Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

dimanche 22 septembre 2013

Se représenter des séries de sensations de qualités diverses

Etude de l'extrait de l'extrait de l'Essai sur les données immédiates de la conscience donné à commenter lors du test de rentrée.

« Bref, lorsque le déplacement de mon doigt le long d’une surface ou d’une ligne me procurera une série de sensations de qualités diverses, il arrivera de deux choses l’une : ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement, mais elles se succéderont alors de telle manière que je ne puisse, à un moment donné, me représenter plusieurs d’entre elles comme simultanées et pourtant distinctes ; — ou bien je discernerai un ordre de succession, mais c’est qu’alors j’ai la faculté, non seulement de percevoir une succession de termes, mais encore de les aligner ensemble après les avoir distingués ; en un mot, j’ai déjà l’idée d’espace. L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l’espace, et ne saurait être employée à le définir. »

Dans ce passage, Bergson récapitule et conclut l'argumentation du § 19 de l'Essai. Il reprend l'exemple du début du paragraphe, celui du déplacement d'un doigt le long d'une surface, un mur ou le plateau d'une table, ou d'une ligne, une arête, le bord d'une couverture de livre.
Voici comment les choses étaient présentées au début du § 19 :
« Quand, les yeux fermés, nous promenons la main le long d'une surface, le frottement de nos doigts contre cette surface et surtout le jeu varié de nos articulations nous procurent une série de sensations, qui ne se distinguent que par leurs qualités, et qui présentent un certain ordre dans le temps.»
S'il faut fermer les yeux, c'est sans doute pour mieux prêter attention à la sensation tactile, comme l'aveugle-né de Diderot.

Le choix de cet exemple est apparemment assez indifférent. Il s'agit de sentir quelque chose au bout des doigts, par le toucher. Il s'agit donc d'un exemple de sensation représentative et non affective, comme le fait d'éprouver de la douleur. Et ce n'est pas l'expérience de quelque chose de très complexe comme l'émotion ressentie dans une crise de fureur. Ce n'est pas non plus l'expérience de quelque chose d'inétendu et d'intangible mais bien la découverte ordinaire d'une portion tangible d'étendue matérielle. Ce que nous faisons quasiment en permanence à l'état de veille. Les sensations du toucher évoquées ne sont que des états simples, de nature et d'intensité variables.

Le § 20 reprendra l'exemple du toucher, sous une forme modifiée. Le déplacement physique du doigt sera en effet remplacé par le déplacement imaginaire d'un point sur une droite ou dans un plan. Le sens du toucher sera ainsi remplacé par celui de la vue.
Voici le début de cette nouvelle argumentation :
« Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer, puisqu'il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle pour lui la forme d'une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu'il pût s'élever en quelque sorte au-dessus de la ligne qu'il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par là même il formerait l'idée d'espace, et c'est dans l'espace qu'il verrait se dérouler les changements qu'il subit, non dans la pure durée

Et notons encore que les résultats de toute cette argumentation, tant sur la vue que sur le toucher, seront mobilisés au début du chapitre III, avec l'expérience de pensée de la courbe MOXY qui fournit en quelque sorte l'enjeu lointain mais décisif de toutes ces analyses.

Revenons pour l'instant à cette fin de § 19 et à l'expérience tactile. Pour l'expliquer, il est souhaitable de mobiliser d'entrée de jeu l'expression de « données immédiates de la conscience ». Le terme de « sensation » y invite. En tant que simple réception d'un donné, la sensation est une telle donnée immédiate, antérieure à l'expression par des mot et dépourvue de compréhension théorique. Or ce qui nous intéresse dans ce passage n'est pas une seule sensation mais une « série » de sensations, consécutives au déplacement du doigt. Et c'est bien la série elle-même qui est une donnée immédiate de la conscience, tant que je poursuis mon mouvement et ressens quelque chose sous mon doigt.
Dans l'expression « série de sensations de qualités diverses » le singulier et le pluriel se conjuguent. Le terme de « série » est toutefois pris dans son sens le plus ordinaire, pour évoquer la pluralité des sensations mais aussi leur continuité, le fait qu'elles se soient enchaînées et forment un tout. Le doigt parcourt le plateau de la table, rencontre le bord poursuit son mouvement le long de l'arête. C'est bien une série de sensations, depuis l'instant où le doigt se pose et se met à glisser jusqu'à l'instant où il s'arrête. L'unité en question est réelle et indiscutable, étant celle du déplacement achevé du doigt sur la surface. La pluralité est non moins réelle, étant celle de la diversité des impressions qui se sont succédé.

Notre passage est à l'évidence une reprise de l'opposition des deux types de multiplicité, quantitative ou qualitative, précédemment évoquée à l'aide de plusieurs situations de la vie ordinaire, comme le fait d'écouter les sons produits par une cloche.
Alors, Bergson disait, en utilisant la même formule introductive, « de deux choses l'une » : « Ou je retiens chacune de ces sensations successives pour l'organiser avec les autres et former un groupe qui me rappelle un air ou un rythme connu : alors je ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l'impression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi. Ou bien je me propose explicitement de les compter, et il faudra bien alors que je les dissocie, et que cette dissociation s'opère dans quelque milieu homogène où les sons, dépouillés de leurs qualités, vidés en quelque sorte, laissent des traces identiques de leur passage
Le doigt parcourant la surface n'éprouve qu'une série de sensations, mais celle-ci peut apparaître de deux manières à ma conscience. « ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement […] ou bien je discernerai un ordre de succession ». Ou la durée qui est seulement de la durée : la durée pure ; ou la durée à laquelle se mêle quelque chose, une autre façon de se représenter la série, ordonnée, dans un milieu homogène, bref« j’ai déjà l’idée d’espace » : la durée spatialisée.

La spatialisation de la durée fait intervenir dans la perception de la durée deux propriétés phénoménales qui n'ont rien à y faire.
D'une part, la réversibilité du parcours. Le début du § 19 soulignait cette possibilité physique du mouvement du doigt glissant dans une direction donnée, de s'arrêter et de glisser en sens contraire « l'expérience nous avertit que cette série est réversible, que nous pourrions, par un effort de nature différente (ou, comme nous dirons plus tard, en sens opposé) nous procurer à nouveau, dans un ordre inverse, les mêmes sensations ». Maintenant il s'agit d'une représentation ou projection de cette possibilité de retour en une propriété, la réversibilité Quand j'ai sous les yeux une ligne, je peux la parcourir de droite à gauche ou de gauche à droite. Quand j'aligne mentalement des instants, je peux passer de l'un à l'autre, du premier au dernier, ou remonter le temps, du dernier au premier. Mais cette réversibilité, contraire à toute expérience de la durée, est une fiction, une idée littéralement fausse. Retourner sur ses pas, dans la rue d'une ville, ce n'est pas refaire à l'identique l'expérience d'une série de sensations, cette fois à rebours, c'est éprouver une nouvelle série de sensations. Temporellement parlant il n'y a strictement aucune possibilité de progression rétrograde, de répétition à l'identique, de remontée à l'identique.
Puisque celui qui éprouve les sensations change avec le temps, il ne peut donc absolument pas éprouver de fois de suite la même chose ou bien reprendre son expérience en la déroulant en sens inverse. La première fois il découvre la surface de la table lisse et tiède, avec une éraflure puis une petite bosse près du bord, la seconde fois il redécouvre – c'est-à-dire qu'il ne découvre plus du tout mais reconnaît – la table lisse, tiède, et la petite bosse ainsi que l'éraflure.
Pouvoir « à un moment donné, [se] représenter plusieurs [sensations] comme simultanées et pourtant distinctes », c'est abolir le successif au profit du co-extensif. C'est nier le passage comme pure mobilité et introduire de l'homogène dans le « cadre » temporel.
Bergson lie la spatialisation à la transformation du temps en un milieu homogène. Et il fait commencer la spatialisation non avec la réversibilité des sensations mais avec la simple mise en ordre des sensations. Quand je suis attentif à la succession des sensations éprouvées, l'une suit l'autre, l'une s'enchaîne à l'autre. Et je suis bien sûr conscient que l'une est avant l'autre. Ou que l'autre est après l'une. C'est leur différence qualitative qui me permet de me les représenter comme distinctes et successives. Instaurer un ordre de succession est une autre opération mentale. Dans cette façon de se représenter les choses, la durée pure est perdue car les sensations font l'objet d'un alignement imaginaire, d'une représentation où elles sont simultanées. Cette façon de les distinguer les unes des autres est une façon de les placer dans une chronologie, d'en figer le mouvement alors quelles m'étaient apparues comme mobiles. Considérons trois termes d'une chronologie. L'instant 1, avec la sensation 1(petit creux à la surface de la table), précède l'instant 2, avec la sensation 2 (éraflure), qui précède l'instant 3, avec la sensation 3 (petite bosse). Je n'ai aucun mal à concevoir que l'instant 1 précède l'instant 3, même si c'est rigoureusement faux dans la perspective de la simple succession. Car c'est la sensation de l'éraflure qui précède la sensation de la petite bosse, non la sensation du petit creux qui déboucherait sur la sensation de la petite bosse. J'ai introduis sans m'en rendre compte de la transitivité dans ma représentation de la durée pour pouvoir affirmer que les instants se précèdent. Dans mon vécu, il a bien une succession, mais pas un tel ordre de succession et si l'on « reprend le film » comme on dit vulgairement, c'est une fois passée la série de sensations grossie de la sensation du petit creux puis de l'éraflure que j'ai éprouvé la petite bosse.
En se prolongeant, la série de sensations se métamorphose.

