Une approche
de la guerre, comme « disposition avérée » au
combat
Troisième
partie
C. Lecture suivie du
chapitre 13 du premier livre du Léviathan
La lecture
de ce texte illustre s'inscrit dans la visée générale du cours
d'introduction, non pas apprendre quelque chose de décisif au sujet
de la guerre mais apprendre à mieux la penser, reconnaître les
perspectives fructueuses et les méthodes déployées pour cerner
autant que possible sa complexité. Nous avons dores et déjà repéré
deux choses importantes, la perspective temporelle et la mise en
œuvre d'une pensée dialectique. La confrontation à l'ensemble du
texte permet-elle d'aller plus loin ?
Par commodité je numérote
les paragraphes. Ainsi les citations précédemment effectuées
renvoient au §8.
Chapitre 13 : De la
condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et
leur misère
§1 La Nature a fait les hommes si
égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l'esprit que,
quoiqu'on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort
corporellement, ou d'un esprit plus vif, cependant, tout compte fait,
globalement, la différence entre un homme et un homme n'est pas si
considérable qu'un homme particulier puisse de là revendiquer pour
lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi
bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus
faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une
machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés
du même danger que lui-même.
§2 Et encore, pour ce qui est des
facultés de l'esprit, sans compter les arts fondés sur des mots, et
surtout cette compétence qui consiste à procéder selon des règles
générales et infaillibles, appelée science, que très peu
possèdent, et seulement sur peu de choses, qui n'est ni une faculté
innée née avec nous, ni une faculté acquise en s'occupant de
quelque chose d'autre, comme la prudence, je trouve une plus grande
égalité entre les hommes que l'égalité de force. Car la prudence
n'est que de l'expérience qui, en des temps égaux, est également
donnée à tous les hommes sur les choses auxquelles ils s'appliquent
également. Ce qui, peut-être, fait que les hommes ne croient pas à
une telle égalité, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun
a de sa propre sagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se
figurent posséder à un degré plus élevé que le vulgaire,
c'est-à-dire tous [les autres] sauf eux-mêmes, et une minorité
d'autres qu'ils approuvent, soit à cause de leur renommée, soit
parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la nature des
hommes que, quoiqu'ils reconnaissent que nombreux sont ceux qui
ont plus d'esprit [qu'eux-mêmes], qui sont plus éloquents ou plus
savants, pourtant ils ne croiront guère que nombreux sont ceux qui
sont aussi sages qu'eux-mêmes ; car ils voient leur propre esprit de
près, et celui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les
hommes sont plutôt égaux qu'inégaux sur ce point. Car,
ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution
égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait
de son lot.
§3 De cette égalité de capacité
résulte une égalité d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'est
pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent
cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour
atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et
quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent ), ils s'efforcent de se
détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où
un envahisseur n'a plus à craindre que la puissance individuelle
d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède
un endroit commode, on peut s'attendre à ce que d'autres,
probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces,
pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son
travail, mais aussi de sa vie ou de sa liberté. Et l'envahisseur, à
son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.
§4 Et de cette défiance de l'un
envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un
homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d'anticiper,
c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse de la
personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne
voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en
danger ; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation
exige, et ce qu'on permet généralement. Aussi, parce qu'il y en a
certains qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance
dans les actes de conquête, qu'ils poursuivent au-delà de ce que
leur sécurité requiert, si d'autres, qui autrement seraient
contents d'être tranquilles à l'intérieur de limites modestes,
n'augmentaient pas leur puissance par invasion, ils ne pourraient pas
subsister longtemps, en se tenant seulement sur la défensive. Et par
conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hommes
étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être
permise.
§5 De plus, les hommes n'ont aucun
plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble
là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la
peur. Car tout homme escompte que son compagnon l'estime au niveau où
il se place lui-même, et, au moindre signe de mépris ou de
sous-estimation, il s'efforce, pour autant qu'il l'ose (ce qui est
largement suffisant pour faire que ceux qui n'ont pas de pouvoir
commun qui les garde en paix se détruisent l'un l'autre), d'arracher
une plus haute valeur à ceux qui le méprisent, en leur nuisant, et
aux autres, par l'exemple.
