Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mardi 23 septembre 2014

Correction du DS "La guerre est naturelle" Bergson


Proposition de résumé

Homo faber peut dominer la nature avec ses outils. Or ses créations, de même que l'ensemble de sa production, peuvent lui être dérobées. Et le parasitisme peut se doubler du vol de territoires ou même du rapt d'humains. Il faut donc toujours se défendre : la guerre surgit immédiatement du besoin de protéger toutes ses propriétés. (57)

Se battre est instinctif. C'est une nécessité mais aussi universellement un honneur. Ainsi, les jeux violents des gamins comme les duels des adultes rejoignent les guerres entre États en manifestant le désir d'éprouver ses forces contre un adversaire. Ces joutes arbitraires sont une formidable occasion de tester son courage. Ce sont des répétitions ! Même si la souffrance dégrise, la prise de risque agit comme une drogue d'oubli sur le guerrier.
De plus, il existe des haines viscérales. De puissants préjugés contre les autres peuples, surtout ses voisins pour peu qu'on souligne leurs différences, tendent à faire systématiquement de l'étranger un ennemi, non pas un être avec qui échanger. La paix reste utopique sans ouverture culturelle à l'autre ! (121)

Comme l'histoire récente le montre, la guerre est une tendance naturelle survivant au besoin de se battre, pouvant mobiliser une nation entière et la rendre sauvage. Demain, des armes terriblement efficaces pourraient annihiler le genre humain. (37)

total : 215 mots

Sujet de rédaction

Travail de compréhension de l'énoncé. La guerre est-elle naturelle ? « naturelle », en quel sens ? Un terme hautement polysémique... il faut donc faire très attention.

Idée d'un état originaire, d'un instinct guerrier, non d'une simple possibilité, mais d'une nécessité. La guerre est naturelle, en trois sens :
  • correspondant à la nature humaine (attention à cette notion), l'être humain serait fait pour la guerre... attention au piège du finalisme, une illusion sans aucun doute. Nécessité de faire attention à ses affirmations, parler soit de tendance soit de disposition
  • étant un phénomène normal ; la normalité étant elle même le rapport à diverses normes, purement statistiques ou bien qualitatives. On passe de l'universalité géographique et historique à la nécessité pour. Nécessité morale pour obtenir quelque chose, la réalisation d'une civilisation, permettant aux individus de poursuivre une série de buts utiles, pas seulement celui de la destruction. La guerre comme ruse de la nature... rien de plus efficace par exemple pour pousser les pouvoirs politiques à doter un territoire de voies de communications...
  • devant être célébrée comme bonne, satisfaisante à tout point de vue. Elle opère un tri, du fort et du faible ; elle pousse les personnes (pas les individus) à donner le meilleur d'eux-mêmes. Elle est une vertu.
Deux grands axes de réflexion se dégagent.

A/ Monstruosité ? La guerre inhumaine ? Ne correspondant pas à la nature humaine mais à sa perversion, sa déformation idéologique, culturelle.
B/ Nécessité ? La guerre obligée, fatale, décrétée par les dieux ? Nécessité de l''hostilité, de la cruauté, la férocité ou nécessité de l'adversité, de la prudence armée, du courage.

Rédaction

Même escortée d'un puissant argument, à savoir l'insécurité foncière de toute propriété, y compris la première d'entre elle, la propriété d'être en vie, l'affirmation suivant laquelle « la guerre est naturelle » ne ressemble guère à un constat. Elle semble remplir un rôle d'excuse fournie a priori ou une fonction rhétorique, celle de justifier les guerres, aussi bien celles de demain que celles d'hier. Ainsi elle serait une opinion partiale, voire fondamentalement douteuse puisque liée à un type de discours de nature idéologique, celui du parti de la guerre, du nationalisme voire de l'impérialisme. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932) Bergson est-il prisonnier d'une idéologie ou bien fait-il preuve de sagesse en remarquant le goût des hommes pour la guerre ? La lecture des trois œuvres du programme peut nous aider à y voir plus clair, à condition de reprendre la question à la base : en quel sens peut-on dire que la guerre est naturelle ? Le terme de « nature » étant polysémique il convient de préciser son usage et d'user d'esprit critique. Partant de l'idée apparemment très forte, presque indéniable, que l'être humain fait la guerre car il est fait pour la guerre, nous remettrons en cause la notion d'instinct guerrier. Participant de l'idée de pente naturelle ou de mécanisme aveugle, cette notion est sans doute moins évidente qu'elle en a l'air.

Démontrer que la guerre est naturelle passerait, ainsi que nous le montre Bergson, par l'affirmation de la nature prométhéenne de l'être humain. L'homme ferait la guerre depuis toujours ou serait en état de guerre depuis l'origine des temps parce qu'il est doté d'intelligence fabricatrice mais aussi extrêmement vulnérable. Créateur d'outils, donc d'armes, il est en effet potentiellement victime de ses semblables également outillés et armés... ou bien potentiellement agresseurs.
Le mythe de Prométhée et Epiméthée rapporté par Platon dans le Protagoras nous permet de préciser le caractère naturel de la guerre. Suite à l'imprévoyance d'Epiméthée, l'être humain est un animal démuni, dépourvu de moyens de défense comme d'attaque. Et grâce à Prométhée lui donnant le feu ainsi que l'intelligence fabricatrice, technè, il peut néanmoins parvenir à combler cette vulnérabilité critique. Il acquiert le langage, construit des habitations, produit des habits, sème et récolte, etc. Or le mythe souligne toujours la fragilité de l'humain en rapportant qu'il aurait alors fallu que Zeus intervienne pour donner en complément l'art politique, dont l'art de la guerre est une composante, afin de lui permettre de pouvoir vivre dans des cités et survivre aux meutes des bêtes féroces ! Plus précisément Protagoras affirme que les hommes ont universellement reçu deux vertus, la pudeur et la justice, sans lesquelles l'art politique n'est pas même envisageable.
L'idée que ce serait comme composante de l'art politique reçu des dieux que l'art de guerre serait universellement répandu parmi les hommes se retrouve dans le premier livre de De la guerre de Clausewitz. Le caractère nécessaire de la guerre n'y est jamais mis en doute, de même que son universalité. Dans l'abstrait, il est naturel que « pour affronter la violence, la violence s'arme des inventions des arts et des sciences » (chapitre 1, 2). Et concrètement la violence physique est le moyen universel pour défendre une cité moderne, un territoire et son peuple considéré comme souverain. Il est naturel de développer ses crocs et de chercher à ôter les griffes de l'ennemi. Deux choses sont donc universelles « le sentiment hostile » et « l'intention hostile » (chapitre 1,3). Sentiment hostile : celui qui découvre devant lui un agresseur peut être pris de rage, de furie ; intention hostile : celui qui se bat est animé par un but, parfois guère réfléchi mais toujours conscient, comme mettre à terre son ennemi, le désarmer ou le tuer. Pour Homo faber, à l'échelle de l'individu, « même l'emportement de haine le plus sauvage, le plus proche de l'instinct, n'est pas concevable sans intention hostile ». Et à l'échelle de la cité, « même les peuples les plus civilisés peuvent se déchaîner l'un contre l'autre, enflammés par la haine », le sentiment hostile demeurant à l'état latent.
Les deux œuvres littéraires du programme permettent de préciser ce diagnostic initial. Avec sa triple distribution, le mythe platonicien n'affirme pas que la guerre est innée mais tend à asseoir l'idée que l'homme doit savoir faire la guerre pour être en paix, pour vivre et vivre bien. Il fait en effet de la guerre une nécessité conditionnelle (se battre pour défendre ses propriétés) ou même une déplaisante fatalité puisque, de proie universelle, l'être humain détenteur du feu, de l'acier et de puissantes armes, serait devenu une sorte de super-prédateur ! Ironie du sort : à partir du moment où il peut vaincre les bêtes féroces, il est lui-même comme une bête féroce contre laquelle il est nécessaire de se protéger par tous les moyens ! L'art de la guerre serait donc à la fois le remède et le poison ! Dans Les Perses d'Eschyle, c'est le remède qui sauve les Grecs des assauts des barbares et c'est un poison pour les Perses en tant qu'ils sont victimes de leur soif de conquête, étant conduits au massacre à la suite de leurs grands rois enivrés de puissance et d'orgueil, Darios et Xerxès. Le titre même choisi par Barbusse, Le Feu, est un clin d'oeil à la dimension prométhéenne de l'existence humaine, non quand le mythe explique l'origine des nations mais la perversion de la culture, le feu dérobée aux dieux ne servant plus qu'une œuvre folle de destruction, l'absurdité de la guerre moderne qui oppose des forces de frappe, des économies de guerre.