Puis-je me représenter un ordre de succession dans la durée pure ? Non, seulement une succession. Car la succession de deux sensations n'est en rien une mise en ordre rudimentaire de ces sensations, plaçant l'une par rapport à l'autre ! C'est tout au contraire la conscience de la disparition de l'une quand l'autre s'impose à ma conscience ! Rien de plus et rien de moins. Rien de plus, aucun ordre ou repère ayant sa place dans une chronologie ; rien de moins, car la durée pure est capacité à retenir dans sa mémoire une impression finissante au moment où s'impose à moi une nouvelle impression qualitativement différente. Pas de juxtaposition dans la durée pure mais un enchaînement des sensations en une série fluide et, pourrait-on dire, vivante.

Bergson avait annoncé son idée maîtresse d'une opposition radicale de la durée pure, hétérogène par essence, et de la durée spatialisée, homogénéisée, « Il y a (...) deux conceptions possibles de la durée, l'une pure de tout mélange, l'autre où intervient subrepticement l'idée d'espace ». Il avait même ajouté à la formulation de l'opposition une précision sur les conditions me permettant de me situer dans la durée et non le temps spatialisé, me laisser porter par mes sensations, me laisser vivre sans vouloir dominer ce qui m'arrive à la conscience. « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieur ». Ainsi il soulignait la continuité du flux temporel sous le mode de l'épreuve de la durée pure. Pour le moi qui n'a pas à faire quelque chose, qui n'a pas à établir d'ordre entre les choses, qui n'a pas à profiter de la situation, la distinction des sensations n'est pas une distinction réelle concernant des objets déterminés, seulement la distinction d'impressions qualitatives à nulles autres pareilles.

Tirons de la lecture de ce passage une conclusion différente de celle de Bergson.
Si on replace le texte dans son contexte, on voit que notre auteur poursuivait un but précis, qu'il voulait à ce moment du chapitre II, dénoncer un cercle vicieux dans le raisonnement des empiristes, de « l'école anglaise » tout particulièrement. A quoi renvoie l'emploi de cette expression ? Sans doute moins à l'empirisme de Locke ou aux célèbres réflexions de Hume sur la nature humaine qu'à la pensée pragmatique de John Stuart Mill, cité dans l'Essai. Bergson se méfie de la réduction des idées de temps et d'espace à des catégories mentales opérée par cette école. Il veut mener son analyse tout en restant le plus attentif possible aux données immédiates de la conscience. Cette visée propre du texte, savoir si les thèses empiristes sont correctes ou non, n'est pas pour nous l'essentiel.

L'enjeu moral relatif à ce bref passage du § 19 comme à l'ensemble des textes évoquant l'expérience du mouvement local demeure en revanche capital dans l'optique du programme de cette année : nous avons tendance à nous représenter l'espace comme un milieu et même comme un milieu homogène ; dans ce milieu nous baignerions en permanence ou nous nous déplacerions de manière absolument contrainte, en vieillissant ; plus nous l'homogénéisons, sans parfois nous en rendre compte, et plus nous renforçons l'illusion comme quoi l'ensemble du passé, déjà dessiné, détermine l'ensemble du futur, ce qui reste à dessiner. Cette dernière idée est particulièrement discutable et c'est à une critique du déterminisme que le bergsonisme nous conduit.
L'idée de prédestination est la représentation d'une vie conçue non pas comme simple succession d'instants mais comme ordre rigoureux de succession ! Elle suppose que la vie soit en quelque sorte représentée comme une ligne, avec ses repères ultimes, l'instant de la naissance et celui de la mort. Elle repose sur l'hypothèse séduisante mais fausse que les instants sont tous causalement liés, qu'ils soient déjà vécus ou bien même qu'ils restent à vivre. Il y aurait pour une intelligence suffisamment puissante la possibilité de prévoir ce qui va arriver en s'appuyant sur ce qui s'est déjà passé, car, pour cet esprit, les moments qui nous apparaissent successifs sont figurés dans la simultanéité, chacun étant stabilisé et lié rigoureusement, logiquement, à tous les autres. C'est donc la spatialisation de la durée qui pose problème.
Insistons encore sur l'usage des mots et le piège qu'ils constituent. Parce que ce sont des cadres arbitraires plaqués sur le réel, comme des étiquettes, les mots dans lesquels nous pensons nous poussent très souvent à accepter des idées sommaires ou bien à consolider des préjugés au lieu de nous en méfier.
Attention en particulier à une rhétorique, dont le discours de Bergson n'est pas exempt. D'une part l'usage de termes dépréciatifs comme « subrepticement » dans la proposition « intervient subrepticement l'idée d'espace » donne l'idée d'un piège. Quoique de bonnes surprises peuvent également survenir de manière subreptice. L'usage du simple adjectif pur, pour signifier « seulement », dans l'expression « durée pure » ou, comme le dit Bergson, « pure durée » voire « durée toute pure », peut également être tendancieux. L'amalgame se fait entre le pur et l'authentique ou le véritable. La durée pure serait ainsi dotée d'une aura particulière, parce qu'elle ne serait pas contaminée par quelques impuretés.
Il suffit de grossir le trait, d'utiliser ironiquement le verbe « contaminer » par exemple, pour que l'expression se dégonfle. Bergson constate que nous spatialisons la durée dès que nous faisons intervenir une chronologie pour mieux nous situer et situer dans le temps les choses dont nous avons conscience, en nous et hors de nous. Il ne dit pas que c'est mal de le faire. Il ne dit pas qu'il vaudrait mieux ne pas le faire. Il ne pense même pas qu'on peut habituellement ne pas le faire.

Revenons à l'usage de l'expression « temps vécu » pour lire et expliquer les textes de Bergson. Il nous faut alors être aussi rigoureux que lui. On a pu lire dans des manuels écrits à la hâte une opposition au « temps scientifique » (sic) valant condamnation de la science [qui, comme chacun sait, « ne pense pas »], de fausses évidences comme « le temps vécu est totalement subjectif » ou « il s'agit d'une grandeur intensive » et des amalgames « la conscience, le vécu, la durée, sont constitués de ce mouvement de différenciation permanente, constante, qualitative et non quantitative ». Attention.
Exprimons-nous plutôt comme Bergson. De deux choses l'une ou bien le temps sera vécu comme durée ou bien il sera vécu comme temps spatialisé. Et ajoutons immédiatement la précision suivante : dès lors que dans notre conscience une succession de sensations, d'émotions ou d'idées ne sera pas perçue seulement comme une succession mais sera comprise comme succession s'ordonnant clairement dans le temps, alors le temps vécu sera spatialisé. Toute considération chronologique – que la chronologie en question soit historique ou imaginaire, spéculative ou affective – ainsi que toute mise en ordre des impressions dans une fin pratique – aller faire ses courses, répondre à une question de son voisin, s'interroger sur la possibilité d'être en retard à un rendez-vous – fait basculer la conscience d'un état dans un autre, de l'état où elle se laisse vivre à l'état où elle essaie de dominer ce qu'elle éprouve. Et alors c'est à du temps vécu spatialisé non à la durée pure que nous nous référons.
Bref c'est une erreur radicale que d'établir l'équation temps vécu = durée pure et une stupidité que d'affirmer qu'il s'agirait d'une évidence. Le temps vécu du narrateur de Sylvie, mêlé de fantasmes du XVIIIe siècle ou d'un temps archaïque, n'est pas la durée pure ; le temps vécu par Clarissa n'est sauf à de rares moments pas non plus la durée pure, car elle ne se laisse presque jamais laisser vivre, n'a pas le loisir de laisser ses diverses sensations et émotions se succéder en elle, poétiquement. Car elle regarde le monde avec une grande intelligence, une terrible puissance d'analyse.

