Proposition
de résumé, texte de Vladimir Jankélévitch, La Mort, I. IV,
« Le vieillissement » p. 204-206, « L'homme est
intérieur à son propre destin (…) donc étranger ».
La
temporalité d'un être vivant est un horizon toujours ouvert devant
soi.
Le temps
subjectif est abondant ; le temps objectif est en revanche mesuré,
borné, compacté dans la pensée. Une sorte d'illusion symétrique
oppose ainsi une durée peau de chagrin, qui nous angoisse comme
réserve inexorablement vouée / à l'épuisement, et un temps
spatialisé qui nous obsède par sa tendance à s'étirer
indéfiniment. Nous sommes inquiets car nous pensons le mouvement
comme totalité close ou bien unité divisible à l'infini.
Certes,
tous ceux qui ignorent l'ennui rêvent d'une vie se poursuivant
éternellement. Fantasme ! Mais / l'éternité s'éprouve ici
et maintenant, se découvre à celui qui s'immerge dans la
durée vitale. La conscience est en effet capable d'éterniser le
devenir. Pensons aux deux archétypes de la temporalisation que sont
les mouvements de l'âme qui s'abîme dans la grâce d'une / musique
et l'heur du condamné à mort qui découvre la formidable densité
du moment actuel parce qu'il est devenu vraiment attentif au flux de
ses impressions renouvelées.
Si le temps
vécu s'éternise sans abolir la mort, un sujet peut vieillir en
gardant un esprit jeune, une capacité / à investir continûment le
présent, sans se préoccuper du futur.
210 mots
Dissertation.
ATTENTION. Pour ce "corrigé", je ne respecte volontairement pas le nombre de mots imposés (1200) dans le but de rendre plus claire la démonstration produite.
« Une
conscience intérieure à elle-même trouve en quelque sorte le
présent éternel dans le grouillement des instants innombrables et
infinitésimaux qui composent un devenir continu. »
Dans
quelle mesure votre lecture des trois œuvres au programme vous
permet-elle de valider cette affirmation de Jankélévitch ?
Le temps
est un des thèmes privilégiés de la rêverie philosophique, entre
dire poétique et pur baratin. Dans ce genre de rêveries qui ne vaut
guère pour sa rigueur se déploient de multiples fantasmes et
s'expriment de puissantes émotions, des peurs qui confinent à
l'angoisse. Dans La Mort, Vladimir Jankélévitch en produit
un parfait exemplaire. Voici ce qu'il dit au sujet de ce qu'il
appelle le « temps vécu » ou bien le « temps
vital » sans faire de claire distinction entre les deux :
« Une conscience intérieure à elle-même trouve en quelque
sorte le présent éternel dans le grouillement des instants
innombrables et infinitésimaux qui composent un devenir continu. »
Est-ce la parole d'un génie ou bien de l'enfumage ? L'analyse
de cette forte parole y découvre trois caractéristiques qui
pourront faire l'objet d'une réflexion dans une confrontation avec
les œuvres du programme. D'une part, Jankélévitch parle d'une
faculté supérieure à la raison, « la conscience
intérieure à elle-même » qui est une sorte d'intuition
pouvant s'approcher au plus près des choses et d'elle-même. D'autre
part, il soutient une continuité du temps, parlant d'un « devenir »
qui serait une sorte de puissance transcendante englobant toute chose
dans sa nécessité et produisant son ordre propre. Enfin il suggère
une possibilité d'éternisation du temps subjectif pour un sujet qui
réussirait à se fondre dans le moment présent. Qu'en penser ?
L'idée
selon laquelle il est possible de saisir la réalité vivante du
temps dans une intuition est séduisante mais fragile. Voyons comment
elle a pu être étayée théoriquement. Et demandons-nous alors s'il
est possible de la retrouver en littérature.
L'auteur de
l'Essai sur les données immédiates de la conscience est un
partisan de l'intuition. Jankélévitch approuve sa méthode et lui
emboîte le pas, cherchant à être le plus près des choses. Dans
l'extrait que nous venons de résumer il fait jouer une opposition
entre une surconscience abstraite ou englobante considérant toute
chose dans un état d'achèvement et une conscience « intérieure
à elle-même », se concentrant sur le présent et
considérant le procès des choses en lui-même. Cette attention au
devenir est en tout point l'intuition bergsonienne quoique Bergson
insiste pour sa part sur la nécessité de dépasser les cadres figés
du langage, de contrer les pièges de l'ordre discursif par une
intuition ouverte au milles nuances du vécu.