L'état de guerre est donc universel, l'agressivité à l'égard d'ennemis virtuels étant une sorte d'instinct. Faut-il pour autant supposer l'existence d'un instinct guerrier comme le fait Bergson ? D'une part, le terme d'instinct est assez vague et sujet à caution. D'autre part, penser une sorte de tendance naturelle irrépressible est sans doute exagéré. L'instinct guerrier est-il une réalité biologique ou bien une façon de parler, en elle-même risquée, qui évoque la puissance des idéologies nationalistes au sein des Etats modernes, bref le fondement culturel des guerres ?
Commençons par remarquer la possible confusion liée à l'usage du terme d'instinct dans une expression comme « l'instinct guerrier ». Avec les travaux de Pavlov, de Lorentz et des anthropologues contemporains, la langue scientifique a banni l'usage du terme lui préférant le réflexe, décliné en réflexe primaire et secondaire, appréhendé de manière dynamique à l'aide des notions liées de renforcement et d'inhibition. En période de fraie, le poisson-combattant mâle se livre à des comportements de lutte contre les autres mâles. Il s'agit d'un réflexe primaire, reproductif. Dans une cours de récréation l'instituteur observe peut-être que « les petits garçons aiment à se battre ». L'introspection le pousse peut-être à dire qu'il y a un plaisir à donner des coups. Mais cela ne suffit pas pour conclure à l'existence d'un instinct guerrier ! Il est clair qu'un tel instinct n'est qu'une des facettes de la virilité comprise non comme fait ou donné naturel mais comme construction sociale. Certes, dans une crèche les garçons dédaignent en général les poupées et préfèrent très tôt jouer avec des armes. Cela veut dire que le conditionnement opéré par la société ne crée pas le rôle de la virilité à partir de rien, mais cela ne signifie pas qu'il y ait de manière innée chez tous les garçons une envie de se battre. Bergson adopte un point de vue superficiel en supposant l'existence de cet instinct.
De la guerre fait partie avec quantité d'autres des œuvres pouvant être critiquées pour leur point de vue étroitement phallocrate. Il est indéniable que lorsque Clausewitz évoque le génie martial il pense exclusivement au combattant et au général, oubliant la moitié du genre humain, comme si les combattantes, les Amazones, Jeanne Hachette ou Jeanne d'Arc, n'étaient qu'un récit légendaire ou une anecdote dépourvue de valeur. La guerre serait naturelle pour les hommes, mais pas pour les femmes, tant chez les peuples sauvages que pour les nations de plus haute culture ! Mais, même limité au genre masculin, l'instinct guerrier ne va pas de soi dans la pensée de Clausewitz. Remarquons ainsi l'hésitation qui le prend lorsqu'il doit évoquer la capacité à endurer la douleur : « la guerre est le domaine des efforts et des souffrances physiques. Pour ne pas y succomber il faut une certaine force du corps et de l'âme qui, innée ou acquise, permet d'y être indifférent » (chapitre 3). Si cette résistance à la douleur mais aussi la hardiesse et le courage sont également des vertus inégalement répandues dans l'espèce humaine, de sorte que bien rares sont les âmes fortes, il résulte que l'instinct guerrier est une sorte de vue de l'esprit, le produit d'une éducation, d'un aguerrissement, et non pas du tout d'une transmission héréditaire.
La définition de la guerre comme « étonnante trinité » (chapitre 1, 28) renforce nos soupçons. En effet, la première des composantes évoquées est la « violence originelle » se rapportant au peuple ou « la haine et l'hostilité qu'il faut considérer comme un instinct naturel et aveugle ». Mais la troisième, qui se rapporte au gouvernement, est l'entendement pur ! Ainsi ceux qui font la guerre doivent être exaltés, mais ceux qui la décident doivent envisager les fins politiques d'une manière entièrement dépassionnée. La guerre oscille donc entre ce qui est purement naturel et ce qui est purement culturel. En fait, elle n'apparaît naturelle et spontanée que si elle l'on observe les hommes comme on observe des fourmis se faisant la guerre sans tenir compte de l'ordre politique !
Poursuivons donc notre réflexion en mettant en cause une prétendue tendance naturelle à se battre. Avec elle, risque de tomber l'opposition faite par Bergson entre des guerres accidentelles et des guerres essentielles. Sans elle, l'explication du carnage de la première guerre mondiale comme exutoire pour des forces pulsionnelles primitives ou un instinct de mort n'est plus si convaincante. Mais l'invocation de telles passions aveugles n'est peut-être qu'une manière de déguiser l'ignorance des causes réelles qui déterminent un tel cataclysme dans l'ordre de la civilisation ! La sauvagerie des combattants dans les tranchées ressemblerait à la sauvagerie des hordes guerrières des peuples primitifs non en raison d'une essence partagée mais d'une communauté de destin : écrasés sous des pluies d'obus, tétanisés par les ravages des mitrailleuses, pris au piège par les barbelés les poilus de Barbusse perdent tout vernis de civilisation, deviennent des brutes, ne peuvent plus penser autrement qu'à très court terme. Que vaut une escouade avant de monter au front ? C'est, apprend-on au chapitre 14, au mieux une troupe fiévreuse, au pire de la « viande soûle » ! Qu'est-ce qu'une escouade sur le point de devoir montée à l'assaut ? Des individus exténués, déboussolés, s'efforçant vainement d'oublier le lendemain « Toujours est-il que, malgré les signes précurseurs,et la voix des prophéties qui semblent se réaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les préoccupations immédiates : la faim, la soif, les poux dont l'écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minés », chapitre 20. L'abrutissement ne fait pas l'ombre d'un doute contrairement à l'exaltation du guerrier, même aux premiers jours de la guerre !
Dans Les Perses un terme permet d'évoquer l'instinct guerrier comme ce qui alimente l'agressivité. Ce terme, interprété comme une façon de désigner commodément ce qui échappe pour l'essentiel à la compréhension, renvoie plutôt à l'idée d'un réflexe conditionné, entretenu par des renforcements, qu'à l'idée d'un réflexe primaire, inconditionné. Il s'agit du mot « daïmon » voulant dire génie ou esprit, assez intraduisible en fait. On le trouve par exemple dans la lamentation du choeur, strophe 4 : « Hou la la la, daïmons. Vous avez fait tomber sur nous, à l'imprévu, un mal fulgurant comme le regard d'Até ». Là il s'agirait de puissances externes capables d'aveugler une armée entière, d'entretenir son erreur puis d'appeler sur elle une malédiction. En langage moderne on parlerait d'une sorte d'endoctrinement ayant conduit l'armée à sa perte dans la plus grande insouciance. L'armée des Perses comme son Roi aurait ainsi été conditionnés à attaquer. Mais un peu avant le fantôme de Darios, autre daïmon, expliquait la déroute des Perses par la folie de Xerxès : « Ha ! Un puissant daïmon [a saisi son esprit] pour aveugler ainsi son jugement ! » (v. 725) et il précisait encore, parlant d'une démence dont il faudrait se délivrer : « Zeus, punisseur, tient des comptes sévères : il s'abat sur les pensées par trop orgueilleuses ». Maintenant des vices ou puissances internes seraient responsables du désastre. Le désir de guerre aurait été porté à son paroxysme dans l'esprit malade de Xerxès, pâtissant à la fois d'un manque de prudence et d'une aveugle soif de vengeance. Que les impulsions qui poussent à la guerre soient externes ou internes, elles ne correspondent en rien à un esprit belliqueux inné. Il s'agit au contraire du résultat d'un manque de vertu, de justice ou de pudeur, entretenu d'une part par les courtisans, d'autre part par l'illusion du pouvoir absolu et trop tardivement découvert par Atossa ou Xerxès lui-même.

La guerre n'est en rien une tendance naturelle. Les humains ne sont pas programmés pour se faire la guerre, même s'ils ont de la testostérone dans le sang ! Le comportement guerrier doit être plutôt abordé comme une disposition, étant immédiatement précisé qu'il existe également une disposition pacifique en l'homme. La puissance du désir se trouve en effet exacerbée par l'existence du désir d'autrui, d'où une possible montée aux extrêmes, mais aussi contrebalancée dans la conscience de chacun par des émotions primitives comme la peur, la pitié, le besoin de reconnaissance, la volonté de construire. Dire de la guerre qu'elle correspond à une disposition fondamentale de l'être humain comporte l'intérêt de faire disparaître la fatalité du cours de l'histoire humaine. Il est reconnu que la guerre est universelle ; c'est une constante de l'histoire, qui aura cours tant que l'homme n'aura pas su inventer les conditions effectives d'une paix durable.

Devoir surveillé, "La guerre est naturelle" Bergson


Devoir surveillé de rentrée (4 heures)