Ajout de dernière minute

Un parallèle est possible entre ce passage du § 19 et une analyse d'un pionnier de l'empirisme et de la pensée matérialiste, Thomas Hobbes. Ce dernier, dans son De Corpore (1655) prend l'exemple de la sensation tactile pour illustrer sa thèse sur le rapport du donné et de la conscience, partie IV, chapitre 25.
D'une part, contre une métaphysique spiritualiste, il établit en général ce qu'il faut entendre par le terme de « sensation » si l'on veut en faire le principe de notre rapport au monde, la source de nos connaissances. La sensation n'est pas le produit de la sensibilité conçue comme une mystérieuse faculté représentative capable de nous en rapport avec la vérité du monde, ni la simple « réaction à une excitation externe ». Car « si une représentation se formait […] par simple réaction, elle s'évanouirait aussitôt avec l'éloignement de l'objet » ou encore « les corps sentiraient sans jamais avoir le souvenir d'avoir senti ». La sensation est un pouvoir de distinguer et de comparer auquel s'adjoint une mémoire, « un acte de mémoire seul capable de rapprocher l'avant et l'après et de les distinguer ».

D'autre part, il applique cette réflexion au cas du toucher. Nul ne peut avoir conscience de qualités sensibles sans mémoire. « Car bien qu'on touche plusieurs choses en un point unique, on ne peut cependant les saisir sans le flux d'un point, autrement dit sans un temps ; mais sentir le temps requiert la mémoire ». Il ne faudrait donc pas souscrire à une sorte d'atomisme temporel, la sensation étant toujours celle d'un « flux » pour reprendre ce terme qui veut dire la même chose que celui de série dans le texte de Bergson. Toute perception, du caractère lisse de la surface, d'une éraflure ou d'une petite bosse n'est perceptible que grâce au mouvement et à ce que ce mouvement déclenche en moi, un acte de mémoire.

jeudi 19 septembre 2013

Corrigé du test de rentrée, commentaire du chapitre X de Sylvie

Sylvie, X. Le Grand Frisé, début du chapitre

« J’ai repris le chemin de Loisy ; tout le monde était réveillé. Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville. Elle me fit monter à sa chambre avec toute l’ingénuité d’autrefois. Son œil étincelait toujours dans un sourire plein de charme, mais l’arc prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient modernes, une glace à bordure dorée avait remplacé l’antique trumeau, où se voyait un berger d’idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit à colonnes chastement drapé de vieille perse à ramage était remplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèche ; à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avait des canaris. J’étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais rien du passé. « Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd’hui ?… dis-je à Sylvie. — Oh ! je ne fais plus de dentelle, on n’en demande plus dans le pays ; même à Chantilly, la fabrique est fermée. — Que faites-vous donc ? » Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince. « Qu’est-ce que c’est que cela ?C’est ce qu’on appelle la mécanique ; c’est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. — Ah ! vous êtes gantière, Sylvie ?Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment ; mais je ne fais rien aujourd’hui ; allons où vous voudrez. » Je tournais les yeux vers la route d’Othys : elle secoua la tête ; je compris que la vieille tante n’existait plus. Sylvie appela un petit garçon et lui fit seller un âne. « Je suis encore fatiguée d’hier, dit-elle, mais la promenade me fera du bien ; allons à Châalis. »

Le passage soumis au commentaire forme un ensemble assez bien délimité. Aucune action particulièrement dramatique ni aucune tragédie soudaine ne s'y déroulent, mais néanmoins un puissant effet s'en dégage. Car, comme nous le verrons ce texte nous parle avec sensibilité qu'une rencontre, ou plutôt de l'échec d'une rencontre.

L'explication de ce passage ne peut se contenter de vagues propos sur l'art nervalien de désigner les temps agrémentés de considérations psychologisantes : le narrateur vit dans le passé et développe un état d'esprit nostalgique. Il est mal à l'aise, il est même carrément déprimé.
Ce genre de lecture serait extrêmement superficiel.

Une autre erreur serait de se référer au "temps vécu" sans lire attentivement les renseignements fournis par le narrateur. S'il peut être question de temps vécu, ce n'est pas au début de notre étude, mais à sa fin. Quand, ayant compris ce qui se joue dans cette scène, dans la chambre puis lors de la conservation avec Sylvie, nous serons en mesure de relancer le questionnement.
Vouloir amener une réponse, avant que d'avoir compris ce qui mérite d'être questionné, voilà encore une façon de faire déplorable.

Commençons notre lecture.
Le passage semble bien s'articuler autour de la confession, « J’étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais rien du passé ». Mais au lieu de se lancer dans une enquête psychologique et de prescrire du Prozac au narrateur, mieux vaut se poser la question du sens de cette volonté (quitter la chambre) et de ce jugement (ne rien retrouver du passé). Car l'une et l'autre posent problème. Le narrateur n'est en rien pressé de quitter Sylvie, mais semble la fuir en voulant sortir de sa chambre. Il est avide d'un passé mais pas du passé, d'un passé qui n'est peut-être qu'imaginaire. En effet, comment peut-il croire que les choses ont changé quand c'est au contraire la permanence des objets et de Sylvie elle-même qui est remarquable ?
Considérons le visage de Sylvie, emblématique de toute sa personne. Il s'offre au narrateur conformément au souvenir qu'il avait gardé d'elle ! Sylvie est aussi belle qu'hier ; «  son œil étincelait toujours dans un sourire plein de charme ». Certes quelque chose a changé, mais rien d'objectif, «l’arc prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux  » ; non seulement le changement est épisodique, mais il est aussi subtil, concernant uniquement l'arc des sourcils. Le narrateur a l'impression, encore vague, qu'un trait du visage, de temps en temps, accuse un sérieux que Sylvie n'avait pas auparavant, trois ans plus tôt. Il s'imagine qu'elle est parfois plus sérieuse. C'est bien à un travail de l'imagination, à un sérieux imaginaire, que renvoie cette courbure de l'arc des sourcils.

Il est question de modernité dans cet extrait de texte. La modernité se conjugue, croit-on savoir avec la science, la technique industrielle et la puissance de l'argent. Mais, dans une époque pré-industrielle, au tout début de la modernisation des cadres de vie, elle existe déjà. Et alors elle donne par instant aux choses un air nouveau, un aspect différent. Ces choses demeurées simples sont "pourtant modernes". La modernité n'est pas comme la solidité une qualité des choses, mais quelques chose d'autre qui est apporté par le regard, qui jaillit d'une interprétation du réel. 

Nous tenons là une sorte de clé de lecture. La description est symbolique. La permanence des choses et des êtres est le fond sur lequel peut apparaître d'infimes modifications. La modernité est le résultat de ses impressions, conjuguées en un jugement de valeur. Ce qui est déstabilisant pour le narrateur ce n'est pas que le passé soit résolu, que le temps ait fait son œuvre en vieillissant les personnes et en usant les choses, mais qu'une évolution se soit produite, et que, par conséquent, le présent toujours pas stabilisé puisse contenir en germe des ruptures bien plus significatives encore. Le narrateur n'est pas nostalgique, si l'on tient vraiment à faire de la psychologie, mais anxieux. Il s'inquiète de ce que peut lui réserver l'avenir. Des signes avant-coureur lui font croire au pire.
Pourquoi veut-il quitter la chambre ? Pour échapper à ces impressions qui l'inquiètent, pour ne plus penser à ces mutations à venir qu'il pressent et n'espère pas ! Car, comme on dit vulgairement, il ne veut pas « tourner la page ». Pourquoi ne retrouve-t-il rien du passé dans la chambre de Sylvie ? Parce que, dans son esprit, la force des impressions est telle qu'elle occulte bientôt la sensation première, celle du maintien des choses. Son jugement est impitoyable. Il saisit le moindre signe pour déceler ce qui dans ces choses est soumis à un facteur d'évolution. Celle-ci se fait certes en douceur, degré par degré. Mais elle semble inléluctable. Suivant un mécanisme psychologique bien connu, l'esprit du narrateur s'appuie sur des indices infimes, cherche à confirmer ses alarmes d'abord vagues puis de plus en plus précises et réussit donc fort bien à attiser ses craintes.

Appliquons cette clé de lecture à l'ensemble de la description de la chambre. Le narrateur affirme d'emblée que « la chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient modernes ». Il note ainsi la permanence du plus important, la simplicité de Sylvie, comme fond sur lequel vont se dévoiler ou se détacher les traces de changement, les germes de rupture, bref la modernité redoutée.
En commençant par la fin de la description, entrons dans l'analyse des détails.