§6 De sorte que nous trouvons dans la
nature humaine trois principales causes de querelle :
premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la défiance; et
troisièmement la fierté.
§7 La première fait que les hommes
attaquent pour le gain, la seconde pour la sécurité, et la
troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent de
violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes,
femmes, enfants, et du bétail ; dans le second cas, pour les
défendre ; et dans le troisième cas, pour des bagatelles, comme un
mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de
sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit,
indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur
profession, ou leur nom.
§8 Par là, il est manifeste que
pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les
maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on
appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout
homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la
bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps
où la volonté de combattre est suffisamment connue ; et c'est
pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en
considération la notion de temps, comme on le fait pour le temps
qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas
dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps
durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en
un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pendant
tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire. Tout autre
temps est PAIX.
§9 Par conséquent, tout ce qui
résulte d'un temps de guerre, où tout homme est l'ennemi de tout
homme, résulte aussi d'un temps où les hommes vivent sans autre
sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité
d'invention leur donneront. Dans un tel état, il n'y a aucune place
pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain ; et
par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun
usage de marchandises importées par mer, aucune construction
convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles
qu'elles requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la
surface de la terre, aucune mesure du temps ; pas d'arts, pas de
lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte
permanente, et le danger de mort violente ; et la vie de l'homme est
solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève.
§10 Il peut sembler étrange, à celui
qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi
dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire
les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne
se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet
homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience.
Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et
cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme
ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses
coffres ; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents
de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle
opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de
ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et
de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il
pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? Mais
aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs
et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des
péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces
passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise,
et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas
faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se
sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.
§11 Peut-être peut-on penser qu'il
n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que
celui-ci ; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a
jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup
d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. En effet, en de
nombreux endroits de l'Amérique, les sauvages, à l'exception du
gouvernement de petites familles, dont la concorde dépend de la
concupiscence naturelle, n'ont pas du tout de gouvernement et vivent
à ce jour d'une manière animale, comme je l'ai dit plus haut. Quoi
qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de
vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à craindre, par celui où
tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont
précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.
§12 Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu
un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun
contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes
qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance,
se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la
position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de
chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs
garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs
espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de
guerre. Mais, parce que, par là, ils protègent l'activité
laborieuse de leurs sujets, il n'en découle pas cette misère qui
accompagne la liberté des particuliers.
§13 De cette guerre de tout homme
contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les
notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place
ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là
où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la
ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice
et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de
l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un
homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et
ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société,
non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne
s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction
du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque
homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. Et en
voilà assez pour la malheureux état où l'homme se trouve placé
par simple nature, quoique avec une possibilité d'en sortir, qui
consiste en partie dans les passions, en partie dans sa raison.
§14 Les passions qui inclinent les
hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses
nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les
obtenir par leur activité. Et la raison suggère les clauses de paix
qui conviennent, sur lesquelles on peut amener les hommes à se
mettre d'accord. Ces clauses sont celles qu'on appelle d'une autre
manière les lois de nature, dont je vais parler plus
particulièrement dans les deux chapitres suivants.
Traduction Philippe Folliot.
Le premier paragraphe
Ce paragraphe dégage
immédiatement ce qui est sans doute l'idée cardinale de toute
réflexion sur la guerre, l'idée d'égalité. Les hommes se font la
guerre car ils sont égaux. Ou peut-être faudrait-il mieux dire que
les hommes se font la guerre quand ils sont égaux.
Derrière ce principe de
l'égalité se jouent les notions de réciprocité (des intentions,
des coups portés) et de symétrie (des points de vue) ou encore de
mimétisme (d'imitation, de réplication et de compétition pouvant
conduire à la montée aux extrêmes).