Partie I. Résumé de texte

Résumerez en 200 mots le texte suivant. Un écart de 10 % en plus ou en moins sera toléré. Vous indiquerez avec précision, en marge de chaque ligne, le nombre de mots qu’elle comporte et, à la fin du résumé, le total.
La nature a-t-elle voulu la guerre ? Répétons, une fois de plus, que la nature n’a rien voulu, si l’on entend par volonté une faculté de prendre des décisions particulières. Mais elle ne peut poser une espèce animale sans dessiner implicitement les attitudes et mouvements qui résultent de sa structure et qui en sont les prolongements. C’est en ce sens qu’elle les a voulus. Elle a doté l’homme d’une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l’a fait pour bon nombre d’espèces animales, elle a préféré qu’il les construisît lui-même. Or l’homme a nécessairement la propriété de ses instruments, au moins pendant qu’il s’en sert. Mais puisqu’ils sont détachés de lui, ils peuvent lui être pris ; les prendre tout faits est plus facile que de les faire. Surtout, ils doivent agir sur une matière, servir d’armes de chasse ou de pêche, par exemple ; le groupe dont il est membre aura jeté son dévolu sur une forêt, un lac, une rivière ; et cette place, à son tour, un autre groupe pourra juger plus commode de s’y installer que de chercher ailleurs. Dès lors, il faudra se battre. Nous parlons d’une forêt où l’on chasse, d’un lac où l’on pêche : il pourra aussi bien être question de terres à cultiver, de femmes à enlever, d’esclaves à emmener. Comme aussi c’est par des raisons variées qu’on justifiera ce qu’on aura fait. Mais peu importent la chose que l’on prend et le motif qu’on se donne : l’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. On sait combien les petits garçons aiment à se battre. Ils recevront des coups. Mais ils auront eu la satisfaction d’en donner. On a dit avec raison que les jeux de l’enfant étaient les exercices préparatoires auxquels la nature le convie en vue de la besogne qui incombe à l’homme fait. Mais on peut aller plus loin, et voir des exercices préparatoires ou des jeux dans la plupart des guerres enregistrées par l’histoire. Quand on considère la futilité des motifs qui provoquèrent bon nombre d’entre elles, on pense aux duellistes de Marion Delorme qui s’entre-tuaient « pour rien, pour le plaisir », ou bien encore à l’Irlandais cité par Lord Bryce, qui ne pouvait voir deux hommes échanger des coups de poing dans la rue sans poser la question : « Ceci est-il une affaire privée, ou peut-on se mettre de la partie ? » En revanche, si l’on place à côté des querelles accidentelles les guerres décisives, qui aboutirent à l’anéantissement d’un peuple, on comprend que celles-ci furent la raison d’être de celles-là : il fallait un instinct de guerre, et parce qu’il existait en vue de guerres féroces qu’on pourrait appeler naturelles, une foule de guerres accidentelles ont eu lieu, simplement pour empêcher l’arme de se rouiller. — Qu’on songe maintenant à l’exaltation des peuples au commencement d’une guerre ! Il y a là sans doute une réaction défensive contre la peur, une stimulation automatique des courages. Mais il y a aussi le sentiment qu’on était fait pour une vie de risque et d’aventure, comme si la paix n’était qu’une halte entre deux guerres. L’exaltation tombe bientôt, car la souffrance est grande. Mais si on laisse de côté la dernière guerre, dont l’horreur a dépassé tout ce qu’on croyait possible, il est curieux de voir comme les souffrances de la guerre s’oublient vite pendant la paix. On prétend qu’il existe chez la femme des mécanismes spéciaux d’oubli pour les douleurs de l’accouchement : un souvenir trop complet l’empêcherait de vouloir recommencer. Quelque mécanisme de ce genre semble vraiment fonctionner pour les horreurs de la guerre, surtout chez les peuples jeunes. — La nature a pris de ce côté d’autres précautions encore. Elle a interposé entre les étrangers et nous un voile habilement tissé d’ignorances, de préventions et de préjugés. Qu’on ne connaisse pas un pays où l’on n’est jamais allé, cela n’a rien d’étonnant. Mais que, ne le connaissant pas, on le juge, et presque toujours défavorablement, il y a là un fait qui réclame une explication. Quiconque a séjourné hors de son pays, et voulu ensuite initier ses compatriotes à ce que nous appelons une « mentalité » étrangère, a pu constater chez eux une résistance instinctive. La résistance n’est pas plus forte s’il s’agit d’un pays plus lointain. Bien au contraire, elle varierait plutôt en raison inverse de la distance. Ceux qu’on a le plus de chances de rencontrer sont ceux qu’on veut le moins connaître. La nature ne s’y fût pas prise autrement pour faire de tout étranger un ennemi virtuel, car si une parfaite connaissance réciproque n’est pas nécessairement sympathie, elle exclut du moins la haine. Nous avons pu le constater pendant la dernière guerre. Tel professeur d’allemand était aussi bon patriote que n’importe quel autre Français, aussi prêt à donner sa vie, aussi « monté » même contre l’Allemagne, mais ce n’était pas la même chose. Un coin restait réservé. Celui qui connaît à fond la langue et la littérature d’un peuple ne peut pas être tout à fait son ennemi. On devrait y penser quand on demande à l’éducation de préparer une entente entre nations. La maîtrise d’une langue étrangère, en rendant possible une imprégnation de l’esprit par la littérature et la civilisation correspondantes, peut faire tomber d’un seul coup la prévention voulue par la nature contre l’étranger en général. Mais nous n’avons pas à énumérer tous les effets extérieurs visibles de la prévention cachée. Disons seulement que les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première, on pense à quelque compatriote. L’autre concerne les étrangers.
Nous venons de dire qu’à côté des guerres accidentelles il en est d’essentielles, pour lesquelles l’instinct guerrier semble avoir été fait. De ce nombre sont les guerres d’aujourd’hui. On cherche de moins en moins à conquérir pour conquérir. On ne se bat plus par amour-propre blessé, pour le prestige, pour la gloire. On se bat pour n’être pas affamé, dit-on, — en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre. Plus de délégation à un nombre restreint de soldats chargés de représenter la nation. Plus rien qui ressemble à un duel. Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps. Seulement on se bat avec les armes forgées par notre civilisation, et les massacres sont d’une horreur que les anciens n’auraient même pas imaginée. Au train dont va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre.
Henri Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)

Partie II. Dissertation

Votre lecture des trois œuvres du programme vous conduit-elle à affirmer avec Bergson que « la guerre est naturelle » ?

Introduction au cours sur la guerre III


Une approche de la guerre, comme « disposition avérée » au combat
Troisième partie

C. Lecture suivie du chapitre 13 du premier livre du Léviathan

La lecture de ce texte illustre s'inscrit dans la visée générale du cours d'introduction, non pas apprendre quelque chose de décisif au sujet de la guerre mais apprendre à mieux la penser, reconnaître les perspectives fructueuses et les méthodes déployées pour cerner autant que possible sa complexité. Nous avons dores et déjà repéré deux choses importantes, la perspective temporelle et la mise en œuvre d'une pensée dialectique. La confrontation à l'ensemble du texte permet-elle d'aller plus loin ?

Par commodité je numérote les paragraphes. Ainsi les citations précédemment effectuées renvoient au §8.

Chapitre 13 : De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère

§1 La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l'esprit que, quoiqu'on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d'un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n'est pas si considérable qu'un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés du même danger que lui-même.

§2 Et encore, pour ce qui est des facultés de l'esprit, sans compter les arts fondés sur des mots, et surtout cette compétence qui consiste à procéder selon des règles générales et infaillibles, appelée science, que très peu possèdent, et seulement sur peu de choses, qui n'est ni une faculté innée née avec nous, ni une faculté acquise en s'occupant de quelque chose d'autre, comme la prudence, je trouve une plus grande égalité entre les hommes que l'égalité de force. Car la prudence n'est que de l'expérience qui, en des temps égaux, est également donnée à tous les hommes sur les choses auxquelles ils s'appliquent également. Ce qui, peut-être, fait que les hommes ne croient pas à une telle égalité, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun a de sa propre sagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se figurent posséder à un degré plus élevé que le vulgaire, c'est-à-dire tous [les autres] sauf eux-mêmes, et une minorité d'autres qu'ils approuvent, soit à cause de leur renommée, soit parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la nature des hommes que, quoiqu'ils reconnais­sent que nombreux sont ceux qui ont plus d'esprit [qu'eux-mêmes], qui sont plus éloquents ou plus savants, pourtant ils ne croiront guère que nombreux sont ceux qui sont aussi sages qu'eux-mêmes ; car ils voient leur propre esprit de près, et celui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les hommes sont plutôt égaux qu'inégaux sur ce point. Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot.

§3 De cette égalité de capacité résulte une égalité d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent ), ils s'efforcent de se détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où un envahisseur n'a plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède un endroit commode, on peut s'attendre à ce que d'autres, probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces, pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son travail, mais aussi de sa vie ou de sa liberté. Et l'envahisseur, à son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.

§4 Et de cette défiance de l'un envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d'anticiper, c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger ; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation exige, et ce qu'on permet généralement. Aussi, parce qu'il y en a certains qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance dans les actes de conquête, qu'ils poursuivent au-delà de ce que leur sécurité requiert, si d'autres, qui autrement seraient contents d'être tranquilles à l'intérieur de limites modestes, n'augmentaient pas leur puissance par invasion, ils ne pourraient pas subsister longtemps, en se tenant seulement sur la défensive. Et par conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hommes étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être permise.

§5 De plus, les hommes n'ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. Car tout homme escompte que son compagnon l'estime au niveau où il se place lui-même, et, au moindre signe de mépris ou de sous-estimation, il s'efforce, pour autant qu'il l'ose (ce qui est largement suffisant pour faire que ceux qui n'ont pas de pouvoir commun qui les garde en paix se détruisent l'un l'autre), d'arracher une plus haute valeur à ceux qui le méprisent, en leur nuisant, et aux autres, par l'exemple.

§6 De sorte que nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté.

§7 La première fait que les hommes attaquent pour le gain, la seconde pour la sécurité, et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail ; dans le second cas, pour les défendre ; et dans le troisième cas, pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom.

§8 Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue ; et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps, comme on le fait pour le temps qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pendant tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire. Tout autre temps est PAIX.

§9 Par conséquent, tout ce qui résulte d'un temps de guerre, où tout homme est l'ennemi de tout homme, résulte aussi d'un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d'invention leur donneront. Dans un tel état, il n'y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain ; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu'elles requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps ; pas d'arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente ; et la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève.

§10 Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres ; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.

§11 Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci ; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. En effet, en de nombreux endroits de l'Amérique, les sauvages, à l'exception du gouvernement de petites familles, dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n'ont pas du tout de gouvernement et vivent à ce jour d'une manière animale, comme je l'ai dit plus haut. Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à craindre, par celui où tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.

§12 Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. Mais, parce que, par là, ils protègent l'activité laborieuse de leurs sujets, il n'en découle pas cette misère qui accompagne la liberté des particuliers.

§13 De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. Et en voilà assez pour la malheureux état où l'homme se trouve placé par simple nature, quoique avec une possibilité d'en sortir, qui consiste en partie dans les passions, en partie dans sa raison.

§14 Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les obtenir par leur activité. Et la raison suggère les clauses de paix qui conviennent, sur lesquelles on peut amener les hommes à se mettre d'accord. Ces clauses sont celles qu'on appelle d'une autre manière les lois de nature, dont je vais parler plus particulièrement dans les deux chapitres suivants.

Traduction Philippe Folliot.

Le premier paragraphe

Ce paragraphe dégage immédiatement ce qui est sans doute l'idée cardinale de toute réflexion sur la guerre, l'idée d'égalité. Les hommes se font la guerre car ils sont égaux. Ou peut-être faudrait-il mieux dire que les hommes se font la guerre quand ils sont égaux.
Derrière ce principe de l'égalité se jouent les notions de réciprocité (des intentions, des coups portés) et de symétrie (des points de vue) ou encore de mimétisme (d'imitation, de réplication et de compétition pouvant conduire à la montée aux extrêmes).

