L'auteur traque les "homérismes" dans la tragédie, les échos que le texte contient, échos avec de grands passages de l'Iliade, les figures héroïques, comme celle d'Ajax.
Il montre de manière convaincante comment le messager arrive à produire un récit qui s'inscrit dans la tradition de dévoilement de la vérité par l'aède.
Il souligne l'ambiguïté de l'image de la balance pour illsutrer l'idée d'un sort qui ne pouvcait que pencher en faveur des Grecs.
Voici quelques passages pour rafraîchir les souvenirs (j'enlève le texte grec et les notes).
Au début, au moment où il entre, le messager paraît ne s’adresser à personne sinon au palais. La reine néanmoins réussit à devenir la meneuse du dialogue à travers son silence. C’est pourquoi, lorsqu’elle rompt ce silence, elle reprend la phrase du messager (Perses, v. 254) :
« Pourtant
il est nécessaire de dévoiler tout le malheur »
Ce
vers devient dans sa bouche (Perses, v. 293-295) :
« Pourtant
il est nécessaire aux mortels de supporter les peines
quand
les dieux les donnent : dévoile tout le malheur
vas-y,
parle, même si tu dois gémir pourtant. »
Elle
divise en deux le discours du messager :
-
la lamentation, soulignée par le chœur
-
et le récit, moins chargé d’émotion, dit et non
pas chanté.
Mais
par ces mots : λέξον καταστάς « vas-y,
parle », elle traite le messager comme un aède homérique.
Le messager raconte l’histoire qu’il a vécue (Perses, v.
266) d’une façon qui rappelle Ulysse, quand, parmi les Phéaciens,
il met de côté son chagrin (Odyssée 9,
12-13). En plus, le palais d’Alcinoos décrit dans l’Odyssée 7,
84-90, peut être présenté en trois mots comme un « grand
havre de richesse » πολὺς πλούτου λιμήν,
(Perses,v.
250).
Donc
le messager présent à Salamine joue le rôle des Muses dans la
mesure où elles sont invoquées pour rappeler ce que l’aède n’a
pu voir. C’est pourquoi le messager est dans la situation de
construire un discours épique complet. Il répond deux fois aux
questions de la reine. D’abord à un niveau théologique, il note
seulement l’action d’un dieu (Perses, v. 353-354) :
“Ma
maîtresse, celui qui a commencé tout ce mal,
c’est
un Vengeur apparu d’on ne sait où, un mauvais démon.”
Secundo,
il narre le commencement concret de la bataille (Perses, v.
409-410) :
“Celui
qui commença l’affrontement, c’est un navire grec…”Cette double entame, ce double principe (ἀρχή) rappelle la double causalité de l’Iliade, divine et humaine. Pourtant le dieu n’a pas de nom. Le discours du messager est purement factuel et refuse toute théorie théologique. Son épopée est fondée sur sa propre expérience.
“De nombreux malheurs, je n’en annonce que peu”
Le
second récit finit ainsi (Perses, v. 429-430) :
“La
foule des malheurs, parlerais-je dix jours à la suite,
je
n’en viendrais pas à bout devant toi.”
Enfin,
on lit à la fin de son discours ( Perses, v. 513-514) :
“En
parlant, je laisse de côté bien des malheurs
qu’un
dieu a fait fondre sur les Perses.”
Par
de telles déclarations, le messager exprime son incapacité à être
exhaustif parce que la réalité derrière le récit défie toute
narration. Cette attitude est typique de l’épopée homérique
(Iliade 2, 488-492) :
“La
foule, je ne saurais la raconter ni la nommer
même
si j’avais dix langues, même si j’avais dix bouches,
même
si une voix inaltérable, un cœur de bronze étaient en moi
à
moins que les Muses Olympiennes, filles de Zeus porte-égide,
ne
me remémorent combien ils étaient à être venus sous Ilion.”
Bien
qu’il ait été témoin de la bataille, le messager n’est qu’un
simple mortel, qui n’a pas le pouvoir des Muses et qui par
conséquent est incapable d’atteindre à l’exhaustivité.
Le
premier résultat de ces trois éléments est que la reine, en
écoutant et en posant des questions met en place une scénographie
où elle laisse au messager le soin de jouer le rôle d’un aède
parfaitement conscient de sa tâche.
