Introduction
Une approche
de la guerre, comme « disposition avérée » au
combat
Première
partie
L'objectif
de ce cours introductif n'est pas mais de réfléchir de manière
approfondie l'origine de la guerre, ses objectifs, le besoin auquel
elle répond dans certaines sociétés et le moyen qui pourrait être
trouvé de s'en passer. Toutes ces questions passionnantes font
l'objet de débats assez vifs, voire de querelles.
Par
prudence, commençons par une enquête sur les manières de penser la
guerre comprise comme phénomène complexe, faisant intervenir les
émotions et la raison humaine, impliquant des êtres de toute
condition et de tout milieu, à toutes les époques. Les divergences
d'opinions s'expliquent sans doute moins par le caractère borné ou
l'intelligence limitée de leurs auteurs que par l'adoption
irréfléchie de diverses manières d'appréhender la guerre.
L'opinion commune cherche directement un savoir concernant la guerre
et ne met quasiment jamais en doute la pertinence du questionnement
qu'elle adopte. Elle a de grandes difficultés à mettre en doute les
réponses qu'elle découvre, elle en a de plus grandes encore à
mettre en cause la question elle-même.
Débutons
donc cette année par un exercice de réflexion sur la pluralité des
voies qui s'offrent à l'appréhension du phénomène de la guerre.
Quelques surprises nous attendent.
A. Lecture
critique d'une définition, l'article « Guerre » du
Dictionnaire philosophique d'André Comte-Sponville
Bref, dense,
prolongeant une pensée de Hobbes, cet article propose une définition
classique de la guerre comme disposition avérée au combat et va au
delà en montrant très schématiquement les enjeux d'une réflexion
sur la guerre. Le pacifisme et la militarisation de la société sont
évoqués. La possibilité d'un tribunal pour juger la guerre aussi.
Article « Guerre »
« La
guerre, écrivait Hobbes, ne consiste pas dans un combat
effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens,
aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre
temps se nomme la paix » Léviathan, I, 13). Cela,
qui distingue la guerre de la bataille, suggère assez que la guerre,
entre les États, est la disposition première : la guerre est
donnée ; la paix, il faut la faire. C'est ce qui donne raison
aux pacifistes, sans donner tort aux militaires.
On
remarquera que le but d'une guerre est ordinairement la victoire, qui
est une paix avantageuse. Que le droit y trouve aussi son compte
n'est jamais garanti, mais peut seul la justifier. Une guerre juste ?
Elle peut l'être par ses buts, jamais totalement par ses moyens. Le
mieux, presque toujours, est de l'éviter : le rapport violent
des forces (la guerre) n'est légitime que lorsque leur rapport non
violent (la politique) serait suicidaire ou indigne. »
a) Deux paragraphes, deux
problématiques
Le découpage
en deux paragraphes est signifiant. André Comte-Sponville propose
dans un second paragraphe ce qui est sans doute la problématique qui
nous vient naturellement à l'esprit quand on pense la guerre et veut
en débattre. La victoire a un prix, parfois c'est du sang du juste
qu'elle est payée. Toujours des innocents en souffrent. Peut-elle
être légitime ? Peut-elle correspondre à une revendication
légitime, à une urgence nécessaire ? Si c'est le cas, ce qui
n'est pas sûr, il ne peut s'agir de n'importe quelle revendication
ni de n'importe quelle urgence !
Mais avant
de se lancer dans ce genre de question – redoutable aussi bien pour
le philosophe, l'historien, le juriste, le politique – il convient
de ne pas s'égarer dans la délimitation de ce que représente la
guerre comme phénomène.
Il y a là
une première leçon quant à la manière de penser la guerre :
éviter la précipitation et bien s'assurer qu'on maîtrise les
contours des choses mouvantes qu'on cherche à désigner, à extraire
du sens du bruit et de la fureur du monde tel qu'il va.
b) La perspective initiale
Elle est fondamentale.
Réfléchissons
à la perspective adoptée par l'auteur, suite à ce choix de la
citation d'un passage du Léviathan. Il ne s'agit de rien
d'accidentel, comme la volonté de s'abriter derrière un argument
d'autorité. Mais de quelque chose d'essentiel. Une alternative
s'offre à chacun. Soit on ne réfléchit pas à la perspective à
adopter et on retient la première qui nous passe par l'esprit. Soit
on réfléchit... et le choix de la perspective devient partie
prenant de la définition de la guerre qu'on va pouvoir produire.