L'égalité qui est envisagée n'est pas un simple fait. Elle est principielle, originaire. En ce sens elle est réelle et relative. Réelle car pouvant abolir suffisamment des différences observables. Nous sommes tous égaux mais différents en tant qu'êtres humains. Relative car les différences sont si visibles qu'elles autorisent la mauvaise foi, partant l'affirmation d'une supériorité chimérique.
Hobbes ne postule pas l'égalité mais la démontre. D'abord, il n'envisage que le cas particulier de l'égalité des capacités physiques. Par la suite l'extension aux capacités morales se fera sans grande difficulté, mais il faudra franchir un obstacle « épistémologique » (ou « psychologique » si l'on préfère insister sur l'orgueil des hommes). L'égalité se démontre par un constat universalisable : « le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort ».
Comparativement au plus fort, le plus faible n'est pas très faible ! Il l'est toujours moins qu'on pourrait le croire. C'est valable du nain par rapport au géant ou bien de la femme par rapport à l'homme ! Deux raisons sont données ; d'une part la faiblesse relative peut être compensée par autre chose comme la ruse, d'autre part cette faiblesse s'abolit dans la possibilité de nouer des alliances. Alors la force du nombre supplée la faiblesse de tous les individus isolés. On retrouve là deux caractéristiques essentielles de l'être humain qui font d'un Ulysse un modèle d'humanité pouvant triompher des périls et de ses ennemis. Mais l'arrière-plan du texte n'est pas une référence à la mythologie grecque. La formule «  le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort » prend sens dans un contexte biblique. On doit penser à David abattant Goliath. Et plus encore à Judith décapitant Holopherne.

A l'issu du premier paragraphe, on peut quasiment dire que « rien ne va plus » ou que « les jeux sont faits » : l'être humain est un meurtrier en puissance. Il peut tuer tout autre être humain, pour peu qu'il le veuille vraiment, qu'il saisisse le moment opportun, qu'il s'appuie sur sa faiblesse, son charme à défaut de ses muscles. Son apparente innocuité, sa faiblesse toute relative, renforçant dialectiquement sa dangerosité.

§ 2 et § 3

Le paragraphe suivant est remarquable par l'ironie qu'il met en jeu. C'est à nouveau une clé à laquelle il faudra très souvent recourir pour penser la guerre. L'ironie prote ici précisément sur l'égalité de l'intelligence : la preuve de cette égalité est que tous les hommes se croient supérieurs à la moyenne ! La vanité empêche tout individu de porter sur lui-même un regard objectif. Et c'est valable de Hobbes aussi. Comme de moi ! Le détour par l'ironie est donc nécessaire. Je puis au moins remarquer à la suite de Hobbes qu'« il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot ». Cela ne veut pas dire que les hommes sont tous également intelligents, mais qu'ils parviennent tous à être également bornés !

Les conséquences pratiques de cette égalité non pas physique mais morale sont très importantes. Nous aurons sans doute à développer avec Les Perses l'idée que nul roi ne parvient à s'estimer à sa juste valeur ou avec De la guerre l'idée que tout général s'estime ordinairement meilleur stratège que ses pairs ! Un tel aveuglement a de terribles conséquences pour les peuples et les armées.

Pour sa part, Hobbes prolonge l'analyse en amenant un raisonnement décisif. Et c'est une troisième espèce d'égalité qui intervient alors, la plus meurtrière de toute en quelque sorte : l' « égalité d'espoir d'atteindre nos fins » !
S'il s'agit toujours d'une égalité, il ne s'agit alors plus d'aucune égalité positive, pouvant être vérifiée, mais seulement d'une égalité imaginaire. Il s'agit d'une égalité au niveau des représentations. Puisque les inégalités ne sont pas décisives, qu'il n'existe pas parmi nous de supérieur absolu ou de dominant naturel, tout le monde peut se croire supérieur et vouloir dominer. C'est de l'égalité des désirs que nous parle alors Hobbes. Dans une meute, le désir du mâle dominant éteint le désir des autres mâles. Chez l'être humain on observe bien plutôt une exacerbation des désirs. Chacun désire ce que les autres désirent, dans l'anxiété d'être dépossédé par eux, avec le fantasme d'être celui qui triomphe en imposant son désir aux autres.
La deuxième phrase du §3 le dit clairement, les hommes sont naturellement des ennemis par leur désir qui est commun et opposé, symétrique et réciproque (parfois je ne désire une chose que parce que le désir d'autrui me la révèle désirable). L'ennemi n'a pas d'autre qualité substantielle que d'être un être de désir. Comme moi. Et nous ne pouvons jouir tous deux de la même chose. « Si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis », dans l'abstraction de l'état de nature nous sommes tous les ennemis de tous les autres êtres de désir !

L'animosité est première, fondamentale, causée nos représentations les plus intimes. Et la pensée de la guerre ne cesse de découvrir ou redécouvrir la folie des désirs humains. Leur caractère inépuisable... infini ! Elle est appelée à lier l'égalité d'espoir et l'égalité de la peur d'être privé de l'objet désiré. Elle peut prendre en compte des désirs brutaux, immédiats, enthousiastes, comme des désirs qui font l'objet d'une lente maturation, d'un développement secret, voire inavoué, d'un mûrissement dans le ressentiment et la souffrance.
La fable de l'envahisseur qui suit ce passage développe cette thèse : nul travailleur ne peut jouir du fruit désirable de son travail, et même sa personne peut lui être confisquée, dans l'esclavage, la soumission au désir d'autrui ; nul envahisseur ne peut profiter de son invasion sans attirer de convoitises ni craindre de subir à son tour une invasion. Avec ce cercle vicieux, c'est l'instabilité de toute condition, la précarité de toute existence qui sont signifiées. C'est un enchaînement infernal qui se laisse entrevoir.

§ 4, § 5, § 6 et § 7

Une analyse générale sur le site de l'académie de Versailles :
La guerre résulte de la conjonction des deux passions qui mettent l’homme en mouvement : le
désir de puissance et de domination absolue, la peur de la mort violente.
Cette première passion prend deux formes : la convoitise infinie des biens, le désir de gloire et de reconnaissance. Or, l’essence même du désir, qui est tourné vers l’avenir, vers la réitération de la jouissance, le condamne à l’insatisfaction. Sa liaison étroite à l’imagination –comme faculté du possible, qui nous porte au-delà de nous-mêmes – nous porte à rechercher et à anticiper sans fin un agrément absent et espéré. Tout désir porte avec lui l’espérance de la prolongation indéfinie de la satisfaction, ce qui fait de la vie un mouvement passant sans cesse de la présence d’un bien à l’acquisition d’un autre. Or, comme souvent les êtres désirent la possession de biens qui ne peuvent être divisés et répartis, ils sont portés à s’affronter pour leur possession exclusive. Le désir, loin de réunir les hommes, constitue un puissant motif de dissociation : s’emparer du bien d’autrui par la force est, en l’absence de tout pouvoir transcendant, un moyen d’appropriation fort tentant. Toutefois, le désir ne se cantonne pas à cette dimension naturelle. La méchanceté humaine doit être comprise à l’aune d’une passion plus spirituelle : le désir de supériorité. Chacun se fait une très haute estime de ses propres mérites et s’accorde une valeur plus élevée qu’à ses semblables. Or, la force de cette croyance demeure tributaire de sa validation par autrui. La vanité guette donc dans le regard d’autrui tout signe lui indiquant qu’elle ne reçoit pas l’honneur auquel elle aspire. La force paraissant le signe de cette excellence, les hommes y ont recours pour arracher l’admiration que leur amour-propre désire. La guerre n’a donc rien de biologique, elle ne dérive pas du besoin mais d’une cause profondément spirituelle : le désir de jouir de l’admiration des autres. Son moteur, même lorsqu’il y a appropriation, volonté d’accaparation des biens, c’est l’envie de gloire, de reconnaissance, ce que Rousseau appellera « la fureur de se distinguer». Parce que la vanité les incite à la violence et à la défiance, les hommes abandonnés à leur pure naturalité voient l’antagonisme de leurs désirs aboutir à une guerre ininterrompue.

On peut compléter cette analyse en notant la préoccupation de Hobbes pour la question du nombre. La crainte de l'invasion va de pair avec le désir de conquête, les désirs de conserver un bien et de se l'approprier par tous les moyens se heurtant nécessairement. Déjà le nombre peut intervenir, puisque des faibles peuvent envahir un plus fort qu'eux en s'alliant... avant de se déchirer pour la jouissance du bien. Au paragraphe 4 la question du nombre devient cruciale, Hobbes évoquant l'impératif de « se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes », dans une perspective agressive ou seulement défensive. Cette réunion des forces produit une nouvelle forme de puissance, non réduite à la puissance propre. Et débouche sur ce qu'il faut bien qualifier de soumission, voire d'esclavage : l'«augmentation de la domination sur les hommes ». Cette première réunion d'individus reste sans doute très instable, le chef qui instaure cette domination et en profite presque exclusivement ; il doit réussir à imposer à ses affidés un joug. Il doit recourir au « pouvoir capable de les dominer tous par la peur », comme dit au paragraphe 5, ce qui sans doute passe par la démonstration de force, la cruauté, le chantage, le mensonge ou d'autres manières brutales ou malines de vaincre des réticences.
Avec cette question du nombre la pensée de la guerre tient une nouvelle source d'interrogation vraiment féconde. D'une part, il devient nécessaire de réfléchir le pouvoir personnel du chef de guerre, le charisme, les conditions du développement de la force de conviction d'un individu au sein d'un groupe. D'autre part, si maintenant on souligne la relativité de toute puissance tenant au nombre, il devient possible de considérer l'impérialisme, sous une quelconque de ses formes, comme expression logique de la « conservation ». La conquête est nécessaire. Les frontières sont faites pour être envahies !