D’une façon remarquable, le messager mentionne la tombée de la nuit trois fois au début de son second récit. La première fois, le faux traître grec vient à Xerxès et lui révèle l’intention des Grecs de fuir “dès qu’arrivera la ténèbre de la nuit noire”
Pour
mieux voir le rôle de la causalité divine dans le récit du
messager, examinons son explication au début de son compte-rendu de
la bataille de Salamine (Perses, v. 345-347) :
“Mais
ainsi un certain daimôn a
détruit l’armée,
pesant
dans la balance d’un sort qui ne penche pas de façon égale ;
les
dieux sauvent la ville de la déesse Pallas.”
Cette
image de
la balance est empruntée à la scène homérique de la pesée
des kères,
les destins collectifs,
qui ne se produit qu’une fois dans l’Iliade (8,
69-72):“Et alors le Père déployait la balance ;
il
y mettait deux kères de mort douloureuse
celle
des Troyens dompteurs de cavales et celle des Achéens à la tunique
de bronze ;
il
tira la balance par son milieu : le jour fatal des Achéens pencha.”
Le
messager adopte cette image mais résume en une seule les différentes
actions de Zeus qui met les sorts dans les plateaux de la balance et
les pèse. Par cette fusion, le messager fait apparaître que le
dieu, quand il met les sorts sur les plateaux, ne peut pas ne pas se
rendre compte de leur poids, de sorte que la pesée n’est qu’un
spectacle : la décision s’est déjà faite dès que les poids ont
été dans la main du dieu. Pour Homère, la balance est simplement
une fonction du destin, de la moira,
qui est l’objet de la volonté de Zeus. Au huitième chant de
l’Iliade,
la victoire des Troyens est le résultat de la volonté de Zeus
d’honorer Achille, comme, Thétis, sa mère, l’avait demandé.
Homère objectivise en une pesée ce que Zeus décide. Chez Eschyle,
au contraire, l’action d’un dieu anonyme, d’un daimôn est
présentée comme s’il n’y avait plus d’objectivité dans la
pesée des sorts : le dieu lui-même trafique la balance et la fait
pencher où il veut. Le jugement qu’est la balance dépend
entièrement de la volonté des dieux de sauvegarder Athènes.
L’expression οὐκ ἰσορρόπῳ « qui ne penche pas
de façon égale », comme souvent chez Eschyle, résume toute
une action épique avec un seul adjectif, mais la forme négative
souligne l’absence de toute impartialité. Cette réinterprétation
d’une image d’Homère nous donne un indice dans la relecture de
l’Iliade par
Eschyle.Bien plus, dans la bouche du messager, en considération de la taille de la flotte, les Perses auraient dû l’emporter, n’était l’action d’un dieu qui cause leur défaite. La place de cette image à elle seule est significative : le messager vient juste de dire le nombre des navires des deux camps, ce qui rend la décision du dieu d’autant plus surprenante. L’image se trouve en plus au commencement du récit, de sorte que le résultat ne peut pas être expliqué comme le fruit d’un conflit entre deux flottes. En somme, bien que l’image soit la même, la concision eschyléenne et l’ordre narratif fait ressortir l’iniquité divine qu’Homère laissait dans l’ombre. Le texte d’Eschyle n’est pas seulement une reformulation de l’épopée homérique, mais aussi une réécriture de son sens.
«…
car lorsqu’un dieu
eut
donné prestige aux Grecs dans le combat des navires,
ce
même jour, remparant leur corps d’armes de bronze solide,
ils
sautèrent de leurs vaisseaux et alentour cernèrent l’île
entière.»
Le
discours du messager fait allusion à l’Iliade quand
le mot typiquement homérique de κῦδος « prestige,
gloire » est employé. De plus, l’expression ναῶν μάχης
«combat de/aux navires» au lieu de ναυμαχίας «combat
naval» pourrait dans ce contexte renvoyer à la bataille autour des
navires à la fin du quinzième chant de l’Iliade.
La référence à ce contexte homérique est renforcée par une
création verbale d’Eschyle : l’adjectif χαλκόστομος
« à la bouche de bronze » dans l’expression ἐμβολαῖς
χαλκοστόμοις «par des éperonnages à bec de bronze»
(Perses, v.