Suivant
Bergson ce sont les nécessités pratiques de l'existence qui nous
poussent à « solidifier nos impressions », à
reconnaître autour de nous des objets substantiels, dotés de
fixité. Il donne l'exemple de la ville qui jour après jour, et même
heure après heure, ne cesse de changer. La ville est mobile au
niveau de la sensation et pour un sujet ayant une riche vie
émotionnelle. Mais ordinairement une personne qui réside dans une
ville en fait un objet aux contours figés. Au mieux ce sujet
inattentif à sa propre conscience du changement fera vieillir la
ville avec lui. Au pire il l'immobilisera entièrement, en projetant
« la durée fuyante de son moi » dans l'espace
homogène. On pourrait dire en reprenant la métaphore de Bergson que
la multiplicité des instants vécus, des « impressions sans
cesse changeantes », s'enroule autour de l'objet extérieur
pour en adopter « les contours précis et l'immobilité ».
La conscience intérieure de Jankélévitch parviendrait à dérouler
cet écheveau de petites impressions et en retrouverait le caractère
anarchique, aléatoire, imprévisible. D'où, vraisemblablement,
l'emploi du terme de « grouillement » pour
qualifier les instants de notre vécu qui peuvent se dérouler dans
la conscience ou s'enrouler autour d'un objet.
Dans La
Mort, Jankélévitch feint de croire que le contraste de la
conscience de l'instant avec le temps déjà vécu tient à
l'exercice de cette intuition au plus près des choses. Contre le
temps racorni de la « chronologie objective »,
replié sur quelques idées mortes, la durée vivante de la
conscience serait le déploiement toujours fécond de petites
impressions ou minuscules sensations qualitativement diverses.
L'explication est séduisante. Mais elle ne tient guère. Certes il
existe un paradoxe concernant la durée de la vie. Rétrospectivement
celle-ci est brève. La richesse de l'instant vécu semble
disparaître à jamais quand le regard objective le monde et abolit
l'impression purement esthétique que les choses produisent en nous.
Mais ce n'est pas par rapport au présent qui serait dense ou
« épais » que le passé serait fin et dénué
d'intensité. C'est par rapport au temps du monde qu'objectivement la
durée d'une vie est brève. Ce n'est pas parce qu'il serait
appréhendé par l'intelligence ou une « surconscience »,
que le temps déjà vécu rapetisse. C'est tout simplement parce
qu'en tant que passé il n'est plus ! Il n'est plus que présent
disparu reconstruit à l'aide de la mémoire. Et cette reconstruction
peut être singulièrement intense comme nous le montre Nerval au
chapitre VI de Sylvie,
dans l'épisode de la « table
nuptiale » chez
la vieille tante, où se succèdent des instants de mélancolie et de
joie pure, faisant parler des vestiges en eux-mêmes dépourvus de
valeur mais qui apparaissent soudain comme autant de symboles de
valeurs éternelles : la beauté, la jeunesse, le don de soi.
Le passé possède ainsi un charme subtil pour celui sait reconnaître
les signes. Et c'est bien l'intelligence du narrateur qui en retrouve
la saveur dans le présent.
L'expression
de « devenir continu » sous la plume de
Jankélévitch mérite une explication. Pour lui, tout devenir ne
semble pouvoir s'opérer que dans une continuité temporelle. Un
changement de forme ou d'état, un simple mouvement physique comme
une translation s'opéreraient dans l'espace et dans le temps sous la
condition de la continuité. Continuité veut dire alors maintien de
l'ipséité de la chose qui change ou se déplace, malgré tout ce
qui affecte sa mêmeté.
Un visage
vieillit continûment avec des rides de plus en plus prononcées.
Ainsi le visage de Clarissa vieillit dans le regard de ses
connaissances ou dans son miroir. Mais la continuité du
vieillissement est proprement imperceptible. Dans Mrs Dalloway,
Woolf adopte une perspective sceptique. Elle insiste sur le fait
que l'âge n'est pas une partie de notre identité mais une donnée
sociale, que les autres nous imposent avec leurs jugements
catégorisants. Ainsi c'est brutalement que le fait du vieillissement
s'impose à Clarissa, alors qu'elle se soucie de Peter et peine à se
reconnaître dans l'image que le miroir lui renvoie. Vu
l'impermanence des choses, il ne peut y avoir de vérité éternelle
de ce visage, seulement une impression fugace devant être recueillie
comme une goutte qui tombe ! Dans une plongée « au
cœur même de l'instant », Clarissa prend acte d'une
rupture. En clouant l'instant sur place, en résistant à « la
pression de tous les autres matins », elle parvient à
comprendre qu'elle n'est plus en phase avec l'image qu'elle s'est
forgée d'elle-même. Elle regarde un « visage rose et
délicat » qu'elle doit reconnaître, accepter comme sien.