Les trois principales « causes de querelle » dégagées par Hobbes sont donc comme des détonateurs pour ce qui est déjà une poudrière ! Mais faisons aussi attention au fait qu'aucune n'est exclusive !
Reprenons-les, « premièrement, la rivalité [qui fait que les hommes attaquent pour le gain]] ; deuxièmement, la défiance [qui fait que les hommes attaquent pour la sécurité] ; et troisièmement la fierté [qui fait que les hommes attaquent pour la réputation].
La réputation, ou sens de l'honneur, est particulièrement apte à s'adjoindre à une des deux autres causes. Mais il est tout aussi possible de se battre par rivalité, pour prendre à autrui son bien, et par défiance, pour protéger le sien !
Dans la liste des riens (se battre « pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom ») qui peuvent déclencher le sentiment d'offense se trouve en particulier le délit d'opinion... comme les croyances hérétiques ou jugées telles.

§ 8

Pour rester concis André Comte-Sponville a sauté le passage suivant : « et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps [time], comme on le fait pour le temps [weather] qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours ». Ces quelques lignes renforcent bien, par la comparaison effectuée, la nécessité de concevoir la guerre en l'inscrivant dans sa temporalité propre, la durée et non l'instantanéité de l'événement.
Le mauvais temps correspond à la fois à l'orage et au ciel menaçant qui précède l'orage ! Le temps de la guerre, ce sont bien des orages qui s'accumulent dans les airs avant de se déverser sur la terre. Ainsi la perception du temps est celle, anxieuse nécessairement, d'une action préventive, pour parer au danger dès le premier soupçon, voire avant même ce premier soupçon !
Et à ce temps de la guerre correspond un espace de vie en permanence menacé, jamais assez isolé du reste du monde, toujours ouvert au déferlement de la catastrophe, de la violence et de la mort.
Poursuite du commentaire de Demulier :
« Le plus faible d’apparence peut toujours tuer le plus fort soit par ruse, soit par alliance avec d’autres hommes (possible dans ce cadre de rivalité généralisée). L’égalité n’est donc pas dans la nature ou la quantité de la force dont chacun dispose, mais dans l’effet que celle-ci peut produire : la mort. Aussi la violence ne cesse-t-elle de se nourrir elle-même car sachant que la capacité d’autrui à être mon meurtrier potentiel est égale à la mienne, je ne cesse de me défier de lui, d’anticiper son agression. Dès lors, chacun concevant avec crainte l’hostilité de l’autre comme un obstacle éventuel à sa propre puissance, la peur imaginaire le pousse à se défendre préventivement et la guerre ne s’arrête jamais, faute de possibilité d’une victoire définitive. Opposition des passions, égalité des forces, défiance mutuelle et droit égal à se défendre par toutes les voies estimées valables dessinent l’espace sinistre dans lequel se meuvent les hommes en l’absence de l’Etat. Hobbes appelle cette situation effroyable d’inimitié généralisée où chacun se trouve seul à assurer sa sécurité « la guerre de tous contre tous ». En elle selon une formule extrêmement célèbre
empruntée à Plaute « l’homme est un loup à un autre homme». »

§ 9, 10, 11

Devant se défendre de l'accusation comme quoi il présenterait l'être humain en faisant son procès à charge, de manière très partiale et injuste, Hobbes en appelle à l'expérience.
« Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? »
Il profite de l'occasion pour rappeler que son propos n'est aucunement celui d'un moraliste ! Même s'il parle de l'être humain en tant qu'être de désir, il ne dit pas aux êtres humains comment ils doivent s'y prendre et pourquoi ils doivent contrôler leurs désirs. Il n'accuse de fait pas les hommes d'être d'abominables pécheurs, sans foi ni loi.
« Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. »
§ 12

Devant réfuter les mécompréhensions attachées à la réflexion sur l'état naturel, la fiction de l'état de nature, Hobbes en profite pour développer un parallèle avec la situation politique contemporaine, celle de la mosaïque des Etats-nations (on parle aujourd'hui de géopolitique « westphalienne »). De même que les individus sont universellement en état de guerre, à l'état de nature, les Etats sont universellement en état de guerre, chacun étant comme muré dans sa souveraineté jalouse !
(…) « à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. »
Tout empire est poussé à la guerre, ne serait-ce que par simple prudence, pour rogner les griffes des empires voisins.
A noter la référence à l'affrontement des gladiateurs qui préfigure la définition de la guerre comme duel.

§ 13 et § 14

La fin du chapitre 13 est éclairante sur un dernier point, précédemment effleuré, le caractère illusoire d'un droit d'un Etat ou d'un individu à faire la guerre !
Là où sévit la guerre, règne la violence, non le droit. Ou alors il ne s'agit que du droit du plus fort, au sujet duquel on ne peut qu'ironiser !
« Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. »
Il n'existe pas de guerre juste. Il n'y a que des rhétoriques chargées de faire croire en la justice ou de répandre dans l'opinion l'idée de cause juste. Le juste l'est a posteriori, quand un Etat ou un individu peuvent imposer leur cause, leurs intérêts, leur manière de dire l'histoire, aux vaincus. Ce n'est pas être cynique que de le reconnaître. C'est seulement être réaliste !

lundi 15 septembre 2014

Introduction au cours sur la guerre II

Une approche de la guerre, comme « disposition avérée » au combat
Deuxième partie

d) La problématique de la guerre juste ou l'art d'affronter des paradoxes

Relisons la fin de l'article « Guerre » d'André Comte-Sponville :
On remarquera que le but d'une guerre est ordinairement la victoire, qui est une paix avantageuse. Que le droit y trouve aussi son compte n'est jamais garanti, mais peut seul la justifier. Une guerre juste ? Elle peut l'être par ses buts, jamais totalement par ses moyens. Le mieux, presque toujours, est de l'éviter : le rapport violent des forces (la guerre) n'est légitime que lorsque leur rapport non violent (la politique) serait suicidaire ou indigne. »

La grande prudence du début contraste avec les affirmations audacieuses de la fin de ce texte. C'est bien de prudence qu'il s'agit lorsque la victoire, si belle aux yeux des vainqueurs, est réduite à une simple « paix avantageuse ». Signature d'un traité accordant certains privilèges, permettant le désarmement du vaincu, comportant des réparations de guerre... la victoire est toute relative pour les vainqueurs si l'on met de côté le prestige ou même la joie immense d'en finir avec le temps de la guerre, des tueries et des destructions.
Ce soupçon porté à l'idée de victoire rejaillit sur l'idée de « guerre juste ». A posteriori, une guerre est toujours dite « juste » par le vainqueur qui ne permet pas au vaincu de répliquer, même verbalement. Vae victis : malheur aux vaincus ! On se doute bien que la raison n'accorde pas si seulement l'absolution au vainqueur pour tout ce qu'il a fait durant la guerre et a finalement imposé au vaincu ! Et a priori, qu'en est-il de la soi-disant guerre juste ? La méfiance à l'égard de toutes les justifications tendancieuses de la guerre proposées par le parti de la guerre est de mise. Considérons la guerre indépendamment des circonstances particulière de l'histoire. A quelle condition une guerre serait-elle juste ?
Elle peut ne pas l'être, ne l'être même jamais. La guerre juste est peut-être un mirage, puisqu'il demeure très audacieux d'affirmer et peut-être inconséquent de penser qu'une entreprise humaine puisse être juste par ses seuls buts quand sa mise en œuvre, par ses moyens, elle frappe des innocents. Il n'est pas juste de combattre l'ennemi si l'action de guerre frappe indistinctement militaires et civils. La rhétorique des « dommages collatéraux » infligés à la population porte son poids d'infamie. Un bombardement stratégique répand aveuglément la mort. Un blocus, sorte de siège moderne mis en œuvre pour asphyxier l'économie d'une nation et faire plier ses dirigeants, crée une grave pénurie en matières premières ou en médicaments et fait périr des enfants ou des malades qui ne sont pour rien dans les affaires politiques ayant conduit à la situation de guerre. La guerre telle qu'elle se fait est « sale ».

La réflexion peut néanmoins se poursuivre au-delà de ce constat. Pour cela il convient de passer des faits au droit. Il existe un droit de la guerre et un droit dans la guerre. Parce qu'il est permis de se demander si en droit toute action militaire est légitime, quels que soient les avantages qu'elle peut effectivement apporter au vaincu. La guerre n'est pas un désastre naturel, ni une sorte de tempête, ni un déluge, ni une éruption de violence. Il n'y a pas de « fait des choses »à alléguer en disant « on n'y peut rien » ou « c'était fatal ! ».
Devant un ennemi deux attitudes sont toujours possibles : céder ou ne pas céder ; céder en cherchant à établir un compromis – que beaucoup considéreront comme une compromission abjecte – ou ne pas céder quitte à devoir bientôt mobiliser voire déclarer la guerre, se lancer dans l'aventure d'une campagne militaire.
La recherche du compromis est une attitude courageuse qui semble presque toujours préférable à l'entêtement pouvant conduire au déclenchement d'hostilité. C'est vrai dans la cours de récréation comme sur la scène internationale, à l'intérieur des Etats comme dans la conduite de leur politique internationale, ainsi que le souligne le philosophe Avishai Margalit, La Société décente (Climats, 1999).
Une analyse à penser par soi-même :
«  Quand un individu dit qu’on lui a « manqué de respect », le critère qui permet de trancher entre humiliation subjective et objective est celui du droit : a-t-on dénié à cet individu un droit fondamental de la personne humaine ? Si oui, alors l’humiliation est objective. Si non, le sentiment d’humiliation est, très probablement, le masque intériorisé d’un ressentiment non su.
Se pose ensuite la question de savoir ce que sont ces droits humains « à respecter en toute circonstance». Margalit propose d’articuler leur définition autour de leur justification.
Trois types de justification sont envisageables.
Une première justification est purement négative. Elle résulte du choc éprouvé par le simple bon sens. Animal symbolique, l'homme doit être épargné de l'humiliation tant physique que psychologique : « Le besoin d’éradiquer toute cruauté, y compris l’humiliation, n’exige pas à son tour de justification morale, puisque l’exemple paradigmatique du comportement moral est un comportement qui empêche la cruauté. C’est là où la justification arrive à son terme. »
Plus élaborée, la justification positive cherche un critère universalisable. Le concept de dignité y est lié à celui de liberté. Celle-ci confère à tout homme une capacité au repentir. Cette introspection peut ensuite influencer une praxis devenue morale. Le droit toujours respectable, dans cette optique, est le droit de respecter le droit d’autrui. L’humiliation inacceptable est celle qui rend logique un irrespect en retour.
Mais c'est la justification dite sceptique que Margalit adopte. Elle peut être vue comme la synthèse disjonctive des deux précédentes. Le respect y est pensé comme le point de départ de l’humain. Il ne s’agit pas respecter les hommes parce qu’ils sont humains, mais de les rendre humains (sur le plan symbolique) parce qu’ils sont respectés. Le droit humain toujours respectable, dans cette perspective, est le droit dont l’irrespect vaut remise en cause de l’humanité. »
L'ensemble de l'article est à lire à l'adresse suivante, sur Scriptoblog :
On peut préférer la note de lecture d'Olivier Abel (2003) disponible sur Persée :

Nous reviendrons sur les idées de la fin de l'article « Guerre ». Une guerre est-elle juste ou pleinement justifiée dès lors et dès lors seulement que son refus signifie suicide collectif ou indignité politique ? Les réflexions d'un autre philosophe, ami de Margalit, Michael Walser seront alors précieuses.