L'égalité qui est
envisagée n'est pas un simple fait. Elle est principielle,
originaire. En ce sens elle est réelle et relative. Réelle car
pouvant abolir suffisamment des différences observables. Nous sommes
tous égaux mais différents en tant qu'êtres humains. Relative car
les différences sont si visibles qu'elles autorisent la mauvaise
foi, partant l'affirmation d'une supériorité chimérique.
Hobbes ne postule pas
l'égalité mais la démontre. D'abord, il n'envisage que le cas
particulier de l'égalité des capacités physiques. Par la suite
l'extension aux capacités morales se fera sans grande difficulté,
mais il faudra franchir un obstacle « épistémologique »
(ou « psychologique » si l'on préfère insister sur
l'orgueil des hommes). L'égalité se démontre par un constat
universalisable : « le plus faible a assez de force pour
tuer le plus fort ».
Comparativement au plus
fort, le plus faible n'est pas très faible ! Il l'est toujours
moins qu'on pourrait le croire. C'est valable du nain par rapport au
géant ou bien de la femme par rapport à l'homme ! Deux raisons
sont données ; d'une part la faiblesse relative peut être
compensée par autre chose comme la ruse, d'autre part cette
faiblesse s'abolit dans la possibilité de nouer des alliances. Alors
la force du nombre supplée la faiblesse de tous les individus
isolés. On retrouve là deux caractéristiques essentielles de
l'être humain qui font d'un Ulysse un modèle d'humanité pouvant
triompher des périls et de ses ennemis. Mais l'arrière-plan du
texte n'est pas une référence à la mythologie grecque. La formule
« le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort »
prend sens dans un contexte biblique. On doit penser à David
abattant Goliath. Et plus encore à Judith décapitant Holopherne.
A l'issu du premier
paragraphe, on peut quasiment dire que « rien ne va plus »
ou que « les jeux sont faits » : l'être humain est
un meurtrier en puissance. Il peut tuer tout autre être humain, pour
peu qu'il le veuille vraiment, qu'il saisisse le moment opportun,
qu'il s'appuie sur sa faiblesse, son charme à défaut de ses
muscles. Son apparente innocuité, sa faiblesse toute relative,
renforçant dialectiquement sa dangerosité.
§ 2 et § 3
Le paragraphe suivant est remarquable
par l'ironie qu'il met en jeu. C'est à nouveau une clé à laquelle
il faudra très souvent recourir pour penser la guerre. L'ironie
prote ici précisément sur l'égalité de l'intelligence : la
preuve de cette égalité est que tous les hommes se croient
supérieurs à la moyenne ! La vanité empêche tout individu de
porter sur lui-même un regard objectif. Et c'est valable de Hobbes
aussi. Comme de moi ! Le détour par l'ironie est donc
nécessaire. Je puis au moins remarquer à la suite de Hobbes qu'« il
n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque
chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot ».
Cela ne veut pas dire que les hommes sont tous également
intelligents, mais qu'ils parviennent tous à être également
bornés !
Les conséquences pratiques de cette
égalité non pas physique mais morale sont très importantes. Nous
aurons sans doute à développer avec Les Perses l'idée que
nul roi ne parvient à s'estimer à sa juste valeur ou avec De la
guerre l'idée que tout général s'estime ordinairement meilleur
stratège que ses pairs ! Un tel aveuglement a de terribles
conséquences pour les peuples et les armées.
Pour sa part, Hobbes
prolonge l'analyse en amenant un raisonnement décisif. Et c'est une
troisième espèce d'égalité qui intervient alors, la plus
meurtrière de toute en quelque sorte : l' « égalité
d'espoir d'atteindre nos fins » !
S'il s'agit toujours
d'une égalité, il ne s'agit alors plus d'aucune égalité positive,
pouvant être vérifiée, mais seulement d'une égalité imaginaire.
Il s'agit d'une égalité au niveau des représentations. Puisque les
inégalités ne sont pas décisives, qu'il n'existe pas parmi nous de
supérieur absolu ou de dominant naturel, tout le monde peut se
croire supérieur et vouloir dominer. C'est de l'égalité des désirs
que nous parle alors Hobbes. Dans une meute, le désir du mâle
dominant éteint le désir des autres mâles. Chez l'être humain on
observe bien plutôt une exacerbation des désirs. Chacun désire ce
que les autres désirent, dans l'anxiété d'être dépossédé par
eux, avec le fantasme d'être celui qui triomphe en imposant son
désir aux autres.