Quand
l'accent est mis sur la progressivité ou les transformations
silencieuses on retrouve la thèse de Bergson suivant laquelle le
temps est continu mais hétérogène. La continuité serait même
évidente d'après l'auteur de l'Essai, nos sensations
s'enchaînant et se fondant les unes dans les autres. On ne lui
adjoindrait l'idée inexacte d'un temps homogène que par
contamination avec la représentation de l'espace. En vrai, la durée
serait hétérogène, vécue plus ou moins intensément, suivant la
variation qualitative du flux de nos sensations. Mais si
l'homogénéité tient à l'adoption d'une perspective, pourquoi la
continuité serait-elle réelle et non pas elle aussi une
construction de l'esprit ? Si la vérité du temps est celle
d'une musique, comment ne pas voir que derrière la fusion des notes
en une mélodie se tient un rythme et que celui-ci présuppose la
discontinuité du temps comme le remarque Bachelard ? Le rythme
n'est pas une cadence qui se répète à l'identique mais un système
de ruptures, de variations presque prévisibles (car
rétrospectivement prévisibles!) qui introduit sans cesse du nouveau
et fait soudainement apparaître des formes qui l'instant d'avant
n'existaient pas.
Jankélévitch
a tout à fait raison de souligner que la temporalité peut être mal
vécue. Il existe des cas de phobie à l'égard du temps qui passe.
Et des crises d'angoisse ! Mais ce qui dans Mrs Dalloway
tourmente les êtres humains comme Septimus ou Peter ou même
Clarissa n'est pas lié à la continuité ou à la discontinuité du
temps comme dans le paradoxe de Zénon. C'est seulement la nécessité
de la fin de toute chose qui apparaît comme une absurdité. Que le
temps soit divisible lors de la course d'Achille ou qu'il ne le soit
pas, l'idée du néant est effrayante en elle-même. Virginia Woolf
rend même de manière remarquable la discontinuité du temps vécu
en évoquant la façon dont les Londoniens observent tout à coup un
avion faisant des figures dans le ciel. Le spectacle n'est en fait
que l'addition de séquences autonomes qui n'ont d'unité que par
leur mise en récit. Un moment l'avion n'est présent que par l'ouïe
comme grondement annonciateur, puis il survient et il n'est plus
présent que visuellement. L'un éclipse l'autre, « tandis
qu'ils regardaient le monde entier fit silence ». De même
avec l'irruption d'oiseaux, la sonnerie des cloches, événements
inessentiels, ou bien encore la capacité à lire les traînées de
fumigène, se produisent des ruptures, le temps est une succession
de « voilà ». Tout à coup la fumée apparaît, puis
elle disparaît quand une lettre apparaît : « C »
puis « E » puis « L ». Et les
lettres disparaissent dès qu'un mot se dévoile : « Blaxo »,
Kreemo » ou« Toffee ». Ainsi Woolf
évoque la métastabilité de nos perceptions, le fait que le donné
sensoriel est perçu avec des bifurcations, trouve une sorte
d'équilibre passager, puis s'effondre afin d' une nouvelle forme.
L'éternité
est le double du temps. Le temps est négation ; l'éternité
est affirmation de l'être sans retrait. Les choses temporelles
sortent du néant et retournent au néant ; les êtres éternels
sont soustraits à la génération et à la corruption. Il semble
toutefois qu'au cours de nos vies certains événements tranchent sur
tout le reste et gagnent prodigieusement en force de telle sorte
qu'on peut croire que l'éternité s'est dévoilée à un mortel ou
qu'elle a été au moins entraperçue dans une sorte d'extase. Que
penser de cette hypothèse ?
