Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

dimanche 14 septembre 2014

Introduction du cours sur la guerre I

Introduction
Une approche de la guerre, comme « disposition avérée » au combat
Première partie

L'objectif de ce cours introductif n'est pas mais de réfléchir de manière approfondie l'origine de la guerre, ses objectifs, le besoin auquel elle répond dans certaines sociétés et le moyen qui pourrait être trouvé de s'en passer. Toutes ces questions passionnantes font l'objet de débats assez vifs, voire de querelles.
Par prudence, commençons par une enquête sur les manières de penser la guerre comprise comme phénomène complexe, faisant intervenir les émotions et la raison humaine, impliquant des êtres de toute condition et de tout milieu, à toutes les époques. Les divergences d'opinions s'expliquent sans doute moins par le caractère borné ou l'intelligence limitée de leurs auteurs que par l'adoption irréfléchie de diverses manières d'appréhender la guerre. L'opinion commune cherche directement un savoir concernant la guerre et ne met quasiment jamais en doute la pertinence du questionnement qu'elle adopte. Elle a de grandes difficultés à mettre en doute les réponses qu'elle découvre, elle en a de plus grandes encore à mettre en cause la question elle-même.
Débutons donc cette année par un exercice de réflexion sur la pluralité des voies qui s'offrent à l'appréhension du phénomène de la guerre. Quelques surprises nous attendent.

A. Lecture critique d'une définition, l'article « Guerre » du Dictionnaire philosophique d'André Comte-Sponville

Bref, dense, prolongeant une pensée de Hobbes, cet article propose une définition classique de la guerre comme disposition avérée au combat et va au delà en montrant très schématiquement les enjeux d'une réflexion sur la guerre. Le pacifisme et la militarisation de la société sont évoqués. La possibilité d'un tribunal pour juger la guerre aussi.

Article « Guerre »
« La guerre, écrivait Hobbes, ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme la paix » Léviathan, I, 13). Cela, qui distingue la guerre de la bataille, suggère assez que la guerre, entre les États, est la disposition première : la guerre est donnée ; la paix, il faut la faire. C'est ce qui donne raison aux pacifistes, sans donner tort aux militaires.
On remarquera que le but d'une guerre est ordinairement la victoire, qui est une paix avantageuse. Que le droit y trouve aussi son compte n'est jamais garanti, mais peut seul la justifier. Une guerre juste ? Elle peut l'être par ses buts, jamais totalement par ses moyens. Le mieux, presque toujours, est de l'éviter : le rapport violent des forces (la guerre) n'est légitime que lorsque leur rapport non violent (la politique) serait suicidaire ou indigne. »

a) Deux paragraphes, deux problématiques

Le découpage en deux paragraphes est signifiant. André Comte-Sponville propose dans un second paragraphe ce qui est sans doute la problématique qui nous vient naturellement à l'esprit quand on pense la guerre et veut en débattre. La victoire a un prix, parfois c'est du sang du juste qu'elle est payée. Toujours des innocents en souffrent. Peut-elle être légitime ? Peut-elle correspondre à une revendication légitime, à une urgence nécessaire ? Si c'est le cas, ce qui n'est pas sûr, il ne peut s'agir de n'importe quelle revendication ni de n'importe quelle urgence !
Mais avant de se lancer dans ce genre de question – redoutable aussi bien pour le philosophe, l'historien, le juriste, le politique – il convient de ne pas s'égarer dans la délimitation de ce que représente la guerre comme phénomène.
Il y a là une première leçon quant à la manière de penser la guerre : éviter la précipitation et bien s'assurer qu'on maîtrise les contours des choses mouvantes qu'on cherche à désigner, à extraire du sens du bruit et de la fureur du monde tel qu'il va.

b) La perspective initiale

Elle est fondamentale.
Réfléchissons à la perspective adoptée par l'auteur, suite à ce choix de la citation d'un passage du Léviathan. Il ne s'agit de rien d'accidentel, comme la volonté de s'abriter derrière un argument d'autorité. Mais de quelque chose d'essentiel. Une alternative s'offre à chacun. Soit on ne réfléchit pas à la perspective à adopter et on retient la première qui nous passe par l'esprit. Soit on réfléchit... et le choix de la perspective devient partie prenant de la définition de la guerre qu'on va pouvoir produire.