B. Avec l'étendard d'Ur, les leçons de l'histoire : comprendre les détails et les symboles d'un document parlant de la guerre

De quoi s'agit-il ?
D'un témoignage historique de la royauté Sumérienne, même s'il s'agit d'une œuvre d'art pas d'un texte. A quand remonte-t-il ? 2600-2500 ans av. J.C. C'est donc un des premiers témoignages volontaires de la guerre, ainsi affirmée comme pouvant être glorieuse ou porteuse d'une sorte de mission civilisatrice. Cette guerre, en quelque sorte, est la « première guerre ».
D'où provient-il ? De Sumer, sous le règne de la troisième dynastie, qui est alors la première puissance politique, érigée à partir de la révolution néolithique sur un réseau de villes elles-mêmes centres de productions agricoles et artisanales.
La royauté sumérienne, une puissance qui pense à immortaliser ses victoires, à transmettre la mémoire de ses conquêtes périphériques, de la constitution de son empire. L'histoire ancienne, légendaire, est « traduite » dans une fresque mythologique, en particulier l'épopée de Gilgamesh. Donnons en exemple le duel de Gilgalmesh et du démon Umbaba de la montagne des cèdres. Le pouvoir inscrit sa force actuelle dans la pierre ou représente ses propres guerres par l'intermédiaire de formes artistiques, symboliquement.

Une lecture de l'épisode de la montagne des cèdres, hélas sur un site encombré de publicités :
Pour les plus curieux, il faut consulter le livre de Jean Bottéro, spécialiste de Sumer, Le grand homme qui ne voulait pas mourir (traduit de l’akkadien et présenté par Jean Bottéro, coll. « L’Aube des peuples », Gallimard, 1994). A défaut visiter le site du Mini-Louvre :

Quittons la mythologie pour retrouver l'histoire. Retrouvé dans une tombe royale, l'étendard d'Ur qui n'a d'étendard que le nom est un coffre creux orné de scènes formant système. Quatre faces, deux grandes faces rectangulaires, la guerre et la paix... la guerre puis la paix !
La fonction de l'objet reste sujette à discussion. Mais sa signification est relativement claire.
Une présentation à consulter :
Sa conclusion
L'étendard d'Ur est généralement considéré comme commémorant un événement ayant eu lieu. La face de la Guerre représenterait une bataille dont l'armée d'Ur est sortie victorieuse, tandis que la face de la Paix représenterait la célébration de cette victoire au cours d'un banquet, et/ou des sacrifices effectués en l'honneur des dieux pour les remercier pour ce triomphe. Mais il n'est pas forcément nécessaire de rechercher un contexte historique précis pour cette œuvre. Elle peut être expliquée suivant l'idéologie royale de la basse Mésopotamie antique : le roi y a en effet une double fonction, celle de guerrier, chef de l'armée, et celle d'intermédiaire entre les dieux et les hommes, et donc de principal pourvoyeur d'offrandes aux dieux. L'étendard d'Ur pourrait donc représenter ces deux facettes de la figure royale. Notons que les deux interprétations ne s'excluent pas forcément.
Au-delà de sa signification, l'étendard d'Ur est une œuvre qui fournit des informations importantes sur la société mésopotamienne de son époque. Par la qualité de son exécution, elle montre la grande maîtrise des artisans d'Ur et du pays de Sumer de cette période. Les scènes et personnages représentés nous fournissent des informations sur l'équipement militaire de cette période, et notamment le rôle de l'infanterie lourdement équipée et des chars, ainsi que sur les vêtements courants, ou les pratiques de convivialité.

Une étude des détails des scènes de l'étendard
A summary of the new interpretation of the Standard of Ur, war side: 

The man standing in front of the Sumerian king is the captured enemy king, since he is the first prisoner displayed and therefore the most important. His attire matches that of the enemy soldiers. Like the Sumerian king, he also wears a robe.
The next prisoner shown is probably a general, since the prisoners are displayed in the order of their rank and importance. All of the captives displayed in the upper register are important high ranking noblemen. It's probable that they will later be executed.
The small “man” walking in front of the king’s horses is actually a boy, the royal prince, the son of the Sumerian king. He's "playing soldier", imitating the men in front of him. He also carries his father's royal scepter.
The men standing behind the Sumerian king are his generals, since the men standing closest to the king are the most important. They may also be his sons.
The infantrymen in the spotted cloaks are common soldiers. They are not "marching" to the battle. They are already on the attack, their spears leveled, in a phalanx formation.
The soldiers with the armor draped across their shoulders are the high-ranking officers (noblemen). Since they wear the same kind of armor, the soldiers displaying the prisoners are not just "guards", they are Sumerian noblemen. They are presenting to their king the enemy noblemen that they have personally captured in battle.
In the battle, the infantry is used to rout the enemy, then chariots are used to pursue the fleeing enemy soldiers.
The men in the “angled-skirts” are not auxiliary troops escorting prisoners from the battlefield. They are the enemy, running away from the victorious Sumerians.
The men in the angled skirts are also shown in the religious procession on the “peace side” of the standard, which marks the victory of the Sumerian king. They are not the “people from faraway places” who are the friends and allies of the Sumerians, bearing gifts of thanksgiving. They are the defeated enemy, bearing tribute to the victorious Sumerian king.
The enemy in the angled-skirt also shows up on one of the end panels of the Standard of Ur, symbolically enacting the provocations that led to the war.
The end panels, like the front and back of the standard, also represent War and Peace. They are not just "fanciful scenes".
The prisoner taken by the Sumerian kin is actually the enemy king himself, who was defeated in individual combat by the Sumerian king. The victorious king has the skirt of the enemy king draped over one arm and he holds the robe clutched in is hand. The enemy's fallen standard lies at his feet.
The gesture of holding one hand under the armpit, heretofore unexplained, is a gesture of submission and obedience. It is also a gesture of surrender, as performed by the captured enemy king. He thus formally acknowledges his defeat.
The Sumerian king carries a sickle sword, a symbol of royalty. None of the other Sumerian soldiers carry a sword. Only one of the enemy soldiers has a sword, suggesting that he is a high ranking offficer, probably a general.
The driver of the lefthand chariot in the attack scene is sitting down, which makes him seem shorter and heavier than he really is. The "spear" at the bottom of the weapons cluster is actually a mace.
The Standard of Ur is the first realistic battle scene in all of history.

The peaked front panel on the lead chariot in the attack scene indicates it is the king's chariot.
The Sumerian king is not just the stiff, formal figurehead at the top of the panel. He is shown in the battle scenes, on foot and in a chariot, engaged in heroic combat against the enemy.

Quant à l'identification du roi victorieux, une seconde enquête par le même historien :

This scene by itself doesn’t prove that Eannatum is the king on the Standard of Ur. Perhaps other kings would impose the same kind of peace on the Akkadians, but it seems most indicative of a king like Eannatum. More than any previous Sumerian king, Eannatum (to judge by the Vulture Stele and his many commemorative tablets) understood the value of propaganda. By propaganda I do not mean deliberate lies or half truths, but rather, “information put out by an organization or government [or king] to promote a policy, cause, or idea ”.
As an empire builder, he wanted to be portrayed as a king who is ruthless in war and magnanimous in peace. The message of the standard is clear: Resist the king and die in war, or join the king and live in peace. I call it the Pax Eannatum.
The defeated enemies bear tribute to the conquering king, but this is only right and proper, since they're the ones who lost the war. Otherwise they are treated quite leniently. In fact, this must be the “kindest, gentlest” victory procession ever recorded. It speaks volumes that ever since the standard was discovered (85 years ago) these men were thought to be the allies of the Sumerians rather than the defeated enemy. Ironically, this had been the purpose of the scene all along, that the enemies now appear as allies. On the Standard of Ur, the defeated enemies are now like the Sumerians, they are the subjects of the great king, Eannatum, the King of Kish. It demonstrates that the king provides a just peace for all of his subjects.
http://sumerianshakespeare.com/98401/index.html

A Sumer s'opère un basculement historique, celui des guerres tribales ou claniques, opposant au mieux des groupes de guerriers réunis autour d'un chef, dans le régime de la guerre moderne, mettant aux prises des armées, troupes de soldats qui sont des professionnels de la guerre, menés par des généraux, dirigés par des rois. Qu'est-ce que l'étendard nous dit précisément de la guerre moderne ?

L'étendard est clairement un instrument de propagande. Il s'agit pour le pouvoir de gagner la guerre et encore de le faire savoir ! La guerre doit être conservée dans la mémoire. Son souvenir atteste de la gloire d'un roi qui mérite une renommée éternelle... Elle confirme son autorité politique. Elle justifie une souveraineté. Que la bataille soit une simple escarmouche ou bien une campagne ayant duré des mois importe peu à cet égard. La guerre vaut comme péripétie dans le grand récit de l'histoire nationale. Elle doit être célébrée. Elle a ainsi eu des effets directs, sur l'ennemi, et peut maintenant avoir des effets indirects, à long terme, sur le peuple des vainqueurs rendu plus fier de lui, plus confiant en son avenir.