Les canaris, en place des fauvettes. Tout est là comme hier, la cage près de la fenêtre, des oiseaux dans la cage. Mais ce ne sont plus des fauvettes (de l'ordre des Sylviidés), ce sont désormais des canaris ou serins des Canaries (de la famille des Fringillidés) qui occupent la cage !
En quoi est-ce remarquable ? Avec sa couleur jaune, le canari est plus voyant que la fauvette, pas nécessairement plus beau. Il chante bien, mais pas mieux que d'autres comme le pinson ou le rouge-gorge ! Le remplacement de l'un par l'autre symbolise en fait un changement d'époque. Hier les paysans posaient de la glu dans les arbres et capturaient des passereaux, des pies, des merles. Désormais il existe un marché des oiseaux d'importation. Ce ne sont plus seulement les nobles ou les riches bourgeois qui peuvent s'acheter un oiseau exotique, une perruche ou un perroquet. Dans le Valois, la vogue des oiseaux venus de loin s'est développée. Sans doute depuis peu, et essentiellement par l'activité de personnes qui se livrent à l'élevage de leurs propres oiseaux à titre de passe-temps, imitant en cela les nobles du XVIIe et les bourgeois du XVIIIe siècle.
Pour avoir remplacer les fauvettes par des canaris, Sylvie n'est en rien coupable. La nouvelle espèce chante aussi bien voire mieux que l'ancienne. Elle est néanmoins symbolique de la modernité, comme époque qui ne s'encombre pas des traditions et où se démocratisent des activités plaisantes comme le sport, la lecture, la musique savante ou l'ornithologie.

La couchette en noyer avec sa flèche à la place d'un lit à baldaquin. Là encore la différence est subtile. Et Sylvie n'a commis aucun crime de lèse-majesté en choisissant le mobilier moderne contre le plus ancien. Au contraire la permanence est accusée, doublement. Par l'essence dans laquelle est faite la couchette : le noyer, bois rustique s'il en est. Dans les grandes villes, chez ces parvenus qui ont lancé la mode « empire » les couchettes ou banquettes sont en bois exotique, en diverses sortes d'acajou. Mais dans la chambre d'une demoiselle du Valois, c'est le bois local qui reste employé. Par le maintien d'un dais minimal. Les formes ont évolué, copiant la mode de l'antique. Mais la permanence est encore nette. Si le baldaquin, « chastement drapé de vieille perse à ramage», fait partie de l'histoire ancienne, il est d'une certaine manière conservé en étant remplacé par une structure plus légère, par le rideau accroché à la flèche de laiton, en tête du lit ! Ce qui est ainsi appréhendé par le regard du narrateur est ce syncrétisme des formes et des matières, l'adaptation des choses au goût du jour. Ceux qui, comme Sylvie, ont quelques moyens peuvent troquer leurs vieux meubles pour de plus modernes, moins rustiques, mais pas forcément plus confortables.

La première chose remarquable est aussi la première aperçue par le narrateur : le miroir doré qui a remplacé le vieux trumeau et son « berger d’idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose ». Là le changement semble plus marqué. La dorure même des bords de la glace peut apparaître suspecte : signe d'une conversation à une esthétique du paraître et même du voyant. Du « bling-bling » dit-on aujourd'hui. Mais miroir comme panneau de bois décoré sont fondamentalement un seul et même dispositif. Ce sont des objets dans lesquels nous projetons notre regard et qui nous permettent une identification. Le miroir me permet de reconnaître ma propre image ; le trumeau avec son décor me donne à voir l'image idéalisé à laquelle il m'est permis de m'identifier. Avec l'un je me découvre comme je suis et doit apparaît aux autres. Avec l'autre je découvre qui je peux être, berger ou bergère, amant ou amante, poète ou muse. Là encore les choses sont subtiles. Le miroir n'est pas un instrument du diable. Ce n'est pas un artifice qui suscite immédiatement un réflexe narcissique. C'est toutefois un objet qui n'est pas neutre en ce qu'il participe d'un esprit neuf, récemment découvert ou revendiqué par de fortes personnalités, celui qui avec le romantisme instaure la primauté du « je » sur la société, défend la revendication à l'émancipation des individus. Le trumeau lui-même n'était pas un décor innocent. L'identification à une fiction, celle du chevalier servant, a pu faire perdre la tête à Don Quichotte ! Mais force est de constater que l'esthétique en bleu et rose des bergers et bergères d'Arcadie ne fait plus rêver que de rares personnes au début du XIXe siècle. Bientôt les romans au goût du jour, un peu moins chastes ou vertueux, vont formidablement se répandre et considérablement influencer les esprits, suscitant dans les campagnes des crises de bovarysme !

Les impressions font donc système. Elles se confirment mutuellement. Sylvie est toujours aussi simple, mais elle subit l'influence d'une époque qui aime la nouveauté, l'art, la légèreté, l'exotique, le confort.
Le narrateur résiste sans doute à ces influences, cultivant contre la majorité de ses concitoyens, un amour du XVIIIe siècle, voire du passé plus lointain et archaïque. Que signifie donc la chambre ?
Dans les rêves du narrateur, elle évoque le mariage mystique, l'amour platonique avec Sylvie, le jeu des épousailles du chapitre VI. Elle est alors le lieu de la rencontre des cœurs et des esprits. Mais la chambre moderne n'est pas un tel écrin. Il n'est pas fait pour la réitération des promesses. Au contraire, Sylvie échappe au narrateur en s'autonomisant, en acquérant de la valeur pour son entourage, en devenant une femme à marier, même si elle est pour l'instant toujours demoiselle. La fin du chapitre lui dresse une couronne de lauriers, elle est devenue une « fée industrieuse ». Mais cela veut dire qu'elle n'est plus la fée des contes de fées auquel le narrateur jadis a rêvé de l'identifier.
La modernité c'est un ensemble de choses matérielles et non matérielles. Mais attention à ne pas forcer le trait. En France, dans les campagnes, à cette époque, il ne s'agissait aucunement du triomphe de la révolution industrielle, comme en Angleterre, mais seulement de ses prémisses. Une seule chose est évidente, la chute de l'ancien monde. Ce qui se voit c'est le déclin de certaines habitudes et l'émergence de nouvelles. Ce qui se constate c'est le changement des goûts et des aspirations du plus grand nombre. Dans le Valois les paysans cultivent toujours la terre, mais les « fabriques » ont fermé. Hier elles s'étaient multipliées, regroupant dans leurs murs des activités nécessitant de la main d'œuvre, comme la production de la dentelle. Aujourd'hui elles sont vides car cette production n'a pas été maintenue. Cela ne veut pas dire que toute activité complémentaire à l'agriculture a disparu, mais qu'elle s'est ré-orientée. Et si elle l'a fait, ce n'est pas parce que des ordres sont venus d'en haut, impulsés par les nouveaux maîtres de la France, mais parce que le marché (au sens contemporain de lieu où les marchandises se vendent et s'achètent librement) est en train d'opérer une crise et de restructurer l'offre en répondant au mieux à la demande ! Sous l'Ancien Régime la dentelle était une activité lucrative, pour quelques privilégiés ayant le monopole de la vente. Chez eux ou dans les fabriques concentrant la force de travail, les ouvriers et ouvrières étaient exploités pour un salaire de misère. Ils étaient même obligés de produire sous peine de lourdes sanction. La dentelle, c'était le bagne au quotidien, le travail forcé pour le tiers-état. La libéralisation du marché a depuis fait son œuvre, fort utile. Pourquoi dire ou penser ses « ravages » ? Maintenant les ouvriers qui ne sont plus corvéables peuvent choisir leur activité. Ils peuvent se mettre, comme Sylvie, à faire des gants pour les bourgeois et les snobs de tout poil. Et même s'ils ne s'enrichissent pas énormément, ils font plus que survivre. Leur travail leur permet l'aisance qu'ils n'avaient encore jamais connue. C'est le progrès, incarné par la « mécanique » même si cet objet de fer n'est qu'une vulgaire pince. Sylvie n'est pas l'ouvrière d'un système industriel, mais l'ouvrière d'un système de production resté artisanal. Le point décisif, toutefois, est dans l'esprit moderne qui a triomphé, permettant à Sylvie de dire en toute innocence « je ne fais plus de dentelle, on n’en demande plus dans le pays » ou encore « Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment ». Comme si la chrématistique n'était plus une mauvaise chose. Comme si la loi de l'offre et de la demande allait maintenant régner sur la société pour les siècles des siècles.