La deuxième phrase du §3
le dit clairement, les hommes sont naturellement des ennemis par leur
désir qui est commun et opposé, symétrique et réciproque (parfois
je ne désire une chose que parce que le désir d'autrui me la révèle
désirable). L'ennemi n'a pas d'autre qualité substantielle que
d'être un être de désir. Comme moi. Et nous ne pouvons jouir tous
deux de la même chose. « Si deux hommes désirent la même
chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils
deviennent ennemis », dans l'abstraction de l'état de
nature nous sommes tous les ennemis de tous les autres êtres de
désir !
L'animosité est
première, fondamentale, causée nos représentations les plus
intimes. Et la pensée de la guerre ne cesse de découvrir ou
redécouvrir la folie des désirs humains. Leur caractère
inépuisable... infini ! Elle est appelée à lier l'égalité
d'espoir et l'égalité de la peur d'être privé de l'objet désiré.
Elle peut prendre en compte des désirs brutaux, immédiats,
enthousiastes, comme des désirs qui font l'objet d'une lente
maturation, d'un développement secret, voire inavoué, d'un
mûrissement dans le ressentiment et la souffrance.
La fable de l'envahisseur
qui suit ce passage développe cette thèse : nul travailleur ne
peut jouir du fruit désirable de son travail, et même sa personne
peut lui être confisquée, dans l'esclavage, la soumission au désir
d'autrui ; nul envahisseur ne peut profiter de son invasion sans
attirer de convoitises ni craindre de subir à son tour une invasion.
Avec ce cercle vicieux, c'est l'instabilité de toute condition, la
précarité de toute existence qui sont signifiées. C'est un
enchaînement infernal qui se laisse entrevoir.
§ 4, § 5, § 6 et § 7
Une analyse générale sur le site de
l'académie de Versailles :
La guerre résulte de la conjonction
des deux passions qui mettent l’homme en mouvement : le
désir de puissance et de domination
absolue, la peur de la mort violente.
Cette première passion prend deux
formes : la convoitise infinie des biens, le désir de gloire et de
reconnaissance. Or, l’essence même du désir, qui est tourné vers
l’avenir, vers la réitération de la jouissance, le condamne à
l’insatisfaction. Sa liaison étroite à l’imagination –comme
faculté du possible, qui nous porte au-delà de nous-mêmes – nous
porte à rechercher et à anticiper sans fin un agrément absent et
espéré. Tout désir porte avec lui l’espérance de la
prolongation indéfinie de la satisfaction, ce qui fait de la vie un
mouvement passant sans cesse de la présence d’un bien à
l’acquisition d’un autre. Or, comme souvent les êtres désirent
la possession de biens qui ne peuvent être divisés et répartis,
ils sont portés à s’affronter pour leur possession exclusive. Le
désir, loin de réunir les hommes, constitue un puissant motif de
dissociation : s’emparer du bien d’autrui par la force est, en
l’absence de tout pouvoir transcendant, un moyen d’appropriation
fort tentant. Toutefois, le désir ne se cantonne pas à cette
dimension naturelle. La méchanceté humaine doit être comprise à
l’aune d’une passion plus spirituelle : le désir de supériorité.
Chacun se fait une très haute estime de ses propres mérites et
s’accorde une valeur plus élevée qu’à ses semblables. Or, la
force de cette croyance demeure tributaire de sa validation par
autrui. La vanité guette donc dans le regard d’autrui tout signe
lui indiquant qu’elle ne reçoit pas l’honneur auquel elle
aspire. La force paraissant le signe de cette excellence, les hommes
y ont recours pour arracher l’admiration que leur amour-propre
désire. La guerre n’a donc rien de biologique, elle ne dérive pas
du besoin mais d’une cause profondément spirituelle : le désir de
jouir de l’admiration des autres. Son moteur, même lorsqu’il y
a appropriation, volonté d’accaparation des biens, c’est l’envie
de gloire, de reconnaissance, ce que Rousseau appellera « la
fureur de se distinguer». Parce que la vanité les incite
à la violence et à la défiance, les hommes abandonnés à leur
pure naturalité voient l’antagonisme de leurs désirs aboutir à
une guerre ininterrompue.