Quelle est cette perspective représentée par Hobbes ? C'est la perspective qui commence par souligner l'écart qu'il y a entre la bataille et la guerre dans son intégralité, entre le point temporel qu'est l'événement et la durée.
Le choix initial est de refuser la brillance ou l'éclat de l'événement. C'est le choix de considérer la guerre dans la durée et comme une durée. La guerre est un temps de la vie.
C'est globalement que le premier paragraphe fait intervenir la dimension temporelle : il ne faut pas concevoir la guerre de manière réductrice (en identifiant bataille, l'épiphénomène et la guerre, le phénomène) mais adopter un point de vue dynamique ; la guerre dans toute son épaisseur temporelle prend sens par opposition à un autre temps, celui de la paix, le premier est une sorte de pente naturelle (l'agressivité est un donné) – c'est en effet un devenir qui advient quand nul ne fait rien pour l'empêcher, la paix en revanche est une construction historique à réaliser (le vivre-ensemble pacifique est à décider pas à constater, à inventer pas à entériner). La paix est une nouvelle ère, une conquête à réaliser. Il faut combattre la guerre pour y arriver, sans doute avec d'autres armes que les armes ordinaires !

Conséquences théoriques. A chacun de les chercher et de les méditer au besoin. Voici ma liste :
1. Danger de l'irénisme : la paix n'est pas une pente naturelle de l'humanité, contrairement à la guerre
2. Nécessité de distinguer la guerre déployée sur le champ de bataille de l'état de guerre, qui précède de beaucoup et prolonge souvent les hostilités proprement dite, déclarées
3. Inclusion dans la guerre de manœuvres hostiles non immédiatement brutales mais déjà agressives (l'espionnage, le blocus, la signature de traités hostiles avec des alliés...)
4. La guerre est liée à une observation mutuelle. Elle est donc moins liée au caractère belliqueux de certains peuples, qu'à la volonté de se défendre. Attaquer, pour ne pas être attaqué... Se préparer à combattre pour ne pas être démuni...
5. La paix est un chantier... l'aboutissement d'un processus diplomatique au cours duquel les intérêts des uns et des autres ont été pris en compte
6. Une longue trêve peut donner l'impression trompeuse de la paix ; une courte paix peut a posteriori sembler trompeuse, comme si la guerre ne s'était jamais calmée
7. « si tu veux la paix, prépare la guerre »... les armées sont indispensables, les militaires n'ont pas tort qui réclament une modernisation, une augmentation des moyens... ils sont dans la prévision stratégique et l'anticipation du pire qui veut qu'on soit mieux armé que tout ennemi potentiel

Si vis pacem parabellum... l'idée même de l'ennemi qui peut être potentiel ou actuel montre à quel point la perspective temporelle est essentielle à l'appréhension juste de la guerre dans sa complexité.

Exercices de rédaction.
Qu'est-ce qu'une trêve ? Précisez le sens du terme en montrant qu'il s'agit bien d'un moment de la guerre.
De quelles parties ou de quels moments constitutifs est formée une grande guerre comme qu'on nomme la « guerre de Troie » ? Quand la paix est-elle perdue, quand est-elle retrouvée ?

c) L'usage d'une tournure de pensée dialectique

La prise en compte de la temporalité participe d'une manière de pensée ou méthode mise en pratique dès les débuts de la réflexion philosophique, en Grèce – Socrate en fut un maître, la dialectique.
Aux mains des sophistes, réduite à une volonté de persuader à tout prix en maniant les arguments dans la confusion, la dialectique est décriée. Elle correspond toutefois à l'effort de la pensée pour saisir un pan du réel dans toute sa complexité. Elle se veut mouvement de la pensée pour saisir le mouvement dans la réalité telle qu'elle est vécue par les hommes. Elle postule que rien, même ce qui semble le plus figé, n'est immobile ; tout est confronté à un jeu de forces extérieures incessantes et nul vivant n'est actif sans être réactif. Tout vivant est animé de l'intérieur par une puissance de développement qu'il doit affirmer pour vivre ou survivre, se reproduire, transmettre une vérité ou bien seulement manifester son existence.