Que dit le narrateur au début de son récit, alors que la rencontre avec Sylvie était encore prometteuse ? Il est déjà très clair : « Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville ». Insistons sur la valeur du « presque ». Non, Sylvie n'est toujours pas mariée. Elle reste une demoiselle dont le coeur est à prendre. Non elle n'est pas une néo-bourgeoise ayant nié ses origines. Elle est restée fidèle à ses parents comme à sa terre. Elle est toujours une paysanne au fond d'elle-même. Mais elle s'est embourgeoisée, car sa vie est plus confortable, plus heureuse, plus libre. Sa génération est en train de connaître une sorte d'élévation sociale. Sylvie en profite, comme beaucoup d'autres. Elle n'est plus dentellière mais gantière à présent.
Le décalage avec le narrateur provient du fait que lui, le vrai bourgeois, l'enfant de la ville, a quitté la ville pour rejoindre un pays natal idéalisé, pas pour découvrir cette campagne qui se modernise et peu à peu arrive à nier le fossé qui la sépare des villes. L'opposition, si nette quand on regarde les parcours, n'est donc pas une opposition de caractère. Sylvie ne se détourne pas de lui, n'a pas moins de charme ni de générosité qu'avant. Mais elle a désormais quelque chose en plus ! Elle peut paraître plus sérieuse, plus raisonnable, plus intéressée, plus prosaïque. Car elle ne donne pas le même sens à la crise que lui. Pour elle, c'est une chance de promotion sociale et de bonheur effectif. Pour lui, c'est le danger actuellement le plus menaçant, celui de l'engloutissement de ses rêves de noblesse hors du temps et de grâce éternelle.

La route de Châalis peut encore être parcourue, de concert. Sylvie apprécie la compagnie du narrateur, qui peut toujours s'en sentir flatté.

La vieille tante n'est plus. Il a suffit d'un signe pour que le narrateur s'en rende compte, un regard qui se détourne pudiquement. Et la confirmation du décès va venir un peu plus tard. La route de Loisy ne pourra plus être empruntée dans l'intention d'y revivre l'ancienne idylle, sous le même chaperonnage. 

Le décalage existe. Rien n'est stable ni assuré dans ce monde où des forces prodigieuses agissent. Or que se passe-t-il quand deux personnes sont en un même lieu mais ne donnent pas la même signification aux évènements qu'ils vivent ou bien aux frémissements qu'ils observent autour d'eux ? Demeurent-ils réellement des contemporains ?
Or, avec cette question-là, c'est maintenant que la thématique du temps vécu peut être convoquée. Et seulement parce que cette question subtile fait écho au texte subtil de Nerval.
Au moment de la rencontre, dans ce lieu symbolique qu'est la chambre, la contemporanéité n'est plus une évidence pour le narrateur. L'éloignement « psychologique » qui s'opère est sans doute imaginaire. S'il veut encore se marier avec Sylvie, il le peut assurément. Seul importe le consentement de Sylvie. L'éloignement en pensées est-il pourtant réel ? Peut-il encore se marier avec la personne qu'il souhaite épouser ?

Il faudra se souvenir de ce chapitre X, Le Grand Frisé, quand nous aborderons avec Vincent Descombes, Le Raisonnement de l'ours (Seuil, 2007), chapitre « Le présent, l'actuel, le simultané et le contemporain », cette question délicate des conditions à remplir pour que deux personnes réunies en un même lieu soient bien des contemporains et pas seulement des personnes qui vivent de fait à la même époque.


Sur le Prozac, un article du Monde :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/08/19/le-prozac-est-redevenu-un-medicament-comme-les-autres_1230055_3224.html

Plus sérieusement !
     Une dissertation développant le thème du XXVIIIe siècle dans Sylvie
"Le XVIIIe siècle dans Sylvie (Nerval)" par Tina Male
     Et une étude plus philosophique de l'oeuvre de Nerval où l'on trouve de belles pages consacrées à la "nymphe" ou "fée" qu'est Sylvie, l'importance symbolique des couleurs bleu et rose :
Sarah Kofman, Nerval, le charme de la répétition (éd. L'Age D'homme - Cistre, essai n°6)
http://books.google.fr/books?id=siNRZaxxC2MC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false

mercredi 18 septembre 2013

Le temps vécu. Deuxième chapitre

Conscience du temps et temps vécu

Est-ce qu'une montre mesure le temps ou bien des mouvements qui s'effectuent dans le temps ?
Il convient de distinguer le temps de l'horloge, le temps de la mesure du temps, et le temps de "l'usure du bracelet de montre et du vieillissement de celui qui la porte" d'après le documentaire sur la mesure du temps de Kraft888.
Non pas l'usure en soi ou le vieillissement de notre corps, qui sont tous deux des mouvements, mais la conscience de cette usure et la conscience de ce vieillissement. Ou encore la durée que nous vivons ou expérimentons. La temporalité comme façon singulière dont une personne vit le temps.

Ce temps est parfois appelé le temps de l'âme. C'est le moins le temps subjectif - celui dont on dit qu'il a le pouvoir de passer vite ou lentement - que le temps de la subjectivité, celle-ci étant dans son être même, une chose temporelle ou temporalisée.

Le temps, un pouvoir de la conscience

Malgré l'écart de ces deux formulations (l'une, traditionnelle, "temps de l'âme", l'autre moderne, "subjectivité" et "temporalité"), on doit noter une communion dans l'approche de la réalité proprement subjective, spirituelle, du temps. Le temps est reconnu comme étant lié voire issu d'un pouvoir de l'esprit humain, non pas sans doute un pouvoir qu'on peut diriger mais néanmoins une sorte de puissance qui nous élève au-dessus de la condition animale... tout en nous faisant sentir notre finitude, car nous ne pouvons pas ne pas nous représenter une chose en dehors du temps !
D'où une sorte de tension.
Cette tension est d'abord psychologique, et s'observe au plan des sentiments, de l'estime de soi. Car la conscience du temps serait une sorte de privilège de l'être humain comme espèce. Conscience qui nous grandit à nos yeux, qui nous élève très haut... tandis que l'animal, certaines espèces particulièrement, ont d'habitude une maîtrise de l'espace assez remarquable, ce qui est étonnant mais ne nous permet pas dire qu'elles ont des droits ou qu'il faut les respecter. Pensons aux animaux migrateurs, comme les cigognes, les papillons monarques, les baleines. Leurs migrations sur des milliers de kilomètres rendent manifeste leur maîtrise de l'espace. Mais cette maîtrise est vitale, instinctive. Il est fréquent aussi d'observer dans la nature à l'occasion de comportements instinctifs, dépourvus d'intelligence réfléchie, que l'animal qui maîtrise si bien l'espace n'a guère de mémoire personnelle ni de perception du temps qui s'écoule !
Tout en étant une source de fierté, la perception du temps est aussi une source d'angoisse ou de malaise. Conscience qui nous fait sentir notre impuissance car il est fondamentalement impossible d'agir sur le temps, de le retenir, de le ralentir, de s'y soustraire momentanément, de le remonter ou de l'inverser ! On ne voyage  pas dans le temps comme on voyage dans l'espace en pouvant choisir en permanence la direction à prendre.

L'opposition du temps et de l'espace s'interprète alors comme l'opposition de champs perceptuels. L'espace est davantage lié au sens de la vue. On voit l'espace autour de soi. Et le temps au sens de l'ouïe, on entend les sons résonner et durer à l'intérieur de soi.
L'espace est conscience de choses extérieures et le temps conscience de choses intérieures.

Deux références majeures peuvent nous servir pour évoquer ce temps de la conscience sans le réduire à quelques vagues analogies mais bien le comprendre comme défi posé à l'intelligence humaine : saint Augustin et Merleau-Ponty (ce dernier reprenant et prolongeant la réflexion de Husserl).

a) Le temps comme distension de l'âme

Pour cette année, il est impératif de bien connaître et bien comprendre la réflexion d'Augustin sur le temps. Elle est en un sens décisive. Les textes les plus intéressants concernant le temps de l'âme se trouvent dans les Confessions, livres X et XI. L'exploration de la thématique propre du temps suit celle de la mémoire, des "palais de la mémoire" avec la découverte de l'homme intérieur et de son guide divin. Et l'ensemble prend sens dans le cadre d'une discussion sur la signification du livre de la Genèse, de ce que nous pouvons savoir quant à notre origine et notre fin.

