Lisons un extrait de La Pensée et
le mouvant (1938) "La perception du changement" où
Bergson met en rapport la personnalité (le moi) et la durée pure
(ici qualifiée de "vraie"), la vie de l'esprit et le temps
et opère le dépassement du dualisme qu'il affectionne (fausse
opposition du moi-substance Un et des états de conscience
accidentels, multiples, qui se succéderaient en nous) :
"Les difficultés
et contradictions de tout genre auxquelles ont abouti les théories
de la personnalité viennent de ce qu'on s'est représenté, d'une
part, une série d'états psychologiques distincts, chacun
invariable, qui produiraient les variations du moi par leur
succession même, et d'autre part un moi, non moins invariable, qui
leur servirait de support. Comment cette unité et cette multiplicité
pourraient-elles se rejoindre ? comment, ne durant ni l'une ni
l'autre - la première parce que le changement est quelque chose qui
s'y surajoute, la seconde parce qu'elle est faite d'éléments qui ne
changent pas - pourraient-elles constituer un moi qui dure ? Mais la
vérité est qu'il n'y a ni un substratum rigide immuable ni des
états distincts qui y passent comme des acteurs sur une scène. Il y
a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, - mélodie
qui se poursuit et se poursuivra, indivisible, du commencement à la
fin de notre existence consciente. Notre personnalité est cela même.
C'est justement cette
continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie.
Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que
j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à
ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi
d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du
monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le
temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique
la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se
présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un «
avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais
accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure
impression de succession que nous puissions avoir, - une impression
aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité, - et
pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité
de la décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la
découpons en notes distinctes, en autant d' « avant » et d' «
après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images
spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité :
dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette
de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs
que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons
d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le
bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée
réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul
et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous
assistons en nous et dans le monde extérieur."
Notre philosophe qualifie
la durée pure de vraie, ce faisant il ne se contente pas de dire
qu'elle est réelle, universelle, car il ajoute à son propos une
valorisation. Celle-ci est amenée par la comparaison avec la
mélodie, "une mélodie continue de notre vie intérieure"
1er §, la durée pure devenant une affaire d'esthète,
puis par l'identification de cette durée au "bourdonnement
ininterrompu de la vie profonde"
2nd
§. Il y a de la noblesse à reconnaître en soi ce timbre, comme il
y a de la grandeur d'âme en Socrate, quand il se révèle capable de
se mettre à l'écoute de son daïmon !
La
vie profonde, profondément vivante, réellement vivante, se déroule
en nous comme une petite musique, continue (indivisible) et
hétérogène (variable, changeante).
Mais
est-ce donc que la durée pure est le temps ? Non, le dire serait
excessif. C'est une modalité du temps, concurrencée en permanence
par une autre modalité, celle de la fausse durée, du "temps
spatialisé". Estce que la durée pure à défaut d'être le
temps serait au moins le temps vécu ? Non, pas davantage. La durée
pure est le temps vécu d'une certaine manière. Chez une personne
qui fait un effort singulier pour retirer de sa vie, abstraire de sa
conscience, quelque chose, l'ensemble des soucis pratiques, tout ce
qui peut attirer son attention à l'extérieur de lui-même, dans le
monde !
Quand
Bergson écrit "Je reconnais d'ailleurs que c'est dans
le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire"
il faut accepter cette reconnaissance. C'est dans le temps spatialisé
que nous passons le plus clair de notre temps. Le temps vécu est
ordinairement le temps spatialisé de l'ouverture au monde, de la
durée mesurable, et exceptionnellement le temps mélodique du repli
sur soi, de la durée réelle et indistincte.
Reprenons l'expérience
de pensée de Schumann : « Si
tous les mouvements de l'univers étaient uniformément accélérés,
bien mieux : si, à la limite, une rapidité infinie resserrait
le successif dans l'instantané, aucune formule scientifique ne
serait modifiée. Cette situation fictive fait bien sentir que le
temps de la science n'est pas celui de l'existence. Qu'est-ce donc
alors que ce temps de l'existence auquel le bergsonisme affectera le
mot durée? C'est le temps vécu et, comme tel, donné là où il est
vécu, dans la conscience."
La science
n'aurait pas de possibilité de mesurer autre chose que de l'espace.
Il faudrait introduire en elle de la durée pour qu'elle puisse
déterminer que des mouvements prennent du temps, que des changements
s'effectuent à une vitesse particulière.
La
conclusion forte, qui revient à affirmer que toute physique a
aujourd'hui besoin d'une métaphysique pour avoir une certaine vérité
repose en fait sur une argumentation faible. D'une part l'expérience
de pensée est absurde. Un mouvement est accéléré par rapport à
quelque chose qui ne l'est pas. Si tout est accéléré, c'est comme
si rien ne l'est. Un monde où tout passerait deux fois plus vite est
indiscernable par rapport à notre monde. L'idée de rapidité
infinie terminant la vie de l'univers en un éclair, invoquée par
l'auteur à la suite du mouvement universellement accéléré, n'est
sans doute qu'une idée inconsistante, vide de sens. Et ce n'est pas
tout. S'il faut se référer à la durée, il s'agit comme nous
venons de le lire, non du « temps
de l'existence » mais du temps de
la mélodie intérieure, oblitérant la vie pratique, tout théâtre
de l'existence et tout rôle à jouer sur scène.
La dernière
phrase est péremptoire. Elle fait du temps vécu une sorte de
miracle, donnée, à une sorte de principe, la conscience comme
mystérieuse entité substantielle !
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