Quelle est
cette perspective représentée par Hobbes ? C'est la
perspective qui commence par souligner l'écart qu'il y a entre la
bataille et la guerre dans son intégralité, entre le point temporel
qu'est l'événement et la durée.
Le choix initial est de refuser
la brillance ou l'éclat de l'événement. C'est le choix de
considérer la guerre dans la durée et comme une durée. La guerre
est un temps de la vie.
C'est globalement que le premier
paragraphe fait intervenir la dimension temporelle : il ne faut
pas concevoir la guerre de manière réductrice (en identifiant
bataille, l'épiphénomène et la guerre, le phénomène) mais
adopter un point de vue dynamique ; la guerre dans toute son
épaisseur temporelle prend sens par opposition à un autre temps,
celui de la paix, le premier est une sorte de pente naturelle
(l'agressivité est un donné) – c'est en effet un devenir qui
advient quand nul ne fait rien pour l'empêcher, la paix en revanche
est une construction historique à réaliser (le vivre-ensemble
pacifique est à décider pas à constater, à inventer pas à
entériner). La paix est une nouvelle ère, une conquête à
réaliser. Il faut combattre la guerre pour y arriver, sans doute
avec d'autres armes que les armes ordinaires !
Conséquences théoriques. A
chacun de les chercher et de les méditer au besoin. Voici ma liste :
1. Danger de l'irénisme :
la paix n'est pas une pente naturelle de l'humanité, contrairement à
la guerre
2. Nécessité de distinguer la
guerre déployée sur le champ de bataille de l'état de guerre, qui
précède de beaucoup et prolonge souvent les hostilités proprement
dite, déclarées
3. Inclusion dans la guerre de
manœuvres hostiles non immédiatement brutales mais déjà
agressives (l'espionnage, le blocus, la signature de traités
hostiles avec des alliés...)
4. La guerre est liée à une
observation mutuelle. Elle est donc moins liée au caractère
belliqueux de certains peuples, qu'à la volonté de se défendre.
Attaquer, pour ne pas être attaqué... Se préparer à combattre
pour ne pas être démuni...
5. La paix est un chantier...
l'aboutissement d'un processus diplomatique au cours duquel les
intérêts des uns et des autres ont été pris en compte
6. Une longue trêve peut donner
l'impression trompeuse de la paix ; une courte paix peut a
posteriori sembler trompeuse, comme si la guerre ne s'était jamais
calmée
7. « si tu veux la paix,
prépare la guerre »... les armées sont indispensables, les
militaires n'ont pas tort qui réclament une modernisation, une
augmentation des moyens... ils sont dans la prévision stratégique
et l'anticipation du pire qui veut qu'on soit mieux armé que tout
ennemi potentiel
Si vis pacem parabellum...
l'idée même de l'ennemi qui
peut être potentiel ou actuel montre à quel point la perspective
temporelle est essentielle à l'appréhension juste de la guerre dans
sa complexité.
Exercices de rédaction.
Qu'est-ce qu'une trêve ?
Précisez le sens du terme en montrant qu'il s'agit bien d'un moment
de la guerre.
De quelles parties ou de quels
moments constitutifs est formée une grande guerre comme qu'on nomme
la « guerre de Troie » ? Quand la paix est-elle
perdue, quand est-elle retrouvée ?
c) L'usage d'une tournure
de pensée dialectique
La prise en
compte de la temporalité participe d'une manière de pensée ou
méthode mise en pratique dès les débuts de la réflexion
philosophique, en Grèce – Socrate en fut un maître, la
dialectique.
Aux mains
des sophistes, réduite à une volonté de persuader à tout prix en
maniant les arguments dans la confusion, la dialectique est décriée.
Elle correspond toutefois à l'effort de la pensée pour saisir un
pan du réel dans toute sa complexité. Elle se veut mouvement de la
pensée pour saisir le mouvement dans la réalité telle qu'elle est
vécue par les hommes. Elle postule que rien, même ce qui semble le
plus figé, n'est immobile ; tout est confronté à un jeu de
forces extérieures incessantes et nul vivant n'est actif sans être
réactif. Tout vivant est animé de l'intérieur par une puissance de
développement qu'il doit affirmer pour vivre ou survivre, se
reproduire, transmettre une vérité ou bien seulement manifester son
existence.
