Etude de l'extrait de l'extrait de l'Essai
sur les données immédiates de la conscience donné à commenter lors du test de rentrée.
« Bref,
lorsque le déplacement de mon doigt le long d’une surface ou d’une
ligne me procurera une série de sensations de qualités diverses, il
arrivera de deux choses l’une : ou je me figurerai ces
sensations dans la durée seulement, mais elles se succéderont alors
de telle manière que je ne puisse, à un moment donné, me
représenter plusieurs d’entre elles comme simultanées et pourtant
distinctes ; — ou bien je discernerai un ordre de succession,
mais c’est qu’alors j’ai la faculté, non seulement de
percevoir une succession de termes, mais encore de les aligner
ensemble après les avoir distingués ; en un mot, j’ai déjà
l’idée d’espace. L’idée d’une série réversible dans la
durée, ou même simplement d’un certain ordre de succession dans
le temps, implique donc elle-même la représentation de l’espace,
et ne saurait être employée à le définir. »
Dans ce
passage, Bergson récapitule et conclut l'argumentation du § 19 de
l'Essai. Il reprend l'exemple du début du paragraphe, celui
du déplacement d'un doigt le long d'une surface, un mur ou le
plateau d'une table, ou d'une ligne, une arête, le bord d'une
couverture de livre.
Voici
comment les choses étaient présentées au début du § 19 :
« Quand,
les yeux fermés, nous promenons la main le long d'une surface, le
frottement de nos doigts contre cette surface et surtout le jeu varié
de nos articulations nous procurent une série de sensations, qui ne
se distinguent que par leurs qualités, et qui présentent un certain
ordre dans le temps.»
S'il faut
fermer les yeux, c'est sans doute pour mieux prêter attention à la
sensation tactile, comme l'aveugle-né de Diderot.
Le choix de
cet exemple est apparemment assez indifférent. Il s'agit de sentir
quelque chose au bout des doigts, par le toucher. Il s'agit donc d'un
exemple de sensation représentative et non affective, comme le fait
d'éprouver de la douleur. Et ce n'est pas l'expérience de quelque
chose de très complexe comme l'émotion ressentie dans une crise de
fureur. Ce n'est pas non plus l'expérience de quelque chose
d'inétendu et d'intangible mais bien la découverte ordinaire d'une
portion tangible d'étendue matérielle. Ce que nous faisons
quasiment en permanence à l'état de veille. Les sensations du
toucher évoquées ne sont que des états simples, de nature et
d'intensité variables.
Le § 20
reprendra l'exemple du toucher, sous une forme modifiée. Le
déplacement physique du doigt sera en effet remplacé par le
déplacement imaginaire d'un point sur une droite ou dans un plan. Le
sens du toucher sera ainsi remplacé par celui de la vue.
Voici le
début de cette nouvelle argumentation :
« Pour
mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons
une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A
qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se
sentirait changer, puisqu'il se meut : il apercevrait une
succession ; mais cette succession revêtirait-elle pour lui la
forme d'une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu'il pût
s'élever en quelque sorte au-dessus de la ligne qu'il parcourt et en
apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais
par là même il formerait l'idée d'espace, et c'est dans l'espace
qu'il verrait se dérouler les changements qu'il subit, non dans la
pure durée.»
Et notons
encore que les résultats de toute cette argumentation, tant sur la
vue que sur le toucher, seront mobilisés au début du chapitre III,
avec l'expérience de pensée de la courbe MOXY qui fournit en
quelque sorte l'enjeu lointain mais décisif de toutes ces analyses.
Revenons
pour l'instant à cette fin de § 19 et à l'expérience tactile.
Pour l'expliquer, il est souhaitable de mobiliser d'entrée de jeu
l'expression de « données immédiates de la conscience ».
Le terme de « sensation » y invite. En tant que
simple réception d'un donné, la sensation est une telle donnée
immédiate, antérieure à l'expression par des mot et dépourvue de
compréhension théorique. Or ce qui nous intéresse dans ce passage
n'est pas une seule sensation mais une « série »
de sensations, consécutives au déplacement du doigt. Et c'est bien
la série elle-même qui est une donnée immédiate de la conscience,
tant que je poursuis mon mouvement et ressens quelque chose sous mon
doigt.