En évoquant
la densité du moment présent ou « l'épaisseur »
réjouissante du présent, Jankélévitch s'appuie sur une expérience
que tout le monde a pu faire un jour. Le temps ordinairement fuyant
semble parfois s'éterniser. Et c'est bien un des charmes de l'œuvre
d'art que d'arriver à produire cette illusion d'une temporalité
autonome, extatique. Mais l'explication de cette « grâce »
pour reprendre le terme du premier chapitre de l'Essai, n'est
pas surnaturelle. Ce n'est pas parce que la musique déroge aux lois
du monde qu'elle nous emporte et nous fait oublier le passage du
temps, c'est parce que l'auditeur portant son attention aux formes
oublie pendant un moment de penser au reste de sa vie et à tout ce
qui le préoccupe. La fluidité d'un air épouserait parfaitement la
fluidité de la vie de la conscience. L'extase au sens fort du terme,
comme expérience miraculeuse, n'est pas requise dans ce qui n'est à
vrai dire qu'une impression extatique, particulièrement fragile.Une
sorte d'hypnose ou de rêve éveillé dit Bergson. Et c'est dans le
corps, par les sens, non par une sortie du corps et une élévation à
l'intelligible que cet effet d'éternisation du présent se réalise.
L'éternité
pour Nerval comme pour beaucoup de romantiques est une sorte
d'illusion nécessaire. En se référant à des périodes glorieuses,
à des vies devenues mythiques, à des vérités intemporelles, un
esprit sensible peut s'opposer au caractère prosaïque de son époque
et à la trivialité de sa propre existence. Dès le premier chapitre
de Sylvie l'oncle épicurien du narrateur réalise
ironiquement l'Aufhebung du temps peau-de-chagrin en faisant
peindre des portrait de ses conquêtes successives puis en
transformant ceux-ci en médaillons de blagues à tabac ! La
beauté fuyante est d'abord éternisée, puis elle est recyclée pour
ne pas être retirée de la vraie vie, celle où on boit, mange,
fume... C'est ironiquement qu'il faut pareillement considérer les
chefs d'œuvre immortels. Rousseau nous semble éternel, parce qu'il
survit dans le souvenir du père Dodu et dans la Nouvelle Héloïse,
et non parce que son génie l'a sauvé de le mort.
L'éternité
pour Woolf et maints auteurs modernes est sans doute une illusion
dangereuse dont il faut se prémunir. Ce qui est proprement humain
comme l'amour n'est pas éternel et ne le sera jamais que dans les
contes de fée ou dans les mythes. Le véritable amour d'ailleurs
n'est pas la passion faussée par l'égocentrisme qui est dans le
cœur d'une bigote comme miss Kilman, mais la tendresse que peut
ressentir Clarissa Dalloway pour sa fille ou bien pour la vieille
voisine de l'appartement d'en face. Il faut avoir l'esprit libre
comme Clarissa pour réussir à saisir dans la solennité de
l'instant vécu quelque chose comme une raison de vivre : une
possibilité de contrer l'absurdité de la condition humaine pendue
entre deux néants. « Toutes sortes de petites choses
vinrent danser dans le sillage de ce coup solennel [de Big ben]
qui venait de tomber, plat, comme un lingot d'or, sur la mer. »
Ce qui s'abolit dans la plénitude de l'instant est la distinction du
frivole et du sérieux, du minuscule et du grandiose. Mais le temps
demeure pour toujours ce qui s'oppose à l'éternité, comme un
sillage qui se reforme en permanence.
Au cœur de
la réflexion de Jankélévitch sur le vieillissement, la citation
que nous venons d'étudier et de critiquer se révèle très confuse.
Il semble bien qu'elle fasse partie non d'une argumentation
rigoureuse mais d'un mouvement de pensée rhapsodique, empruntant
l'essentiel de ses thèses à la pensée bergsonienne de la durée.
Le plus net est l'emploi du terme « grouillement »
suggérant une sorte de fécondité mais dont l'emploi est douteux.
Ce qui est éternel pour nous, comme Lucrèce le note dans son poème
sur la nature, est l'instant en lui-même, puisque éternellement
renouvelé. Mais dès lors qu'on parle des instants composant un
moment, qu'on en fait des infinitésimaux pouvant s'additionner, on
ne parle plus de ce maintien éternel de l'instant qui impressionne
tant Clarissa Dalloway. On invente un instant doté d'épaisseur,
sorte de monstre logique auquel on rattache un devenir substantiel,
peut-être même providentiel, dont l'intuition seule pourrait
capturer la vérité. Cette profondeur est sans doute illusoire.
Lorsque le narrateur de Sylvie se rapporte à un temps
imaginaire, le temps jadis qui maintient vivaces les coutumes et les
rêves de l'enfance, il ne fait rien d'autre que d'inventer un temps
poétique susceptible d'embellir le présent, pouvant le rendre plus
intense, mais pas le sanctifier ni l'épaissir ! De même que
l'incertitude des repères temporels, l'évanescence est au contraire
une caractéristique fondamentale de cette temporalité créatrice
mais profane.
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