messager fait allusion à l’Iliade quand le mot typiquement homérique de κῦδος « prestige, gloire » est employé. De plus, l’expression ναῶν μάχης «combat de/aux navires» au lieu de ναυμαχίας «combat naval» pourrait dans ce contexte renvoyer à la bataille autour des navires à la fin du quinzième chant de l’Iliade. La référence à ce contexte homérique est renforcée par une création verbale d’Eschyle : l’adjectif χαλκόστομος « à la bouche de bronze » dans l’expression  ἐμβολαῖς χαλκοστόμοις «par des éperonnages à bec de bronze» (Perses, v. 414) renvoie aux assauts navals des Grecs. Cette expression se rapporte aux longues gaffes «coiffées d’une pointe de bronze» κατὰ στόμα εἱμένα χαλκῷ (Iliade 15, 389) que manient les Achéens contre les Troyens (et plus tard Ajax, en Iliade 15, 677). Ces gaffes pour le combat naval avec leur pointe en bronze deviennent chez Eschyle des navires «armés d’une bouche de bronze» ou plutôt «d’un bec de bronze», leur proue renforcée de métal !
Le parallélisme entre le récit du messager et le quinzième chant nous aide à comprendre l’absence de tout nom de guerrier grec dans la bataille de Salamine. En réalité, le seul nom grec qui apparaisse est celui d’Ajax dans l’expression «île d’Ajax» (νῆσον Αἴαντος Perses 307 et 368) parce que Salamine était le lieu de culte d’Ajax. Le narrateur utilise l’expression une seconde fois quand Xerxès envoie «d’autres navires tout autour de l’île d’Ajax»



Et la conclusion de l'article, pour retrouver l'essentiel.


Il me faut à présent tirer les conclusions de cette moisson et énoncer les résultats qui s’en dégagent. Eschyle ne se contente pas de donner une couleur homérique au récit de la bataille de Salamine. Il transforme le messager en nouvel aède en le mettant dans la situation des Muses face à la reine Atossa, même si lui-même revendique plutôt la situation de l’aède, mortel incapable de tout dire. Dans ce contexte, le récit du messager est ponctué du refrain épique évoquant la ténèbre nocturne, mais cette allusion est réinterprétée dans un sens nouveau. La ténèbre n’a plus rien de sacré : le monde reçoit une organisation scientifique, où l’éther joue le rôle de temple, et où l’ordre des choses, les limites du jour et de la nuit, de la mer et de la terre ne doivent pas être transgressées, sous peine de sanction, comme l’éprouvera Xerxès qui veut combattre de nuit et sur mer. L’anthropomorphisme de l’expression « l’éclat du soleil dépérit » est caduc dans ce nouveau contexte scientifique : ces mots peuvent donc être désormais appliqués à un mortel, au roi Xerxès, qui dejour éclatant de blancheur devient un soleil flétri. Dès lors, l’action de la divinité n’est plus de suivre l’ordre du monde imposé par le destin comme chez Homère, mais au contraire de rétablir l’ordre, y compris par l’injustice. Et pour ce faire, la divinité peut modifier l’équilibre des forces, d’une façon qui ne peut que paraître inique aux victimes de cet arbitrage. Plus précisément, le récit du messager apparaît comme la reprise du chant XV de l’Iliade : le combat autour des navires devient un combat naval. Les gaffes de combat naval à pointe de bronze utilisées par les Achéens et Ajax deviennent les rostres de bronze des navires à Salamine. Dans l’Iliade, le rempart des Achéens n’était d’aucune efficacité devant les Troyens, seuls les boucliers de bronze servaient de rempart, et encore… ; dans les Perses, seuls les hommes et leurs navires servent de rempart. Bien plus, dans l’Iliade, Ajax était le véritable rempart des Achéens et il les sauve au chant XV en combattant sur les bateaux avec sa longue gaffe. Dans les Perses, l’insistance à définir Salamine comme l’île d’Ajax, le fait que ce soit le seul nom qui apparaisse du côté grec, qu’un daimôn soit apparu d’on ne sait où (alors qu’on est justement du côté de Salamine, lieu de culte du héros Ajax), et qu’intervienne unvengeur, être divin indéfini qui vient défendre éventuellement son domaine profané, tout cela laisse supposer qu’Ajax, héros divinisé, est de nouveau mais divinement, à l’œuvre dans la bataille de Salamine du côté des Grecs. Mais alors que dans l’Iliade, les Achéens étaient incapables de se défendre et que seul Ajax pouvait assurer la protection des navires, ici collectivement et anonymement les Grecs rejouent théâtralement le chant XV de l’Iliade, mais en en inversant l’issue. Xerxès donc qui se rêvait comme un nouvel Hector (à qui dans l’Iliade est promise la victoire jusqu’à ce que le soleil se couche), parce qu’il transgresse l’ordre des choses en voulant combattre de nuit,  est désormais vaincu. Il pourra, à la fin de la pièce, apparaître, vivant mais déshonoré, à la cour de Suse. La référence à Homère sert donc bien au messager à construire le drame tragique et l’effondrement du « héros » vaincu, Xerxès.