On peut compléter cette
analyse en notant la préoccupation de Hobbes pour la question du
nombre. La crainte de l'invasion va de pair avec le désir de
conquête, les désirs de conserver un bien et de se l'approprier par
tous les moyens se heurtant nécessairement. Déjà le nombre peut
intervenir, puisque des faibles peuvent envahir un plus fort qu'eux
en s'alliant... avant de se déchirer pour la jouissance du bien. Au
paragraphe 4 la question du nombre devient cruciale, Hobbes évoquant
l'impératif de « se rendre maître, par la force ou la ruse
de la personne du plus grand nombre possible d'hommes »,
dans une perspective agressive ou seulement défensive. Cette réunion
des forces produit une nouvelle forme de puissance, non réduite à
la puissance propre. Et débouche sur ce qu'il faut bien qualifier de
soumission, voire d'esclavage : l'«augmentation de la
domination sur les hommes ». Cette première réunion
d'individus reste sans doute très instable, le chef qui instaure
cette domination et en profite presque exclusivement ; il doit
réussir à imposer à ses affidés un joug. Il doit recourir au
« pouvoir capable de les dominer tous par la peur »,
comme dit au paragraphe 5, ce qui sans doute passe par la
démonstration de force, la cruauté, le chantage, le mensonge ou
d'autres manières brutales ou malines de vaincre des réticences.
Avec cette question du
nombre la pensée de la guerre tient une nouvelle source
d'interrogation vraiment féconde. D'une part, il devient nécessaire
de réfléchir le pouvoir personnel du chef de guerre, le charisme,
les conditions du développement de la force de conviction d'un
individu au sein d'un groupe. D'autre part, si maintenant on souligne
la relativité de toute puissance tenant au nombre, il devient
possible de considérer l'impérialisme, sous une quelconque de ses
formes, comme expression logique de la « conservation ».
La conquête est nécessaire. Les frontières sont faites pour être
envahies !
Les trois principales
« causes de querelle » dégagées par Hobbes sont
donc comme des détonateurs pour ce qui est déjà une poudrière !
Mais faisons aussi attention au fait qu'aucune n'est exclusive !
Reprenons-les, « premièrement,
la rivalité [qui fait que les hommes attaquent pour le gain]] ;
deuxièmement, la défiance [qui fait que les hommes attaquent
pour la sécurité] ; et troisièmement la fierté [qui fait
que les hommes attaquent pour la réputation].
La réputation, ou sens
de l'honneur, est particulièrement apte à s'adjoindre à une des
deux autres causes. Mais il est tout aussi possible de se battre par
rivalité, pour prendre à autrui son bien, et par défiance, pour
protéger le sien !
Dans la liste des riens
(se battre « pour des bagatelles, comme un mot, un sourire,
une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui
atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs
parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom »)
qui peuvent déclencher le sentiment d'offense se trouve en
particulier le délit d'opinion... comme les croyances hérétiques
ou jugées telles.
§ 8
Pour rester concis André
Comte-Sponville a sauté le passage suivant : « et
c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en
considération la notion de temps [time],
comme on le fait pour le temps [weather]
qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas
dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps
durant de nombreux jours ». Ces quelques lignes renforcent bien,
par la comparaison effectuée, la nécessité de concevoir la guerre
en l'inscrivant dans sa temporalité propre, la durée et non
l'instantanéité de l'événement.
Le mauvais temps
correspond à la fois à l'orage et au ciel menaçant qui précède
l'orage ! Le temps de la guerre, ce sont bien des orages qui
s'accumulent dans les airs avant de se déverser sur la terre. Ainsi
la perception du temps est celle, anxieuse nécessairement, d'une
action préventive, pour parer au danger dès le premier soupçon,
voire avant même ce premier soupçon !