414) renvoie aux assauts navals des Grecs. Cette expression se
rapporte aux longues gaffes «coiffées d’une pointe de bronze»
κατὰ στόμα εἱμένα χαλκῷ (Iliade 15, 389) que
manient les Achéens contre les Troyens (et plus tard Ajax,
en Iliade 15,
677). Ces gaffes pour le combat naval avec leur pointe en bronze
deviennent chez Eschyle des navires «armés d’une bouche de
bronze» ou plutôt «d’un bec de bronze», leur proue renforcée
de métal !
Le
parallélisme entre le récit du messager et le quinzième chant nous
aide à comprendre l’absence de tout nom de guerrier grec dans la
bataille de Salamine. En réalité, le seul nom grec qui apparaisse
est celui d’Ajax dans l’expression «île d’Ajax» (νῆσον
Αἴαντος Perses 307
et 368) parce que Salamine était le lieu de culte d’Ajax.
Le narrateur utilise l’expression une seconde fois quand Xerxès
envoie «d’autres navires tout autour de l’île d’Ajax»
Et la conclusion de l'article, pour retrouver l'essentiel.
Il me faut à présent tirer les conclusions de cette moisson et énoncer les résultats qui s’en dégagent. Eschyle ne se contente pas de donner une couleur homérique au récit de la bataille de Salamine. Il transforme le messager en nouvel aède en le mettant dans la situation des Muses face à la reine Atossa, même si lui-même revendique plutôt la situation de l’aède, mortel incapable de tout dire. Dans ce contexte, le récit du messager est ponctué du refrain épique évoquant la ténèbre nocturne, mais cette allusion est réinterprétée dans un sens nouveau. La ténèbre n’a plus rien de sacré : le monde reçoit une organisation scientifique, où l’éther joue le rôle de temple, et où l’ordre des choses, les limites du jour et de la nuit, de la mer et de la terre ne doivent pas être transgressées, sous peine de sanction, comme l’éprouvera Xerxès qui veut combattre de nuit et sur mer. L’anthropomorphisme de l’expression « l’éclat du soleil dépérit » est caduc dans ce nouveau contexte scientifique : ces mots peuvent donc être désormais appliqués à un mortel, au roi Xerxès, qui dejour éclatant de blancheur devient un soleil flétri. Dès lors, l’action de la divinité n’est plus de suivre l’ordre du monde imposé par le destin comme chez Homère, mais au contraire de rétablir l’ordre, y compris par l’injustice. Et pour ce faire, la divinité peut modifier l’équilibre des forces, d’une façon qui ne peut que paraître inique aux victimes de cet arbitrage. Plus précisément, le récit du messager apparaît comme la reprise du chant XV de l’Iliade : le combat autour des navires devient un combat naval. Les gaffes de combat naval à pointe de bronze utilisées par les Achéens et Ajax deviennent les rostres de bronze des navires à Salamine. Dans l’Iliade, le rempart des Achéens n’était d’aucune efficacité devant les Troyens, seuls les boucliers de bronze servaient de rempart, et encore… ; dans les Perses, seuls les hommes et leurs navires servent de rempart. Bien plus, dans l’Iliade, Ajax était le véritable rempart des Achéens et il les sauve au chant XV en combattant sur les bateaux avec sa longue gaffe. Dans les Perses, l’insistance à définir Salamine comme l’île d’Ajax, le fait que ce soit le seul nom qui apparaisse du côté grec, qu’un daimôn soit apparu d’on ne sait où (alors qu’on est justement du côté de Salamine, lieu de culte du héros Ajax), et qu’intervienne unvengeur, être divin indéfini qui vient défendre éventuellement son domaine profané, tout cela laisse supposer qu’Ajax, héros divinisé, est de nouveau mais divinement, à l’œuvre dans la bataille de Salamine du côté des Grecs. Mais alors que dans l’Iliade, les Achéens étaient incapables de se défendre et que seul Ajax pouvait assurer la protection des navires, ici collectivement et anonymement les Grecs rejouent théâtralement le chant XV de l’Iliade, mais en en inversant l’issue. Xerxès donc qui se rêvait comme un nouvel Hector (à qui dans l’Iliade est promise la victoire jusqu’à ce que le soleil se couche), parce qu’il transgresse l’ordre des choses en voulant combattre de nuit, est désormais vaincu. Il pourra, à la fin de la pièce, apparaître, vivant mais déshonoré, à la cour de Suse. La référence à Homère sert donc bien au messager à construire le drame tragique et l’effondrement du « héros » vaincu, Xerxès.
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