Hommages au Feu

Sur le site des amis d'Henri Barbusse on trouve quelques ressources intéressantes. Voici par exemple un petit texte de Philippe Baudorre mettant en valeur de manière convaincante la dimension artistique du roman.


HOMMAGES du 15 juin 1996. ALLOCUTION de Philippe BAUDORRE

L'impact du Feu, vous le savez, a été considérable. Je voudrais simplement m'arrêter sur un élément qui permet d'en comprendre les raisons: sa force de représentation du réel. Ce que Le Feu donne à voir et à entendre.

Ce livre a fait voir la guerre à ceux qui en étaient éloignés, qui ne savaient pas, qui ne pouvaient pas se représenter une réalité qui dépassait toute imagination. Il l'a rendue ainsi visible pour eux, pour nous, pour tous ceux qui viendront mais aussi, et peut-être d'abord, pour ceux qui depuis des mois étaient dans les tranchées. Les témoignages les plus bouleversants, dans les lettres reçues par Barbusse, ne sont pas ceux qui lui disent : « En vous lisant, j'ai reconnu ce que je voyais depuis des mois » mais « En vous lisant j'ai vu ce qui m’entourait depuis des mois et que je n'avais pourtant jamais vu auparavant ». Le Feu, tel un appareil photographique, fixe les images de la guerre ; c'était le souci de Barbusse demandant à sa femme un appareil Kodak pour « fixer les physionomies et les événements extraordinaires que je vis ici ».
Mais plus que photographe, Barbusse est surtout peintre ; son œuvre éduque le regard, forme le regard, accomplissant ce que Paul Klee fixait comme objectif à la peinture et à l'art en général : « La grandeur de l'œuvre d'art n'est pas de montrer le visible mais de rendre visible ».
Le Feu donne aussi beaucoup à entendre : Barbusse est un œil mais aussi une oreille, un appareil enregistreur d'une grande sensibilité, fasciné par les mots, les accents, les voix. Les plus grands stylisticiens, Léo Spitzer ou plus près de nous Henri Mitterrand, ont étudié la langue du Feu comme un extraordinaire témoignage de la langue populaire, de l'argot des tranchées, mais tous ont souligné que l'essentiel était beaucoup plus profond ; Barbusse ne se contente pas de plaquer quelques expressions pittoresques pour créer l'illusion du vrai : il a su capter les inflexions de voix, le rythme des phrase, les accents, les intonations, et les rendre dans une prose qui n'est pas une plate transcription de l'oral mais son équivalent musical, cette "petite musique" qu'un autre de nos grands stylistes, Louis-Ferdinand Céline, a passé sa vie à chercher, et qu'il avouait avoir trouvé chez Barbusse. Il peint les hommes par leur langue, dans leur langue ; la voix ou plutôt les voix des soldats nous parviennent dans leur grande variété, leurs nuances, et cette polyphonie est la plus pure expression de leur esprit, de leur courage, de leur résignation, de leur âme.
« Roman, poème, épopée, Le Feu est donc d'abord une œuvre d'art », écrivait, il y a dix ans, Jean Relinger. C'est ce que j'ai voulu rappeler aujourd'hui. Comme tout grand artiste, Barbusse a su miraculeusement exprimer ce qu'en 1916 personne n'avait encore exprimé ou même perçu et ce, sans bénéficier d'aucun recul, en restant au cœur de l'événement. Si Le Feu échappe à son époque. ce n'est pas seulement parce que des guerres aussi sauvages, aussi absurdes que celle qu'il nous donne à voir continuent à ensanglanter le monde, c'est aussi parce que Barbusse, comme tout véritable artiste, y saisit notre souffrance, notre misère, notre pauvre condition humaine et les transfigure, retourne la blessure en force, la déchéance en dignité, la destruction en création. Telle est la réussite et la grandeur du Feu, telle a été aussi la grandeur de Baudelaire, un des artistes français dont Barbusse a peut-être été le plus proche.
En lisant de nombreux passages du Feu, on pense au grand et terrible poème des Fleurs du mal : « Une Charogne ». Mais il ne faut pas chercher dans ces deux œuvres une complaisance morbide ; il faut y voir au contraire le courage d'artistes qui regardent en face la misère de l'homme et ont le courage de l'assumer jusqu'au bout, jusqu'à la métamorphoser en art. Je voudrais, pour terminer, rappeler la dernière strophe d'un autre poème de Baudelaire, « Les Phares » :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
 Le Feu a bien été cet "ardent sanglot" et reste aujourd'hui encore "le meilleur témoignage […] de notre dignité".

Céline, Baudelaire, pourquoi pas ? A chacun de juger ! Voici l'adresse de l'article pour retrouver le site :