Hobbes
aborde la guerre en dialecticien lorsqu'il affirme que la guerre est
un temps et que « tout autre temps se nomme la paix ».
Il peut apparaître aussi ténébreux qu'Héraclite mais ce qu'il dit
mérite attention. La guerre se définirait essentiellement par
opposition à la paix. Qui, elle-même ne se définirait que
négativement, par rapport à la guerre. S'il n'y a pas là un
serpent qui se mord la queue, une pensée qui fuit devant la
difficulté, mais une forme de sagesse, c'est pour deux raisons
complémentaires. Premièrement, on suppose alors que nulle époque
n'est totalement et irrémédiablement une époque de guerre. Ou bien
une époque de paix. Il y aurait toujours des germes de guerre dans
une époque pacifiée et au cœur de la pire des guerres la
possibilité de faire la paix n'est pas absolument perdue.
Bien des
exemples peuvent être cherchés et trouver à l'appui de ces deux
affirmations. Y compris dans les œuvres du programme.
Deuxièmement,
l'accent est justement porté sur les représentations. Par là il
faut considérer les croyances dans les diverses sociétés, en
perpétuelle évolution, et les mots pour dire ces croyances, leur
assurer une espèce de stabilité. Nous sommes en guerre lorsque
c'est indéniablement le cas pour nous. Quand nous ne pouvons pas ne
pas y croire et que nos discours se mettent à en témoigner, même
si par l'effroi ou l'exaltation, nous sommes sensiblement incohérents
dans nos paroles. Nous sommes en guerre non pas quand la guerre est
là, en dehors de nous, mais quand elle nous inclut en elle, dans la
suite des conséquences qu'elle a pour nous, nos proches, notre pays.
La guerre est plus comme un songe que comme un fait. Elle est comme
un cauchemar dont il serait impossible de sortir, même en se pinçant
très fort, en tentant de cesser d'y croire par la tension de la
volonté. Et, symétriquement, la paix est comme un rêve. Parfois on
ose y croire de peur de la faire disparaître. Parfois on y croit
mollement, indolemment. Et comme un rêve elle peut s'évanouir. Pour
cela il faut et il suffit que nous cessions d'y croire.
La guerre
génère des violences. Mais ce n'est pas ou pas seulement le fait
même de la violence. La guerre produit des idées et elle est le
produit de nos idées. Dans ce cercle se joue quelque chose de très
irritant : la guerre ne semble pas pouvoir être maîtrisée par
la volonté, mais elle est indéniablement issue de la volonté. Elle
n'est même rien d'autre que l'expression à un moment donné des
volontés des individus qui composent un peuple. Un roi ne va jamais
seul à la guerre ! Si le Prince entraîne des hommes au combat,
c'est que ceux-ci se laissent entraîner ou croient ne pas pouvoir
résister.
Ce qui vient
d'être dit reste très schématique. Le cours devra y revenir
beaucoup plus précisément. Mais, afin de bien comprendre l'intérêt
de la pensée dialectique il est possible de produire une réflexion
plus développée sur quelques points importants.
Le premier
doit être consacré à un point essentiel, la nature de la figure de
l'ennemi. L'opinion, qui est souvent piètre dialecticienne, a pour
cette raison de grandes difficultés à l'appréhender dans sa
vérité. Et pourtant sans ennemi, pas même de combat. Pas de
possibilité de la guerre.
Dès lors
qu'on s'arrête sur l'idée, on perçoit vite sa nature dialectique.
L'ennemi est non pas en soi mais toujours un ennemi pour moi, moi qui
suis aussi, pour lui, son ennemi. La relativité joue à plein. Si je
sais que c'est mon ennemi, répliquera-t-on, ce n'est pas simplement
parce que je le crois mais parce qu'il a une arme braquée sur moi et
attend le moment propice pour tirer et me tuer. Rien de plus vraie
que cette prédiction. Mais le jugement doit être revu. L'ennemi n'a
pas de réalité substantielle, indépendante de notre relation. S'il
braque son arme sur moi c'est qu'il pense tout comme moi mais
inversement que je suis son ennemi mortel. Qui est mon ennemi ?