L'armée est clairement identifiée comme source de la puissance. La représentation du nombre des soldats, de l'uniformité de leur équipement, de la discipline du rang, signale que la troupe est construite voire conçue suite à un processus de normalisation et de rationalisation des moyens au sein de la Cité. Les casques, les lances et les manteaux cloutés sont uniformes. L'armée apparaît comme le résultat d'une recherche du rendement par standardisation ou de la maximalisation des effets par la mise en ordre des forces individuelles. Puisque toute la société fait des efforts pour elle, la nourrit, l'habille, l'entretient, l'armée incarne la force collective de cette société, sa puissance unie dévastatrice face à l'ennemi.
On peut se demander s'il n'y a pas là un cercle vicieux. D'une part, c'est la puissance économique qui permet la constitution de l'armée, la création de ce corps parasite. D'autre part les besoins de l'armée, tant en ravitaillement ordinaire qu'en ravitaillement supplémentaire pour poursuivre l'effort de guerre, tendent à produire un appétit de conquête. L'expansionisme économique ou l'impérialisme politique semblent liés depuis toujours à l'idée de la force militaire. La guerre permet de s'allier des peuples voisins ou bien de les conquérir et d'en assimiler les forces vives.
Des penseurs de la guerre ont été très attentifs à partir du XIXe siècle à ce cercle reliant les aspects économiques, techniques et politiques de la guerre. Leur œuvre présente la guerre comme un phénomène qui se perfectionne avec le temps, qui devient de plus en plus meurtrière et qui stimule le progrès dans tous les domaines, y compris les plus lointains comme celui des lettres, des arts et des sciences. Il conviendra d'aller voir ce qu'ils disent de la guerre, qu'ils soient comme Comte adeptes d'une pensée systématique ou comme Marx très attentifs à l'idéologie, à ses causes profondes et ses effets à long terme.

Le roi fait la guerre. Il ne préside pas mais choisit d'être au cœur de la bataille... comme encore, bien plus tard, un Pierre le Grand ou un Frédéric II de Prusse. C'est donc sa guerre, la guerre faite en son nom, gagnée par son bras et par celui de ses auxiliaires. La gloire lui revient ! Et son pouvoir politique trouve dans les affaires militaires sa justification. Le roi représente la volonté forte, inflexible, sans laquelle il ne peut y avoir de guerre. Or le roi est prince des hommes, mais pas seulement. C'est également un berger. Le roi antique est aussi le grand prêtre, puissance temporelle et puissance spirituelle à la fois. Comme Pharaon. Sans aller trop loin dans l'interprétation, il faut donc bien voir que la guerre remplit un rôle qui n'est pas banalement politique. Ce n'est pas un moyen comme un autre, car la légitimité du pouvoir politique s'y joue, les détenteurs de l'autorité étant personnellement engagés dans l'affaire. Il y a une dimension sacrée à la guerre. Une guerre moderne est non pas un pari ou un duel entre particuliers mais une sorte d'ordalie, de jugement de dieu. C'est donc toujours une cause qui triomphe dans la victoire de l'armée, de ses généraux, de son roi. Voire une Cause, celle de la civilisation...

Parfois les dieux se battent par l'intermédiaire des hommes. Et ce sont les dieux les plus fort ou, les plus généreux envers leur peuple qui triomphent ! Mais avec l'idée de « guerre sainte » on passe à une autre réalité de la guerre moderne que celle de la guerre sacrée.

dimanche 14 septembre 2014

Introduction du cours sur la guerre I

Introduction
Une approche de la guerre, comme « disposition avérée » au combat
Première partie

L'objectif de ce cours introductif n'est pas mais de réfléchir de manière approfondie l'origine de la guerre, ses objectifs, le besoin auquel elle répond dans certaines sociétés et le moyen qui pourrait être trouvé de s'en passer. Toutes ces questions passionnantes font l'objet de débats assez vifs, voire de querelles.
Par prudence, commençons par une enquête sur les manières de penser la guerre comprise comme phénomène complexe, faisant intervenir les émotions et la raison humaine, impliquant des êtres de toute condition et de tout milieu, à toutes les époques. Les divergences d'opinions s'expliquent sans doute moins par le caractère borné ou l'intelligence limitée de leurs auteurs que par l'adoption irréfléchie de diverses manières d'appréhender la guerre. L'opinion commune cherche directement un savoir concernant la guerre et ne met quasiment jamais en doute la pertinence du questionnement qu'elle adopte. Elle a de grandes difficultés à mettre en doute les réponses qu'elle découvre, elle en a de plus grandes encore à mettre en cause la question elle-même.
Débutons donc cette année par un exercice de réflexion sur la pluralité des voies qui s'offrent à l'appréhension du phénomène de la guerre. Quelques surprises nous attendent.

A. Lecture critique d'une définition, l'article « Guerre » du Dictionnaire philosophique d'André Comte-Sponville

Bref, dense, prolongeant une pensée de Hobbes, cet article propose une définition classique de la guerre comme disposition avérée au combat et va au delà en montrant très schématiquement les enjeux d'une réflexion sur la guerre. Le pacifisme et la militarisation de la société sont évoqués. La possibilité d'un tribunal pour juger la guerre aussi.

Article « Guerre »
« La guerre, écrivait Hobbes, ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme la paix » Léviathan, I, 13). Cela, qui distingue la guerre de la bataille, suggère assez que la guerre, entre les États, est la disposition première : la guerre est donnée ; la paix, il faut la faire. C'est ce qui donne raison aux pacifistes, sans donner tort aux militaires.
On remarquera que le but d'une guerre est ordinairement la victoire, qui est une paix avantageuse. Que le droit y trouve aussi son compte n'est jamais garanti, mais peut seul la justifier. Une guerre juste ? Elle peut l'être par ses buts, jamais totalement par ses moyens. Le mieux, presque toujours, est de l'éviter : le rapport violent des forces (la guerre) n'est légitime que lorsque leur rapport non violent (la politique) serait suicidaire ou indigne. »

a) Deux paragraphes, deux problématiques

Le découpage en deux paragraphes est signifiant. André Comte-Sponville propose dans un second paragraphe ce qui est sans doute la problématique qui nous vient naturellement à l'esprit quand on pense la guerre et veut en débattre. La victoire a un prix, parfois c'est du sang du juste qu'elle est payée. Toujours des innocents en souffrent. Peut-elle être légitime ? Peut-elle correspondre à une revendication légitime, à une urgence nécessaire ? Si c'est le cas, ce qui n'est pas sûr, il ne peut s'agir de n'importe quelle revendication ni de n'importe quelle urgence !
Mais avant de se lancer dans ce genre de question – redoutable aussi bien pour le philosophe, l'historien, le juriste, le politique – il convient de ne pas s'égarer dans la délimitation de ce que représente la guerre comme phénomène.
Il y a là une première leçon quant à la manière de penser la guerre : éviter la précipitation et bien s'assurer qu'on maîtrise les contours des choses mouvantes qu'on cherche à désigner, à extraire du sens du bruit et de la fureur du monde tel qu'il va.

b) La perspective initiale

Elle est fondamentale.
Réfléchissons à la perspective adoptée par l'auteur, suite à ce choix de la citation d'un passage du Léviathan. Il ne s'agit de rien d'accidentel, comme la volonté de s'abriter derrière un argument d'autorité. Mais de quelque chose d'essentiel. Une alternative s'offre à chacun. Soit on ne réfléchit pas à la perspective à adopter et on retient la première qui nous passe par l'esprit. Soit on réfléchit... et le choix de la perspective devient partie prenant de la définition de la guerre qu'on va pouvoir produire.

Quelle est cette perspective représentée par Hobbes ? C'est la perspective qui commence par souligner l'écart qu'il y a entre la bataille et la guerre dans son intégralité, entre le point temporel qu'est l'événement et la durée.
Le choix initial est de refuser la brillance ou l'éclat de l'événement. C'est le choix de considérer la guerre dans la durée et comme une durée. La guerre est un temps de la vie.
C'est globalement que le premier paragraphe fait intervenir la dimension temporelle : il ne faut pas concevoir la guerre de manière réductrice (en identifiant bataille, l'épiphénomène et la guerre, le phénomène) mais adopter un point de vue dynamique ; la guerre dans toute son épaisseur temporelle prend sens par opposition à un autre temps, celui de la paix, le premier est une sorte de pente naturelle (l'agressivité est un donné) – c'est en effet un devenir qui advient quand nul ne fait rien pour l'empêcher, la paix en revanche est une construction historique à réaliser (le vivre-ensemble pacifique est à décider pas à constater, à inventer pas à entériner). La paix est une nouvelle ère, une conquête à réaliser. Il faut combattre la guerre pour y arriver, sans doute avec d'autres armes que les armes ordinaires !

Conséquences théoriques. A chacun de les chercher et de les méditer au besoin. Voici ma liste :
1. Danger de l'irénisme : la paix n'est pas une pente naturelle de l'humanité, contrairement à la guerre
2. Nécessité de distinguer la guerre déployée sur le champ de bataille de l'état de guerre, qui précède de beaucoup et prolonge souvent les hostilités proprement dite, déclarées
3. Inclusion dans la guerre de manœuvres hostiles non immédiatement brutales mais déjà agressives (l'espionnage, le blocus, la signature de traités hostiles avec des alliés...)
4. La guerre est liée à une observation mutuelle. Elle est donc moins liée au caractère belliqueux de certains peuples, qu'à la volonté de se défendre. Attaquer, pour ne pas être attaqué... Se préparer à combattre pour ne pas être démuni...
5. La paix est un chantier... l'aboutissement d'un processus diplomatique au cours duquel les intérêts des uns et des autres ont été pris en compte
6. Une longue trêve peut donner l'impression trompeuse de la paix ; une courte paix peut a posteriori sembler trompeuse, comme si la guerre ne s'était jamais calmée
7. « si tu veux la paix, prépare la guerre »... les armées sont indispensables, les militaires n'ont pas tort qui réclament une modernisation, une augmentation des moyens... ils sont dans la prévision stratégique et l'anticipation du pire qui veut qu'on soit mieux armé que tout ennemi potentiel

Si vis pacem parabellum... l'idée même de l'ennemi qui peut être potentiel ou actuel montre à quel point la perspective temporelle est essentielle à l'appréhension juste de la guerre dans sa complexité.