    §14 Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?
(...) Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit. Je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps.
     §35 (...) Ce vers : « DEUS CREATOR OMNIUM » est de huit syllabes, alternativement brèves et longues ; quatre brèves, la première, la troisième, la cinquième et la septième, simples par rapport aux seconde, quatrième, sixième et huitième, qui durent le double de temps. Je le sens bien en les prononçant et il en est ainsi, au rapport de l’évidence sensible. Autant que j’en puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une brève, et je la sens double de celle-ci. Mais elles ne résonnent que l’une après l’autre, et si la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l’appliquer comme mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini ? Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu’elle est présente ; puisque je ne saurais la mesurer avant sa fin : cette fin, c’est sa fuite. Qu’est-ce donc que je mesure ? Où est la brève, qui mesure ? Où est la longue, à mesurer ? Leur son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus ! et pourtant je les mesure, et je réponds hardiment, sur la foi de mes sens, que l’une est simple, l’autre double en durée ; ce que je ne puis assurer, qu’elles ne soient passées et finies. Ce n’est donc pas elles que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé. §36. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : comment ? comment ? Et ne laisse pas bourdonner autour de toi l’essaim de tes impressions. Oui, c’est en toi que je mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent, impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente ; je la mesure, et non les objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps : donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure.
(...) Je veux réciter un cantique ; je l’ai retenu. Avant de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je commencé ? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire : par rapport à ce que j’ai dit ; qu’attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à n’être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l’attente s’abrège, le souvenir s’étend jusqu’au moment où l’attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes : ainsi d’un hymne plus long, dont ce cantique n’est peut-être qu’un verset ; ainsi de la vie entière de l’homme, dont les actions de l’homme sont autant de parties ; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot.

      Travail sur le texte d'Augustin.
     § 14 : Une définition non de chose mais de nom : le temps est un "je ne sais quoi" renvoyant à ce qui advient, est advenu, adviendra.
Avec une sorte de premier déplacement du temps comme être absolument universel au temps comme réalité renvoyant aux catégories grammaticales de telle langue donnée, notre présent, notre passé, notre futur (ou leurs différentes variétés).
Et un paradoxe, le temps est l'être qui tend à ne pas être, qui n'est plus, qui n'est pas encore, qui est mais en cessant immédiatement d'être...
Augustin opère un second déplacement. Constatant que le passé est présent du passé et le futur présent du futur, car autrement ils ne seraient rien, et même que le présent est lui-même présent du présent - ce qui est le plus difficile à saisir finalement ! - il amène les trois notions de mémoire, attention, attente. La mémoire actualise le passé, l'attente actualise le futur et l'attention actualise le présent. Sinon le temps n'est rien.
Le temps est donc, définition de chose non de mot, une distension de l'âme opérant par la mémoire, l'attente ou même l'attention une actualisation du présent.
      §§ 35, 36 :
Que pouvons-nous tirer comme leçon des exemples produits par Augustin, la scansion du vers et le chant de l'hymne ?


b) Le temps suivant le paradigme de l'intégration

La belle analyse d'Augustin a bien des mérites. Mais, paradoxalement, elle part de la constatation de notre condition d'être incarné puis fait abstraction du corps pour relier le passage du temps à l'âme et à elle seule. Quand les oreilles écoutent un vers ou un cantique, le mouvement des impressions en nous n'est pas la seule chose dont il faille tenir compte. Ce n'est pas que notre âme, c'est tout notre corps qui vit ce temps qui passe. C'est notre personnalité entière qui s'incarne dans un geste qui dure, qui me prend du temps, qui occupe mon temps !
Pour cette raison il est possible de critiquer sévèrement Augustin. C'est ce que n'a pas manqué de faire François Billeter, dans un texte remarquable lui aussi. Extrait du petit ouvrage de "confession" intitulé Un Paradigme (éd. Allia, 2012) pp. 92-97.

Pour bien comprendre le texte il est nécessaire de prendre en compte sa nature, qui est d'être une sorte de discours de la méthode, modeste et audacieuse. Discours à l'occasion duquel les catégories à laquelle nous avons été habitués sont remises en cause, parfois niées, toujours re-définies. Billeter commence par réfléchir un fait anecdotique, le fait que le lieu où il réfléchit le mieux, depuis des années, n'est pas un poële mais un café ! C'est l'occasion pour lui d'évoquer la contrainte que représente le travail de réflexion mais aussi l'espace de liberté auquel l'ouvrent ses méditations. Je redécouvre le monde et je me redécouvre moi-même quand je me livre en toute indépendance à une telle réflexion philosophique.
Sa réflexion porte d'abord sur l'activité. Que se passe-t-il quand je fais quelque chose ? Que m'arrive-t-il ? Pour répondre il est nécessaire de redéfinir le corps, la conscience, le geste, la liberté.
"J'appelle corps toute l'activité consciente qui porte mon activité consciente et d'où surgit le mot manquant ou l'idée nouvelle. Lorsque j'agirai, j'appellerai corps l'ensemble des énergies qui nourriront et porteront mon action." (p. 12)
"il y a deux parts dans l'activité dont nous sommes faits : une grande qui reste plongée dans la nuit ou dans l'ombre et une autre, plus réduite, qui se perçoit elle-même par une sorte de luminosité propre. Ce que nous appelons conscience est cette part de notre activité qui se perçoit elle-même." (p. 13)
L'analyse du geste, un phénomène étrange car sui generis ! Que se passe-t-il quand je me verse un verre d'eau ? (pp. 14-17)
"À l'instant où mes mouvements s'unissent pour donner la naissance au geste, un basculement se produit. Le corps prend le relais. Ses ressources se conjuguent pour porter le geste. Un beau jour en servant du vin, j'ai senti que tout concourrait soudain à la réussite de mon geste : l'aplomb, l'équilibre, la respiration, la coordination du regard et du mouvement du bras, une juste pesée de la masse du liquide et de son déplacement dans la carafe, etc. Tout cela se faisait subitement avec un parfait ensemble et venait d'en bas. Le corps a ce pouvoir de rendre naturel ce qui a d'abord été artificiel." (p. 17)
Ce geste accompli au sens d'achevé – de parfait en son genre – fournit à Billeter le paradigme de l'intégration. Quand le basculement a eu lieu, pas seulement dans sa tête (confiance en soi) mais aussi et surtout dans son corps, le geste a cessé d'être une série de mouvements artificiels pour devenir un ensemble de mouvements intégrés, aussi naturel qu'une réponse instinctive !
L'intégration désigne donc une variation de régime dans l'existence, quand je passe d'un état de maladresse à un état de grâce ou de fluidité dans le mouvement, d'économie dans la dépense d'énergie, en confiant au bas – le corps tout entier – ce que je devais en raison de sa complexité auparavant diriger par le haut – la seule tête.
Illustration avec le geste de l'artiste, par exemple du violoniste. Du geste au style ! Billeter prétend ainsi être arrivé à dégager des lois de l'activité : première loi, de l'intégration, notre activité est susceptible d'intégration ; seconde loi, des niveaux d'existence, notre activité connaît des transformations qualitatives à mesure qu'elle prend des formes de plus en plus intégrées.

Ces remarques préliminaires nous permettront de mieux appréhender l'originalité de la position de Billeter quant à la conscience du temps. Celle-ci se trouve, après de beaux développements sur le langage, sur les vertus de l'écriture et la noblesse de la conversation, sur l'objectivation et l'imagination, sur l'idée de monde, etc. Et une sorte d'explication des vertus du vide fait en soi pour laisser parler ou agir le corps, lui confier l'éclosion d'une intuition ou l'invention d'une forme. Puis une réflexion plus abstraite sur les régimes de l'activité (pp. 56-57) et la discontinuité de l'existence, qui fait que se produisent des évènements – nous-mêmes ou notre corps comme centre d'actions spontanées pouvant en être des "héros" (exemple du sauvetage de la petite fille, pp. 61-62). Puis une sorte de rapide récit de soi contenant un passage très éclairant sur le rôle des émotions dans notre vie, appuyé à une véritable confession (l'épisode de la dépression, pp. 69-73). Et enfin arrive la réflexion sur le temps, cinquième partie d'Un paradigme (pp. 92-97), chapitre 21.
"(...) on observe une relation entre l'intégration et ce que nous appelons le "présent", ou plus exactement entre le degré d'intégration de notre activité et la qualité de ce que nous éprouvons, à un moment donné, comme la réalité présente." (p. 92)

Analyse de l'exemple de l'incendie à l'hôtel (pp. 93-94), il y a dix ans.