Et à ce temps de la
guerre correspond un espace de vie en permanence menacé, jamais
assez isolé du reste du monde, toujours ouvert au déferlement de la
catastrophe, de la violence et de la mort.
Poursuite du commentaire
de Demulier :
« Le plus faible
d’apparence peut toujours tuer le plus fort soit par ruse, soit par
alliance avec d’autres hommes (possible dans ce cadre de rivalité
généralisée). L’égalité n’est donc pas dans la nature ou la
quantité de la force dont chacun dispose, mais dans l’effet que
celle-ci peut produire : la mort. Aussi la violence ne cesse-t-elle
de se nourrir elle-même car sachant que la capacité d’autrui à
être mon meurtrier potentiel est égale à la mienne, je ne cesse de
me défier de lui, d’anticiper son agression. Dès lors, chacun
concevant avec crainte l’hostilité de l’autre comme un obstacle
éventuel à sa propre puissance, la peur imaginaire le pousse à se
défendre préventivement et la guerre ne s’arrête jamais, faute
de possibilité d’une victoire définitive. Opposition des
passions, égalité des forces, défiance mutuelle et droit égal à
se défendre par toutes les voies estimées valables dessinent
l’espace sinistre dans lequel se meuvent les hommes en l’absence
de l’Etat. Hobbes appelle cette situation effroyable d’inimitié
généralisée où chacun se trouve seul à assurer sa sécurité «
la guerre de tous contre tous ».
En elle selon une formule extrêmement célèbre
empruntée à Plaute « l’homme
est un loup à un autre homme». »
§ 9, 10, 11
Devant se défendre de
l'accusation comme quoi il présenterait l'être humain en faisant
son procès à charge, de manière très partiale et injuste, Hobbes
en appelle à l'expérience.
« Quelle opinion
a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses
concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de
ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas
là le genre humain autant que je le fais par des mots ? »
Il profite de l'occasion
pour rappeler que son propos n'est aucunement celui d'un moraliste !
Même s'il parle de l'être humain en tant qu'être de désir, il ne
dit pas aux êtres humains comment ils doivent s'y prendre et
pourquoi ils doivent contrôler leurs désirs. Il n'accuse de fait
pas les hommes d'être d'abominables pécheurs, sans foi ni loi.
« Mais aucun de
nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les
autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. »
§ 12
Devant réfuter les mécompréhensions
attachées à la réflexion sur l'état naturel, la fiction de l'état
de nature, Hobbes en profite pour développer un parallèle avec la
situation politique contemporaine, celle de la mosaïque des
Etats-nations (on parle aujourd'hui de géopolitique
« westphalienne »). De même que les individus sont
universellement en état de guerre, à l'état de nature, les Etats
sont universellement en état de guerre, chacun étant comme muré
dans sa souveraineté jalouse !
(…) « à tout moment, les
rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause
de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont
dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes
pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec
leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs
royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est
[là] une attitude de guerre. »
Tout empire est poussé à la guerre,
ne serait-ce que par simple prudence, pour rogner les griffes des
empires voisins.
A noter la référence à
l'affrontement des gladiateurs qui préfigure la définition de la
guerre comme duel.
§ 13 et § 14
La fin du chapitre 13 est
éclairante sur un dernier point, précédemment effleuré, le
caractère illusoire d'un droit d'un Etat ou d'un individu à faire
la guerre !
Là où sévit la guerre,
règne la violence, non le droit. Ou alors il ne s'agit que du droit
du plus fort, au sujet duquel on ne peut qu'ironiser !
« Les notions de
bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là
où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où
n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse
sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. »
Il n'existe pas de
guerre juste. Il n'y a que des rhétoriques chargées de faire croire
en la justice ou de répandre dans l'opinion l'idée de cause juste.
Le juste l'est a posteriori, quand un Etat ou un individu
peuvent imposer leur cause, leurs intérêts, leur manière de dire
l'histoire, aux vaincus. Ce n'est pas être cynique que de le
reconnaître. C'est seulement être réaliste !
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