L'être que je crois être tel car je crois qu'il croit que je suis
également son ennemi !
Cette
reconnaissance mutuelle est nécessaire et suffisante. Si, dans mes
pensées ou à travers mes parole, l'ennemi se dote de
caractéristiques – il est fourbe, brutal, ne pense qu'à violer ou
prend plaisir à tuer et à détruire... – toutes ces
caractéristiques ne sont qu'un mirage, que le contrecoup de mes
angoisses et de ma propre envie d'avoir raison contre lui. La
propagande donne un visage à l'ennemi. Mais pour cela il faut qu'il
soit d'abord identifié. C'est par après qu'il sera roux ou frisé,
mécréant, avide et mensonger, issu de parents eux-mêmes depuis
toujours nos ennemis.
Mais pour le
philosophe l'affaire est entendue : l'ennemi n'a pas de visage
car il peut tous les avoir ; l'ennemi n'a pas de substance ou
pas d'essence car il est dotée d'une essence pour être la cible du
ressentiment et des passions tristes des hommes. Pour le sociologue,
l'affaire n'est pas plus embrouillée. Chaque époque s'invente des
figures particulières de l'ennemi, quitte à réécrire son
histoire, à s'inventer rétrospectivement des raisons de se défier
systématiquement de lui.
Lecture :
Reinhard Johler, Freddy Raphaël &
Patrick Schmoll (dir.). La Construction de l'ennemi.
Strasbourg, Néothèque, 2009, 324 p.
Résumé de
l'ouvrage
La figure de l'ennemi
prépare, accompagne et soutient l'effort de guerre. Des rhétoriques
et des scénographies la construisent. Des savoirs à prétentions
scientifiques ou religieuses la légitiment. Des médias la
transmettent.
Les relations
franco-allemandes depuis 150 ans permettent d'observer ce construit,
son exacerbation passionnelle pendant et entre trois guerres
successives, en même temps que son évaporation tout aussi
remarquable après les années 1950 avec la construction européenne.
Allemands et Français, ennemis héréditaires d'hier, sont devenus
la colonne vertébrale de l’Europe. Ce retournement en une
génération de représentations hostiles pourtant séculaires a
définitivement sapé la crédibilité des discours qui depuis nous
proposent des figures hostiles de remplacement : l’Union soviétique
après 1945, le terrorisme islamiste depuis la chute du Mur de
Berlin.
Contrastant avec les
passions qu'elle suscite et avec l'impossibilité pour les
adversaires de l'interroger sur le moment, l'inconsistance de la
figure de l'ennemi telle qu'elle s'avère dans l'après-coup, sa
versatilité au gré des discours qui la fabriquent et la
scénarisent, révèlent qu'elle a une fonction. Les adversaires sont
unis par leur désignation mutuelle comme ennemis, qui renforce par
réciprocité leurs identités propres. Que deviendrait chacun s'il
n'avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ?
La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ?
Introduction, à lire attentivement en
téléchargeant le texte à l'adresse suivante :
Un second
développement peut maintenant s'attacher à une des déclinaisons de
la figure de l'ennemi : le barbare.
Les
Perses nous invitent à adopter une tournure de pensée
dialectique, car si les Perses sont pour les Grecs les barbares...
les Grecs sont pour eux les barbares aux coutumes étranges voire
difficilement acceptables ! Une recherche approfondie à partir
du texte d'Eschyle semble même nécessaire pour clarifier les
choses, c'est-à-dire appréhender l'incompréhension comme double et
non simple illusion.
Le barbare
existe toujours, même si depuis longtemps ce n'est plus le Perse !
Nous avons nos « barbares », ceux qui ne seraient pas
faits pour s'entendre avec nous, ceux qui voudraient détruire nos
réalisations les plus belles et nous prendre nos biens les plus
chers ! Ceux qui, par nature, seraient nos ennemis ! Pour
contrer ce genre de pensée délirante, paranoïaque peut-être, une
pensée critique comme celle de Tzvetan Todorov, auteur de La
Peur des barbares (2008, Robert Lafont) est très recommandable.
Il est même très utile
(et agréable) d'écouter ce grand penseur contemporain sur Canal
U, pour la conférence de
clôture du colloque de mars 2009, « L'Islam et
l'Occident à l'époque médiévale ».
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