Le vécu, dans l'action, les émotions puis la mise en ordre des faits recomposant mentalement la succession des évènements. Et retour à la vie plus normale.
La discontinuité des états de conscience est patente. Il y a d'abord eu l'évènement tragique et son régime d'activité. Puis, une fois la sécurité retrouvée, le flux des émotions s'est prolongé avec son régime propre, le retour à la normale appelant une domestication de l'élément sauvage, une mise en récit intégrant les impressions encore vives en un ordre déterminé de succession.
"À chacun de ces régimes a correspondu un temps particulier : d'abord celui de l'action, court et serré, dont il ne me resterait à peu près rien sans le récit qui s'est formé ensuite ; celui des impressions fortes, subsistant comme hors du temps, chacune pour elle-même ; le temps du processus d'intégration, qui s'est développé suivant su durée propre ; ensuite la durée du récit, que je me suis raconté plusieurs fois à moi-même pour être sûr d le garder en mémoire ; enfin le temps de la vie commune retrouvée, ouvert et mouvant." (p. 95)
Les présents aussi sont différents et se perpétuent différemment. Il y a le présent recomposé par le récit, cognitif, doté de sens par un travail de mise en récit et le présent brutal, purement émotionnel, correspondant à des scènes vives, éternisées. Il y a le flux du cours du temps de l'activité pratique ordinaire (on se concentre sur quelques buts et se disperse dans quelques autres directions, successivement).
"Une fois mon récit formé, j'ai rejoint le cours des événements, j'ai retrouvé la compagnie des gens qui étaient là. Dans ce régime pratique, l'intégration se fait différemment. Elle consiste à intégrer dans le "monde objectif" au sein duquel j'évolue les changements que je remarque, les phénomènes nouveaux qui se produisent. C'est ce que nous faisons tous les jours de façon plus ou moins rapide et plus ou moins complète. De cette adaptation incessante au changement naît notre sentiment habituel de l'écoulement du temps." (p. 96)

Le présent de la dépression est singulier. Et douloureux.
"Lorsque mon activité se mue en souffrance parce qu'en elle des forces s'opposent et se paralysent et que je réduis mon activité pour diminuer la souffrance, je m'enferme contre mon gré dans une sorte de temps immobile qui est une torture. L'adaptation ne se fait plus. Les changements qui se produisent au dehors me terrifient car je n'ai plus la capacité de les absorber. Quand plus tard les forces qui me paralysaient se relâchent, que le mouvement renaît et que l'intégration reprend, bref : quand la vie recommence en moi, le temps reprends son cours et ouvre à nouveau sur l'avenir et l'inconnu." (p. 97)

Conclusion générale : théorème de Billeter, il n'y a de temps qu'au sein de notre activité !

"Les analyses de saint Augustin étaient insuffisantes parce qu'on ne peut pas se faire une idée adéquate de ce qu'est le temps sans prendre en considération notre activité, ses différents régimes et leurs discontinuités. Quand on en tient compte, en revanche, on découvre que tout est mouvement et changement dans la réalité, certes, mais qu'il n'y a de temps qu'au sein de notre activité. On s'aperçoit que le présent, dont la qualité varie tant selon les moments est un produit de notre activité et de son degré d'intégration. On comprend que l'avenir est une synthèse présente incluant des suppositions sur c equi peut arriver, le passé une synthèse présente fondée sur des éléments de l'expérience. L'activité elle-même ets toujours présente, le présent est toujours activité. " (p. 97)

Le temps vécu. Premier chapitre

Temps et espace, quelques généralités

Adoptons dans un premier temps une perspective naïve, celle du bon sens – dont nul ne manque ou ne peut se croire dépourvu.

Ce que tout le monde croit savoir du temps

Comment penser le temps sans verser dans les songes de la métaphysique ou se lancer dans une enquête scientifique ? L'opposition du temps et de l'espace apparaît capitale. Pourquoi ces deux notions, à la fois si proches et si éloignées ? Parce qu'elles désignent toute chose, qu'elles renvoient à la nature dans sa plus grande généralité. Toute chose existe dans l'espace, à une certaine place, et existe dans le temps, durant un certain laps de temps.
L'espace, c'est partout autour de nous ; le temps c'est toujours.
L'espace a ses repères, le haut et le bas, le droit et le gauche, le devant et le derrière. L'ici, le proche et le lointain. Le temps a lui même ses repères. L'avant, le maintenant et l'après. Et le maintenant, le proche et le lointain.
Espace et temps seraient les deux cadres nécessaires de l'expérience, de la pensée et de la vie. Toute chose pour être une chose doit être située, localisée, déterminée spatialement et spatialement. Toute chose pour être, c'est-à-dire pour exister, doit être hic et nunc, ici et maintenant.

Le temps s'entend donc comme une condition de possibilité. Condition de possibilité pour qu'une chose se dévoile à nous, fasse partie de notre monde. Tout comme nous-mêmes. Car nous mêmes, quoique nous soyons en un sens créateurs de notre monde, n'échappons jamais totalement à cette condition d'êtres situés dans l'espace et le temps. Nous n'y échappons pas, même quand nous dormons, même quand nous sommes emportés par l'ivresse ou une grande douleur, même quand nous faisons des mathématiques et produisons des idées abstraites, éternelles, des calculs et des théorèmes.

Le bon sens nous souffle donc que le temps est une réalité continue, qui ne s'interrompt jamais, et qu'elle aurait une seule dimension. Par opposition à l'espace qui apparemment aurait trois dimensions. Une seule mesure suffit en effet à déterminer temporellement un évènement, qui peut donc être inscrit sur une frise chronologique, sur une simple ligne orientée, à partir du moment où on se dote d'un repère et d'une origine. Alors l'avant et l'après comme le proche et le lointain peuvent être déterminés objectivement et communiqués à autrui.

Ce que certains se piquent de savoir au sujet du temps

Est-il possible de préciser encore de quoi il s'agit ? Difficile de le faire sans recourir à des métaphores et risquer de produire finalement autant d'obscurité que de clarté...
Quelles sont ces métaphores ?
Le temps, c'est dit-on un fleuve. Parce qu'il coule.
Le temps, a-t-on dit, est un tonneau percé qui jamais ne se remplit. C'est une femme aux longs cheveux. Car il est très difficile de l'attraper et quand on croit pouvoir la saisir, après lui avoir couru après, parce qu'on lui a saisi les cheveux, ceux-ci nous glissent entre les doigts.
Le temps, précise-t-on comme pour fuir la poésie mais sans cesser de produire des métaphores, c'est un principe, un cadre, un réceptacle, un milieu. Ou même une structure de l'être. Une "substance" étrange (ou un attribut de la substance, si pour le coup on refuse de continuer à avoir un usage impropre des termes) qui laisse pantois celui qui s'efforce d'en comprendre la nature.

Peut-on arriver à passer du bon sens commun à la pensée réfléchie du savant, en focalisant son attention sur l'essentiel, en s'efforçant de produire un jugement qui satisfasse tout le monde ?
Les philosophes ont cru pouvoir relever le défi. Ou plutôt se sont fait un devoir de lancer leurs forces dans la bataille. La tentative d'Aristote dans sa Physique est restée mémorable, fournissant un cadre de réflexion aux savants jusqu'à la fin du Moyen-âge.

Le temps suivant Aristote, Physique, livre IV

Le temps est "le nombre du mouvement suivant l'avant et l'après". Cette définition célèbre repose sur l'idée e nombre, qui ne s'entend pas dans n'importe quel sens... Aristote évoque un nombre nombrant (purement ) et non pas un nombre nombré (nombre de ceci ou cela). Et ce nombre est moins un cardinal (déterminant la quantité d'une classe) qu'un ordinal (déterminant un ordre de succession).
Dans la Physique d'Aristote, nous avons bien une approche philosophique du temps mais qui suit le sens commun, à partir de la distinction et de la liaison du temps et du mouvement. Distinction : le mouvement est changement ou déplacement, jamais immédiat, occupant toujours une certaine durée. Le temps ne se perçoit toujours qu'indirectement à partir de la perception de mouvements. Liaison donc, et liaison problématique. Tout mouvement, tout changement, en soi ou hors de soi, nous fait sentir le temps qui s'écoule. Comment opérer une mesure fiable du temps ? À partir de mouvements réguliers, de phénomènes cycliques !
À partir de mouvements parfaits ? Les mouvements circulaires. De mouvements divins ? Ceux des astres ! Le mouvement qui sert de critère, le mouvement de la sphère des étoiles fixes.
Mais comment savons-nous que ce mouvement est parfait ? Est-ce parce que nous l'avons mesuré ? Non bien sûr ! Car autrement il y aurait une régression à l'infini ! Il est postulé parfait, considéré comme inaltérable, posé comme une sorte de principe éternel. C'est là où, visiblement, le sens commun cède le pas à la métaphysique.