Dans
l'expression « série
de sensations de qualités diverses »
le singulier et le pluriel se conjuguent. Le terme de « série »
est toutefois pris dans son sens le plus ordinaire, pour évoquer la
pluralité des sensations mais aussi leur continuité, le fait
qu'elles se soient enchaînées et forment un tout. Le doigt parcourt
le plateau de la table, rencontre le bord poursuit son mouvement le
long de l'arête. C'est bien une série de sensations, depuis
l'instant où le doigt se pose et se met à glisser jusqu'à
l'instant où il s'arrête. L'unité en question est réelle et
indiscutable, étant celle du déplacement achevé du doigt sur la
surface. La pluralité est non moins réelle, étant celle de la
diversité des impressions qui se sont succédé.
Notre
passage est à l'évidence une reprise de l'opposition des deux types
de multiplicité, quantitative ou qualitative, précédemment évoquée
à l'aide de plusieurs situations de la vie ordinaire, comme le fait
d'écouter les sons produits par une cloche.
Alors,
Bergson disait, en utilisant la même formule introductive, « de
deux choses l'une » : « Ou je retiens chacune de
ces sensations successives pour l'organiser avec les autres et former
un groupe qui me rappelle un air ou un rythme connu : alors je
ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l'impression pour
ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi. Ou bien je me
propose explicitement de les compter, et il faudra bien alors que je
les dissocie, et que cette dissociation s'opère dans quelque milieu
homogène où les sons, dépouillés de leurs qualités, vidés en
quelque sorte, laissent des traces identiques de leur passage.»
Le doigt
parcourant la surface n'éprouve qu'une série de sensations, mais
celle-ci peut apparaître de deux manières à ma conscience. « ou
je me figurerai ces sensations dans la durée seulement […]
ou bien je discernerai un ordre de succession ». Ou la
durée qui est seulement de la durée : la durée pure ; ou
la durée à laquelle se mêle quelque chose, une autre façon de se
représenter la série, ordonnée, dans un milieu homogène,
bref« j’ai déjà l’idée d’espace » : la
durée spatialisée.
La
spatialisation de la durée fait intervenir dans la perception de la
durée deux propriétés phénoménales qui n'ont rien à y faire.
D'une part,
la réversibilité du parcours. Le début du § 19 soulignait cette
possibilité physique du mouvement du doigt glissant dans une
direction donnée, de s'arrêter et de glisser en sens contraire
« l'expérience nous avertit que cette série est
réversible, que nous pourrions, par un effort de nature différente
(ou, comme nous dirons plus tard, en sens opposé) nous procurer à
nouveau, dans un ordre inverse, les mêmes sensations ».
Maintenant il s'agit d'une représentation ou projection de cette
possibilité de retour en une propriété, la réversibilité Quand
j'ai sous les yeux une ligne, je peux la parcourir de droite à
gauche ou de gauche à droite. Quand j'aligne mentalement des
instants, je peux passer de l'un à l'autre, du premier au dernier,
ou remonter le temps, du dernier au premier. Mais cette
réversibilité, contraire à toute expérience de la durée, est une
fiction, une idée littéralement fausse. Retourner sur ses pas, dans
la rue d'une ville, ce n'est pas refaire à l'identique l'expérience
d'une série de sensations, cette fois à rebours, c'est éprouver
une nouvelle série de sensations. Temporellement parlant il n'y a
strictement aucune possibilité de progression rétrograde, de
répétition à l'identique, de remontée à l'identique.
Puisque
celui qui éprouve les sensations change avec le temps, il ne peut
donc absolument pas éprouver de fois de suite la même chose ou bien
reprendre son expérience en la déroulant en sens inverse. La
première fois il découvre la surface de la table lisse et tiède,
avec une éraflure puis une petite bosse près du bord, la seconde
fois il redécouvre – c'est-à-dire qu'il ne découvre plus du tout
mais reconnaît – la table lisse, tiède, et la petite bosse ainsi
que l'éraflure.