Exercices de rédaction.
Qu'est-ce qu'une trêve ? Précisez le sens du terme en montrant qu'il s'agit bien d'un moment de la guerre.
De quelles parties ou de quels moments constitutifs est formée une grande guerre comme qu'on nomme la « guerre de Troie » ? Quand la paix est-elle perdue, quand est-elle retrouvée ?

c) L'usage d'une tournure de pensée dialectique

La prise en compte de la temporalité participe d'une manière de pensée ou méthode mise en pratique dès les débuts de la réflexion philosophique, en Grèce – Socrate en fut un maître, la dialectique.
Aux mains des sophistes, réduite à une volonté de persuader à tout prix en maniant les arguments dans la confusion, la dialectique est décriée. Elle correspond toutefois à l'effort de la pensée pour saisir un pan du réel dans toute sa complexité. Elle se veut mouvement de la pensée pour saisir le mouvement dans la réalité telle qu'elle est vécue par les hommes. Elle postule que rien, même ce qui semble le plus figé, n'est immobile ; tout est confronté à un jeu de forces extérieures incessantes et nul vivant n'est actif sans être réactif. Tout vivant est animé de l'intérieur par une puissance de développement qu'il doit affirmer pour vivre ou survivre, se reproduire, transmettre une vérité ou bien seulement manifester son existence.

Hobbes aborde la guerre en dialecticien lorsqu'il affirme que la guerre est un temps et que « tout autre temps se nomme la paix ». Il peut apparaître aussi ténébreux qu'Héraclite mais ce qu'il dit mérite attention. La guerre se définirait essentiellement par opposition à la paix. Qui, elle-même ne se définirait que négativement, par rapport à la guerre. S'il n'y a pas là un serpent qui se mord la queue, une pensée qui fuit devant la difficulté, mais une forme de sagesse, c'est pour deux raisons complémentaires. Premièrement, on suppose alors que nulle époque n'est totalement et irrémédiablement une époque de guerre. Ou bien une époque de paix. Il y aurait toujours des germes de guerre dans une époque pacifiée et au cœur de la pire des guerres la possibilité de faire la paix n'est pas absolument perdue.
Bien des exemples peuvent être cherchés et trouver à l'appui de ces deux affirmations. Y compris dans les œuvres du programme.
Deuxièmement, l'accent est justement porté sur les représentations. Par là il faut considérer les croyances dans les diverses sociétés, en perpétuelle évolution, et les mots pour dire ces croyances, leur assurer une espèce de stabilité. Nous sommes en guerre lorsque c'est indéniablement le cas pour nous. Quand nous ne pouvons pas ne pas y croire et que nos discours se mettent à en témoigner, même si par l'effroi ou l'exaltation, nous sommes sensiblement incohérents dans nos paroles. Nous sommes en guerre non pas quand la guerre est là, en dehors de nous, mais quand elle nous inclut en elle, dans la suite des conséquences qu'elle a pour nous, nos proches, notre pays. La guerre est plus comme un songe que comme un fait. Elle est comme un cauchemar dont il serait impossible de sortir, même en se pinçant très fort, en tentant de cesser d'y croire par la tension de la volonté. Et, symétriquement, la paix est comme un rêve. Parfois on ose y croire de peur de la faire disparaître. Parfois on y croit mollement, indolemment. Et comme un rêve elle peut s'évanouir. Pour cela il faut et il suffit que nous cessions d'y croire.
La guerre génère des violences. Mais ce n'est pas ou pas seulement le fait même de la violence. La guerre produit des idées et elle est le produit de nos idées. Dans ce cercle se joue quelque chose de très irritant : la guerre ne semble pas pouvoir être maîtrisée par la volonté, mais elle est indéniablement issue de la volonté. Elle n'est même rien d'autre que l'expression à un moment donné des volontés des individus qui composent un peuple. Un roi ne va jamais seul à la guerre ! Si le Prince entraîne des hommes au combat, c'est que ceux-ci se laissent entraîner ou croient ne pas pouvoir résister.

Ce qui vient d'être dit reste très schématique. Le cours devra y revenir beaucoup plus précisément. Mais, afin de bien comprendre l'intérêt de la pensée dialectique il est possible de produire une réflexion plus développée sur quelques points importants.

Le premier doit être consacré à un point essentiel, la nature de la figure de l'ennemi. L'opinion, qui est souvent piètre dialecticienne, a pour cette raison de grandes difficultés à l'appréhender dans sa vérité. Et pourtant sans ennemi, pas même de combat. Pas de possibilité de la guerre.
Dès lors qu'on s'arrête sur l'idée, on perçoit vite sa nature dialectique. L'ennemi est non pas en soi mais toujours un ennemi pour moi, moi qui suis aussi, pour lui, son ennemi. La relativité joue à plein. Si je sais que c'est mon ennemi, répliquera-t-on, ce n'est pas simplement parce que je le crois mais parce qu'il a une arme braquée sur moi et attend le moment propice pour tirer et me tuer. Rien de plus vraie que cette prédiction. Mais le jugement doit être revu. L'ennemi n'a pas de réalité substantielle, indépendante de notre relation. S'il braque son arme sur moi c'est qu'il pense tout comme moi mais inversement que je suis son ennemi mortel. Qui est mon ennemi ? L'être que je crois être tel car je crois qu'il croit que je suis également son ennemi !
Cette reconnaissance mutuelle est nécessaire et suffisante. Si, dans mes pensées ou à travers mes parole, l'ennemi se dote de caractéristiques – il est fourbe, brutal, ne pense qu'à violer ou prend plaisir à tuer et à détruire... – toutes ces caractéristiques ne sont qu'un mirage, que le contrecoup de mes angoisses et de ma propre envie d'avoir raison contre lui. La propagande donne un visage à l'ennemi. Mais pour cela il faut qu'il soit d'abord identifié. C'est par après qu'il sera roux ou frisé, mécréant, avide et mensonger, issu de parents eux-mêmes depuis toujours nos ennemis.
Mais pour le philosophe l'affaire est entendue : l'ennemi n'a pas de visage car il peut tous les avoir ; l'ennemi n'a pas de substance ou pas d'essence car il est dotée d'une essence pour être la cible du ressentiment et des passions tristes des hommes. Pour le sociologue, l'affaire n'est pas plus embrouillée. Chaque époque s'invente des figures particulières de l'ennemi, quitte à réécrire son histoire, à s'inventer rétrospectivement des raisons de se défier systématiquement de lui.

Lecture :
Reinhard Johler, Freddy Raphaël & Patrick Schmoll (dir.). La Construction de l'ennemi. Strasbourg, Néothèque, 2009, 324 p.

Résumé de l'ouvrage
La figure de l'ennemi prépare, accompagne et soutient l'effort de guerre. Des rhétoriques et des scénographies la construisent. Des savoirs à prétentions scientifiques ou religieuses la légitiment. Des médias la transmettent.
Les relations franco-allemandes depuis 150 ans permettent d'observer ce construit, son exacerbation passionnelle pendant et entre trois guerres successives, en même temps que son évaporation tout aussi remarquable après les années 1950 avec la construction européenne. Allemands et Français, ennemis héréditaires d'hier, sont devenus la colonne vertébrale de l’Europe. Ce retournement en une génération de représentations hostiles pourtant séculaires a définitivement sapé la crédibilité des discours qui depuis nous proposent des figures hostiles de remplacement : l’Union soviétique après 1945, le terrorisme islamiste depuis la chute du Mur de Berlin.
Contrastant avec les passions qu'elle suscite et avec l'impossibilité pour les adversaires de l'interroger sur le moment, l'inconsistance de la figure de l'ennemi telle qu'elle s'avère dans l'après-coup, sa versatilité au gré des discours qui la fabriquent et la scénarisent, révèlent qu'elle a une fonction. Les adversaires sont unis par leur désignation mutuelle comme ennemis, qui renforce par réciprocité leurs identités propres. Que deviendrait chacun s'il n'avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ? La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ?

Introduction, à lire attentivement en téléchargeant le texte à l'adresse suivante :

Un second développement peut maintenant s'attacher à une des déclinaisons de la figure de l'ennemi : le barbare.
Les Perses nous invitent à adopter une tournure de pensée dialectique, car si les Perses sont pour les Grecs les barbares... les Grecs sont pour eux les barbares aux coutumes étranges voire difficilement acceptables ! Une recherche approfondie à partir du texte d'Eschyle semble même nécessaire pour clarifier les choses, c'est-à-dire appréhender l'incompréhension comme double et non simple illusion.
Le barbare existe toujours, même si depuis longtemps ce n'est plus le Perse ! Nous avons nos « barbares », ceux qui ne seraient pas faits pour s'entendre avec nous, ceux qui voudraient détruire nos réalisations les plus belles et nous prendre nos biens les plus chers ! Ceux qui, par nature, seraient nos ennemis ! Pour contrer ce genre de pensée délirante, paranoïaque peut-être, une pensée critique comme celle de Tzvetan Todorov, auteur de La Peur des barbares (2008, Robert Lafont) est très recommandable.
Il est même très utile (et agréable) d'écouter ce grand penseur contemporain sur Canal U, pour la conférence de clôture du colloque de mars 2009, « L'Islam et l'Occident à l'époque médiévale ».