Le temps perçu, une belle analyse d'Averroès dans son Commentaire à la Physique,
commentaire 98 :
"Le temps, d'après lui, peut être perçu à l'occasion d'un mouvement quelconque, — mouvement dans le monde extérieur ou changement d'ordre purement psychique ; mais ce mouvement n'est pas plus qu'une occasion de la perception du temps, lequel par là n'est perçu que per accidens. Seulement cette perception d'un mouvement ou d'un changement interne quelconques nous fait percevoir du même coup que nous sommes dans un état de changement (in esse moto) ou dans un état qui implique notre capacité essentielle de changer (in esse transmutabili). Et c'est cette perception de notre manière d'être qui entraîne notre perception du temps, perception, cette fois, qui n'est plus un effet accidentel, mais qui nous fait saisir de façon immédiate et essentielle le temps concret. (...)
Son insistance touchant les liens du temps avec notre esse transmutabile est inspirée, au fond, par l'idée que la temporalité est, somme toute, une manière d'être propre aux êtres matériels, — dont l'homme, — en tant qu'il leur est essentiel de posséder la capacité de changer et de changer d'un mouvement continu. (...)
(...) nous pouvons percevoir le temps à propos de tout mouvement, quel qu'il soit ; mais ainsi on n'en a qu'une perception per accidens. La perception essentielle et per se du temps nous est donnée dans la conscience que nous avons, à l'occasion d'un mouvement quelconque, du fait que nous subissons un changement — et ainsi de notre capacité essentielle de changer, — l'un et l'autre étant liés intrinsèquement, comme à leur cause nécessaire et naturelle, au mouvement circulaire de la sphère céleste. Ces indications, simplement rappelées ici, se trouvent précisées et complétées par l'adjonction de la notion de continuité : nous percevons le temps de façon essentielle quand nous avons conscience de subir un changement continu. "
Tiré de l'étude d'Augustin Mansion, "La théorie aristotélicienne du temps chez les péripatéticiens médiévaux" (1934)

A retrouver en entier sur Persée :

Le bon sens et les connaissances recueillies par observation de la nature ont leurs limites. Des apories surgissent bientôt, quant à l'espace (le monde a-t-il une limite spatiale, une frontière ?) et quant au temps (le monde a-t-il un commencement, une origine absolue ?). La raison est en fait démunie quand elle s'efforce de reprendre les idées communes ou naïves sur le temps et de les approfondir.
L'espace est de même un être particulièrement difficile à saisir par la pensée. Est-il vide ou plein ? Où s'arrête-il s'il s'arrête et comment le peut-il ? A-t-il des limites ou bien est-il infini ? La question reste pendante, sans doute parce que sa formulation est problématique. Le langage ordinaire, l'usage des mots de tous les jours pour communiquer et s'exprimer, pour argumenter, est contraignant et nous rencontrons là aussi des limites. On peut poser des questions, sans bien savoir toutefois si elles ne sont pas absurdes ! Où va donc la flèche que tirerait un archer posté aux limites du monde ? Nul ne le sait. L'expérience de pensée est troublante.
De même, quant au temps, la raison peut certes toujours produire des raisonnements, mais elle peut alors aussi bien arriver à démontrer que le monde doit nécessairement avoir un commencement dans le temps et qu'il doit nécessairement ne pas avoir de commencement dans le temps. Que le temps est nécessairement fini et qu'il est nécessairement infini ! De telles "démonstrations" métaphysiques qui s'affrontent en conclusions contraires, en antinomies, sans pouvoir être réfutées au nom d'une erreur de raisonnement sont en fait des paralogismes, indiquant qu'un usage abusif de la raison a été fait. On a raisonné sur l'espace et le temps comme s'il s'agissait de phénomènes alors qu'il s'agit en réalité de simples conditions de possibilité pour les phénomènes !
Au lieu de produire un assentiment généralisé, l'effort pour argumenter produit des dissensions. De doctes personnes prennent position, réfutent leurs devanciers... avant d'être elles-mêmes réfutées.

Peut-être faut-il alors s'appuyer sur autre chose que la raison ? La révélation par exemple. Mais alors un double problème de compréhension des textes sacrés et d'interprétation de la parole sacrée se pose.

Beaucoup d'autres paradoxes temporels existent, qui sont également des paralogismes, quand on raisonne à partir d'hypothèses aburdes comme le voyage dans le temps, la machine à remonter le temps. Le temps ne peut-être vécu qu'au présent, même quand on peut observer le passé des étoiles (par rapport à nous) grâce à des télescopes.

Quelques querelles. Approfondissements

     La polémique autour du temps fini, infini

Le temps n'a pas fait l'objet que de paralogisme mais il a été aussi à l'origine de bien des sophismes ou raisonnements trompeurs !
Une querelle millénaire en témoigne, celle de la divisibilité à l'infini du temps. Il a semblé qu'il était impossible de diviser à l'infini l'espace ou encore le temps sans tomber sur un être élémentaire, insécable, absolument primitif : le point dans le cas de l'espace ou l'instant dans celui du temps. Ainsi la ligne serait une série de points serrés les uns contre les autres, jusxtaposés ; un moment ou une durée, un ensemble d'instants, de très petites parcelles de temps qui se succéderaient les uns aux autres.
Cette représentation qui est en quelque sorte une construction naïve des idées d'espace et de temps a a donné lieu à bien des discussions et même une sorte de guerre entre penseurs s'efforçant de proposer le meilleur système de la nature, de savoir ce qu'il faut penser du mouvement, du changement. Les Pythagoriciens et les Eléates. Les célèbres paradoxes de Zénon en découlent. On les retrouvera dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience.

     La recherche d'une position consensuelle au début de la science moderne, avec l'opposition d'un temps absolu et relatif

Des avancées remarquables ont lieu au XVIIe siècle dans le domaine de la mesure du temps. En particulier grâce à Huyghens et sa théorie du pendule. On peut désormais concevoir des horloges véritablement précises, contrairement aux clepsydres, sablier, horloges primitives sans balancier. Mais le progrès quant à la mesure du temps est une chose, le progrès quant à la pensée du temps et la détermination de sa nature est autre chose !
Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687) croit avancer dans la bonne voie : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle la durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc... dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai » (pp. 7 et 8)
« Le temps absolu doit toujours couler de la même manière » (p. 10).
Sa position donnera lieu à une polémique. Son champion, Clarke, devant répondre dans un dialogue fameux aux objections de Leibniz.

     La reprise de cette philosophie naturelle, dans un esprit relativiste, l'invention du temps corrélat de la conscience humaine, non pas concept mais forme pure de l'intuition

On doit à Kant un double effort, d'abord de concilier la pensée du temps issue du sens commun et les théories scientifiques ayant prouvé leur efficacité (la mécanique newtonienne) ensuite de critiquer l'usage que nous pouvons faire de nos facultés (la perception, la raison, l'imagination, l'intuition) en établissant leurs limites non seulement de fait mais aussi en droit. Une conception raisonnable du temps en est issue.
Kant, Critique de la raison pure, "Esthétique transcendantale" (1781-1787): « Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité et la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. (...). Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. (...) Sur cette nécessité se fonde a priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs. (...) Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (pp. 71 et 72)

Cette thèse est forte. Le temps est une forme pure, celle du sens interne, tandis que l'espace est forme de la sensibilité recueillant ce qui m'affecte à l'extérieur de moi-même. En affirmant que le temps n'est pas un concept, mais une forme pure de l'intuition sensible, Kant évite de possibles cercles vicieux, des pétitions de principe. Mais elle n'est pas sans faille. D'une part, la science évolue et les principes mêmes de la science newtonienne acclimatés dans le système philosophique de Kant ne sont pas dotés d'une valeur absolue, apodictique ; d'autre part la critique repose sur des distinctions comme celle de l'a priori et de l'a posteriori dont l'usage est sujet à discussion. Ainsi Henri Poincaré, par exemple, dans La Science et l'hypothèse, remet en cause globalement l'approche kantienne et les notions de l'espace et du temps, lui préfère une approche conventionnaliste, plus souple, se passant de l'idée d'un cadre a priori et inné des sensations pour lui substituer un cadre formel construit. Nos idées du temps et de l'espace sont issues d'un travail de la pensée, même si celui-ci reste ordinairement inconscient. Travail qui est transcriptible en langage mathématique, si l'on a les bons instruments (non seulement divers types de calcul comme le calcul intégral mais aussi divers types de raisonnement comme le raisonnement par récurrence et encore divers types de lois et d'objets abstraits, par exemple l'idée de corps au sens mathématique du terme).
" (...) l’espace absolu, le temps absolu, la géométrie même ne sont pas des conditions qui s’imposent à la mécanique ; toutes ces choses ne préexistent pas plus à la mécanique que la langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on exprime en français."