Pouvoir « à
un moment donné, [se]
représenter plusieurs [sensations]
comme simultanées et pourtant distinctes », c'est
abolir le successif au profit du co-extensif. C'est nier le passage
comme pure mobilité et introduire de l'homogène dans le « cadre »
temporel.
Bergson lie
la spatialisation à la transformation du temps en un milieu
homogène. Et il fait commencer la spatialisation non avec la
réversibilité des sensations mais avec la simple mise en ordre des
sensations. Quand je suis attentif à la succession des sensations
éprouvées, l'une suit l'autre, l'une s'enchaîne à l'autre. Et je
suis bien sûr conscient que l'une est avant l'autre. Ou que l'autre
est après l'une. C'est leur différence qualitative qui me permet de
me les représenter comme distinctes et successives. Instaurer un
ordre de succession est une autre opération mentale. Dans cette
façon de se représenter les choses, la durée pure est perdue car
les sensations font l'objet d'un alignement imaginaire, d'une
représentation où elles sont simultanées. Cette façon de les
distinguer les unes des autres est une façon de les placer dans une
chronologie, d'en figer le mouvement alors quelles m'étaient
apparues comme mobiles. Considérons trois termes d'une chronologie.
L'instant 1, avec la sensation 1(petit creux à la surface de la
table), précède l'instant 2, avec la sensation 2 (éraflure), qui
précède l'instant 3, avec la sensation 3 (petite bosse). Je n'ai
aucun mal à concevoir que l'instant 1 précède l'instant 3, même
si c'est rigoureusement faux dans la perspective de la simple
succession. Car c'est la sensation de l'éraflure qui précède la
sensation de la petite bosse, non la sensation du petit creux qui
déboucherait sur la sensation de la petite bosse. J'ai introduis
sans m'en rendre compte de la transitivité dans ma représentation
de la durée pour pouvoir affirmer que les instants se précèdent.
Dans mon vécu, il a bien une succession, mais pas un tel ordre de
succession et si l'on « reprend le film » comme on dit
vulgairement, c'est une fois passée la série de sensations grossie
de la sensation du petit creux puis de l'éraflure que j'ai éprouvé
la petite bosse.
En se
prolongeant, la série de sensations se métamorphose.
Puis-je me
représenter un ordre de succession dans la durée pure ? Non,
seulement une succession. Car la succession de deux sensations n'est
en rien une mise en ordre rudimentaire de ces sensations, plaçant
l'une par rapport à l'autre ! C'est tout au contraire la
conscience de la disparition de l'une quand l'autre s'impose à ma
conscience ! Rien de plus et rien de moins. Rien de plus, aucun
ordre ou repère ayant sa place dans une chronologie ; rien de
moins, car la durée pure est capacité à retenir dans sa mémoire
une impression finissante au moment où s'impose à moi une nouvelle
impression qualitativement différente. Pas de juxtaposition dans la
durée pure mais un enchaînement des sensations en une série fluide
et, pourrait-on dire, vivante.
Bergson
avait annoncé son idée maîtresse d'une opposition radicale de la
durée pure, hétérogène par essence, et de la durée spatialisée,
homogénéisée, « Il y a (...) deux conceptions
possibles de la durée, l'une pure de tout mélange, l'autre où
intervient subrepticement l'idée d'espace ». Il avait même
ajouté à la formulation de l'opposition une précision sur les
conditions me permettant de me situer dans la durée et non le temps
spatialisé, me laisser porter par mes sensations, me laisser vivre
sans vouloir dominer ce qui m'arrive à la conscience. « La
durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états
de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient
d'établir une séparation entre l'état présent et les états
antérieur ». Ainsi il soulignait la continuité du flux
temporel sous le mode de l'épreuve de la durée pure. Pour le moi
qui n'a pas à faire quelque chose, qui n'a pas à établir d'ordre
entre les choses, qui n'a pas à profiter de la situation, la
distinction des sensations n'est pas une distinction réelle
concernant des objets déterminés, seulement la distinction
d'impressions qualitatives à nulles autres pareilles.
Tirons de la
lecture de ce passage une conclusion différente de celle de Bergson.