Hobbes aborde la guerre en dialecticien lorsqu'il affirme que la guerre est un temps et que « tout autre temps se nomme la paix ». Il peut apparaître aussi ténébreux qu'Héraclite mais ce qu'il dit mérite attention. La guerre se définirait essentiellement par opposition à la paix. Qui, elle-même ne se définirait que négativement, par rapport à la guerre. S'il n'y a pas là un serpent qui se mord la queue, une pensée qui fuit devant la difficulté, mais une forme de sagesse, c'est pour deux raisons complémentaires. Premièrement, on suppose alors que nulle époque n'est totalement et irrémédiablement une époque de guerre. Ou bien une époque de paix. Il y aurait toujours des germes de guerre dans une époque pacifiée et au cœur de la pire des guerres la possibilité de faire la paix n'est pas absolument perdue.
Bien des exemples peuvent être cherchés et trouver à l'appui de ces deux affirmations. Y compris dans les œuvres du programme.
Deuxièmement, l'accent est justement porté sur les représentations. Par là il faut considérer les croyances dans les diverses sociétés, en perpétuelle évolution, et les mots pour dire ces croyances, leur assurer une espèce de stabilité. Nous sommes en guerre lorsque c'est indéniablement le cas pour nous. Quand nous ne pouvons pas ne pas y croire et que nos discours se mettent à en témoigner, même si par l'effroi ou l'exaltation, nous sommes sensiblement incohérents dans nos paroles. Nous sommes en guerre non pas quand la guerre est là, en dehors de nous, mais quand elle nous inclut en elle, dans la suite des conséquences qu'elle a pour nous, nos proches, notre pays. La guerre est plus comme un songe que comme un fait. Elle est comme un cauchemar dont il serait impossible de sortir, même en se pinçant très fort, en tentant de cesser d'y croire par la tension de la volonté. Et, symétriquement, la paix est comme un rêve. Parfois on ose y croire de peur de la faire disparaître. Parfois on y croit mollement, indolemment. Et comme un rêve elle peut s'évanouir. Pour cela il faut et il suffit que nous cessions d'y croire.
La guerre génère des violences. Mais ce n'est pas ou pas seulement le fait même de la violence. La guerre produit des idées et elle est le produit de nos idées. Dans ce cercle se joue quelque chose de très irritant : la guerre ne semble pas pouvoir être maîtrisée par la volonté, mais elle est indéniablement issue de la volonté. Elle n'est même rien d'autre que l'expression à un moment donné des volontés des individus qui composent un peuple. Un roi ne va jamais seul à la guerre ! Si le Prince entraîne des hommes au combat, c'est que ceux-ci se laissent entraîner ou croient ne pas pouvoir résister.

Ce qui vient d'être dit reste très schématique. Le cours devra y revenir beaucoup plus précisément. Mais, afin de bien comprendre l'intérêt de la pensée dialectique il est possible de produire une réflexion plus développée sur quelques points importants.