Si on
replace le texte dans son contexte, on voit que notre auteur
poursuivait un but précis, qu'il voulait à ce moment du chapitre
II, dénoncer un cercle vicieux dans le raisonnement des empiristes,
de « l'école anglaise » tout particulièrement. A
quoi renvoie l'emploi de cette expression ? Sans doute moins à
l'empirisme de Locke ou aux célèbres réflexions de Hume sur la
nature humaine qu'à la pensée pragmatique de John Stuart Mill, cité
dans l'Essai. Bergson se méfie de la réduction des idées de
temps et d'espace à des catégories mentales opérée par cette
école. Il veut mener son analyse tout en restant le plus attentif
possible aux données immédiates de la conscience. Cette visée
propre du texte, savoir si les thèses empiristes sont correctes ou
non, n'est pas pour nous l'essentiel.
L'enjeu
moral relatif à ce bref passage du § 19 comme à l'ensemble des
textes évoquant l'expérience du mouvement local demeure en revanche
capital dans l'optique du programme de cette année : nous avons
tendance à nous représenter l'espace comme un milieu et même comme
un milieu homogène ; dans ce milieu nous baignerions en
permanence ou nous nous déplacerions de manière absolument
contrainte, en vieillissant ; plus nous l'homogénéisons, sans
parfois nous en rendre compte, et plus nous renforçons l'illusion
comme quoi l'ensemble du passé, déjà dessiné, détermine
l'ensemble du futur, ce qui reste à dessiner. Cette dernière idée
est particulièrement discutable et c'est à une critique du
déterminisme que le bergsonisme nous conduit.
L'idée de
prédestination est la représentation d'une vie conçue non pas
comme simple succession d'instants mais comme ordre rigoureux de
succession ! Elle suppose que la vie soit en quelque sorte
représentée comme une ligne, avec ses repères ultimes, l'instant
de la naissance et celui de la mort. Elle repose sur l'hypothèse
séduisante mais fausse que les instants sont tous causalement liés,
qu'ils soient déjà vécus ou bien même qu'ils restent à vivre. Il
y aurait pour une intelligence suffisamment puissante la possibilité
de prévoir ce qui va arriver en s'appuyant sur ce qui s'est déjà
passé, car, pour cet esprit, les moments qui nous apparaissent
successifs sont figurés dans la simultanéité, chacun étant
stabilisé et lié rigoureusement, logiquement, à tous les autres.
C'est donc la spatialisation de la durée qui pose problème.
Insistons
encore sur l'usage des mots et le piège qu'ils constituent. Parce
que ce sont des cadres arbitraires plaqués sur le réel, comme des
étiquettes, les mots dans lesquels nous pensons nous poussent très
souvent à accepter des idées sommaires ou bien à consolider des
préjugés au lieu de nous en méfier.
Attention en
particulier à une rhétorique, dont le discours de Bergson n'est pas
exempt. D'une part l'usage de termes dépréciatifs comme
« subrepticement » dans la proposition
« intervient subrepticement l'idée d'espace » donne
l'idée d'un piège. Quoique de bonnes surprises peuvent également
survenir de manière subreptice. L'usage du simple adjectif pur, pour
signifier « seulement », dans l'expression « durée
pure » ou, comme le dit Bergson, « pure durée »
voire « durée toute pure », peut également être
tendancieux. L'amalgame se fait entre le pur et l'authentique ou le
véritable. La durée pure serait ainsi dotée d'une aura
particulière, parce qu'elle ne serait pas contaminée par quelques
impuretés.
Il suffit de
grossir le trait, d'utiliser ironiquement le verbe « contaminer »
par exemple, pour que l'expression se dégonfle. Bergson constate que
nous spatialisons la durée dès que nous faisons intervenir une
chronologie pour mieux nous situer et situer dans le temps les choses
dont nous avons conscience, en nous et hors de nous. Il ne dit pas
que c'est mal de le faire. Il ne dit pas qu'il vaudrait mieux ne pas
le faire. Il ne pense même pas qu'on peut habituellement ne pas le
faire.
Revenons à
l'usage de l'expression « temps vécu » pour lire et
expliquer les textes de Bergson. Il nous faut alors être aussi
rigoureux que lui. On a pu lire dans des manuels écrits à la hâte
une opposition au « temps scientifique » (sic)
valant condamnation de la science [qui, comme chacun sait, « ne
pense pas »], de fausses évidences comme « le
temps vécu est totalement subjectif » ou « il s'agit
d'une grandeur intensive » et des amalgames « la
conscience, le vécu, la durée, sont constitués de ce mouvement de
différenciation permanente, constante, qualitative et non
quantitative ». Attention.
Exprimons-nous
plutôt comme Bergson. De deux choses l'une ou bien le temps sera
vécu comme durée ou bien il sera vécu comme temps spatialisé. Et
ajoutons immédiatement la précision suivante : dès lors que
dans notre conscience une succession de sensations, d'émotions ou
d'idées ne sera pas perçue seulement comme une succession mais sera
comprise comme succession s'ordonnant clairement dans le temps, alors
le temps vécu sera spatialisé. Toute considération chronologique –
que la chronologie en question soit historique ou imaginaire,
spéculative ou affective – ainsi que toute mise en ordre des
impressions dans une fin pratique – aller faire ses courses,
répondre à une question de son voisin, s'interroger sur la
possibilité d'être en retard à un rendez-vous – fait basculer la
conscience d'un état dans un autre, de l'état où elle se laisse
vivre à l'état où elle essaie de dominer ce qu'elle éprouve. Et
alors c'est à du temps vécu spatialisé non à la durée pure que
nous nous référons.
Bref c'est
une erreur radicale que d'établir l'équation temps vécu = durée
pure et une stupidité que d'affirmer qu'il s'agirait d'une évidence.
Le temps vécu du narrateur de Sylvie,
mêlé de fantasmes du XVIIIe siècle ou d'un temps
archaïque, n'est pas la durée pure ; le temps vécu par
Clarissa n'est sauf à de rares moments pas non plus la durée pure,
car elle ne se laisse presque jamais laisser vivre, n'a pas le loisir
de laisser ses diverses sensations et émotions se succéder en elle,
poétiquement. Car elle regarde le monde avec une grande
intelligence, une terrible puissance d'analyse.
Ajout de
dernière minute
Un parallèle
est possible entre ce passage du § 19 et une analyse d'un pionnier
de l'empirisme et de la pensée matérialiste, Thomas Hobbes. Ce
dernier, dans son De Corpore (1655) prend l'exemple de la sensation
tactile pour illustrer sa thèse sur le rapport du donné et de la
conscience, partie IV, chapitre 25.
D'une part,
contre une métaphysique spiritualiste, il établit en général ce
qu'il faut entendre par le terme de « sensation »
si l'on veut en faire le principe de notre rapport au monde, la
source de nos connaissances. La sensation n'est pas le produit de la
sensibilité conçue comme une mystérieuse faculté représentative
capable de nous en rapport avec la vérité du monde, ni la simple
« réaction à une excitation externe ». Car « si
une représentation se formait […] par simple réaction, elle
s'évanouirait aussitôt avec l'éloignement de l'objet »
ou encore « les corps sentiraient sans jamais avoir le
souvenir d'avoir senti ». La sensation est un pouvoir de
distinguer et de comparer auquel s'adjoint une mémoire, « un
acte de mémoire seul capable de rapprocher l'avant et l'après et de
les distinguer ».
D'autre
part, il applique cette réflexion au cas du toucher. Nul ne peut
avoir conscience de qualités sensibles sans mémoire. « Car
bien qu'on touche plusieurs choses en un point unique, on ne peut
cependant les saisir sans le flux d'un point, autrement dit sans un
temps ; mais sentir le temps requiert la mémoire ».
Il ne faudrait donc pas souscrire à une sorte d'atomisme temporel,
la sensation étant toujours celle d'un « flux »
pour reprendre ce terme qui veut dire la même chose que celui de
série dans le texte de Bergson. Toute perception, du caractère
lisse de la surface, d'une éraflure ou d'une petite bosse n'est
perceptible que grâce au mouvement et à ce que ce mouvement
déclenche en moi, un acte de mémoire.