Le premier doit être consacré à un point essentiel, la nature de la figure de l'ennemi. L'opinion, qui est souvent piètre dialecticienne, a pour cette raison de grandes difficultés à l'appréhender dans sa vérité. Et pourtant sans ennemi, pas même de combat. Pas de possibilité de la guerre.
Dès lors qu'on s'arrête sur l'idée, on perçoit vite sa nature dialectique. L'ennemi est non pas en soi mais toujours un ennemi pour moi, moi qui suis aussi, pour lui, son ennemi. La relativité joue à plein. Si je sais que c'est mon ennemi, répliquera-t-on, ce n'est pas simplement parce que je le crois mais parce qu'il a une arme braquée sur moi et attend le moment propice pour tirer et me tuer. Rien de plus vraie que cette prédiction. Mais le jugement doit être revu. L'ennemi n'a pas de réalité substantielle, indépendante de notre relation. S'il braque son arme sur moi c'est qu'il pense tout comme moi mais inversement que je suis son ennemi mortel. Qui est mon ennemi ? L'être que je crois être tel car je crois qu'il croit que je suis également son ennemi !
Cette reconnaissance mutuelle est nécessaire et suffisante. Si, dans mes pensées ou à travers mes parole, l'ennemi se dote de caractéristiques – il est fourbe, brutal, ne pense qu'à violer ou prend plaisir à tuer et à détruire... – toutes ces caractéristiques ne sont qu'un mirage, que le contrecoup de mes angoisses et de ma propre envie d'avoir raison contre lui. La propagande donne un visage à l'ennemi. Mais pour cela il faut qu'il soit d'abord identifié. C'est par après qu'il sera roux ou frisé, mécréant, avide et mensonger, issu de parents eux-mêmes depuis toujours nos ennemis.
Mais pour le philosophe l'affaire est entendue : l'ennemi n'a pas de visage car il peut tous les avoir ; l'ennemi n'a pas de substance ou pas d'essence car il est dotée d'une essence pour être la cible du ressentiment et des passions tristes des hommes. Pour le sociologue, l'affaire n'est pas plus embrouillée. Chaque époque s'invente des figures particulières de l'ennemi, quitte à réécrire son histoire, à s'inventer rétrospectivement des raisons de se défier systématiquement de lui.

Lecture :
Reinhard Johler, Freddy Raphaël & Patrick Schmoll (dir.). La Construction de l'ennemi. Strasbourg, Néothèque, 2009, 324 p.

Résumé de l'ouvrage
La figure de l'ennemi prépare, accompagne et soutient l'effort de guerre. Des rhétoriques et des scénographies la construisent. Des savoirs à prétentions scientifiques ou religieuses la légitiment. Des médias la transmettent.
Les relations franco-allemandes depuis 150 ans permettent d'observer ce construit, son exacerbation passionnelle pendant et entre trois guerres successives, en même temps que son évaporation tout aussi remarquable après les années 1950 avec la construction européenne. Allemands et Français, ennemis héréditaires d'hier, sont devenus la colonne vertébrale de l’Europe. Ce retournement en une génération de représentations hostiles pourtant séculaires a définitivement sapé la crédibilité des discours qui depuis nous proposent des figures hostiles de remplacement : l’Union soviétique après 1945, le terrorisme islamiste depuis la chute du Mur de Berlin.
Contrastant avec les passions qu'elle suscite et avec l'impossibilité pour les adversaires de l'interroger sur le moment, l'inconsistance de la figure de l'ennemi telle qu'elle s'avère dans l'après-coup, sa versatilité au gré des discours qui la fabriquent et la scénarisent, révèlent qu'elle a une fonction. Les adversaires sont unis par leur désignation mutuelle comme ennemis, qui renforce par réciprocité leurs identités propres. Que deviendrait chacun s'il n'avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ? La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ?

Introduction, à lire attentivement en téléchargeant le texte à l'adresse suivante :

Un second développement peut maintenant s'attacher à une des déclinaisons de la figure de l'ennemi : le barbare.
Les Perses nous invitent à adopter une tournure de pensée dialectique, car si les Perses sont pour les Grecs les barbares... les Grecs sont pour eux les barbares aux coutumes étranges voire difficilement acceptables ! Une recherche approfondie à partir du texte d'Eschyle semble même nécessaire pour clarifier les choses, c'est-à-dire appréhender l'incompréhension comme double et non simple illusion.
Le barbare existe toujours, même si depuis longtemps ce n'est plus le Perse ! Nous avons nos « barbares », ceux qui ne seraient pas faits pour s'entendre avec nous, ceux qui voudraient détruire nos réalisations les plus belles et nous prendre nos biens les plus chers ! Ceux qui, par nature, seraient nos ennemis ! Pour contrer ce genre de pensée délirante, paranoïaque peut-être, une pensée critique comme celle de Tzvetan Todorov, auteur de La Peur des barbares (2008, Robert Lafont) est très recommandable.
Il est même très utile (et agréable) d'écouter ce grand penseur contemporain sur Canal U, pour la conférence de clôture du colloque de mars 2009, « L'Islam et l'Occident à l'époque médiévale ».


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