Temps et
temps vécu
Le "temps
vécu" est une expression rare, peu usuelle, qui peut même prêter
à confusion. Dans l'usage ordinaire de la langue, on parle du temps
de manière souvent très libre (voire confuse), sans autre
précision.
Certes le
temps est vécu... mais on dit "le temps passe vite" pas
"le temps vécu passe vite". De même on ne dit pas "viens
voir, la télé allumée est passionnante" mais "viens
voir, la télé est passionnante" ou "Ce vêtement porté
te va bien" mais "ce vêtement te va bien". Il y a des
adjectifs descriptifs ou informatifs superflus. Et habituellement on
ne sent aucunement le besoin de les exprimer quand on prend la
parole.
Le poète ne
s'en encombre pas. « Ô temps vécu, suspend ton vol »
(pseudo-Lamartine) ne peut que nous faire sourire !
Une
argutie ?
L'expression
est un peu étrange. Au lieu de faire comme si de rien n'était,
arrêtons-nous sur cette étrangeté. Le fait que « vécu »
n'ait pas de contraire ou pas de contraire clairement identifié,
participe de l'étrangeté. « Vivant » a un contraire,
« mort » ; pas « vécu ». Ordinairement
on distingue plutôt des qualités du vécu. On oppose un vécu
inauthentique, mutilé, aliéné, malsain, en souffrance et un vécu
authentique, complet, épanouissant, sain, heureux.
Certes il
est possible de faire jouer une opposition – tout en la trouvant
décisive – entre le temps vécu et quelque chose d'autre, le temps
du monde, le temps des choses. Le contraire qui pourrait s'imposer,
pour faire jouer une différence de nature, serait celui de « temps
physique ». Qui recouvrerait à la fois le temps du monde et le
temps de la science, du physicien qui invente les lois de la nature,
modélise le monde et peut théoriser son évolution, remonter dans
ce temps du monde et se projeter dans son avenir.
Le temps
vécu l'est par nous, par nous autres les êtres humains. Par
opposition le temps physique n'est pas vécu car il est « vécu »
par les particules élémentaires ! Le temps du monde est à la
fois le temps des êtres humains et celui des animaux, des plantes,
des bactéries, des pierres, des gaz...
Mais comment
savons-nous que le temps des plantes n'est pas vécu ? D'où le
savons-nous ? Nous le savons depuis notre propre inscription
dans le temps ! Depuis notre temps vécu et par rapport à lui !
C'est pour nous que le temps est ou n'est pas vécu. Pas pour les
brins d'herbe ou les électrons !
Il ne faudra
jamais oublier cette dissymétrie, qui est sans doute fondamentale.
Dans son
étrangeté, ou son exotisme, ou son paradoxe, l'expression « temps
vécu » n'est en rien dénuée de sens. On comprend déjà
qu'elle ne soit pas si fréquente dans la langue commune, qui se
détourne des redondances et se méfie d'éventuelles arguties, de
subtilités langagières !
Certains
usages techniques sont à l'abri de tels reproches. Le spécialiste
emploie la langue différemment du reste de la population. Il a
besoin de termes techniques pour désigner des notions, rompre avec
le vague de la langue commune, développer son discours. Quels sont
ces usages techniques pour l'expression de « temps vécu ».
Petit
catalogue des emplois de l'expression
Un
premier gisement d'emplois
Des
chercheurs en sciences humaines peuvent parler du "temps vécu
et du temps social" – titre d'un colloque pluridisciplinaire –
le rapprochement des deux termes n'étant en rien innocent : il
s'agit de réfléchir la manière dont on vit ici ou là en fonction
de déterminant sociaux, qui varient au cours de l'histoire. Il
s'agit d'un temps socialement vécu ou collectivement vécu.
Et c'est un
temps dont l'étude est capitale en sciences humaines. Nous orientant
dans une direction qui oppose le loisir (otium, skolè)
et le temps productif, de l'activité artisanale, industrielle,
commerciale. Qui suppose l'opposition de l'action libre et de la
production contrainte (esclavage, salariat). Qui met en jeu le sens
qu'on donne à la vie politique, valorisant déjà le temps de
l'engagement politique et faisant de celui-ci un engagement pour
d'autres formes supérieures d'activité (la culture, la création
artistique, la réflexion philosophique). Et qui se complète par le
temps vécu pour Dieu, le sabbat, le septième jour, la prière, la
fête, temps du respect de l'interdit de travailler.
Deux
illustrations. D'abord, les réflexions de Marx, dans Le Capital
sur la durée de la journée et de la semaine de travail. Ensuite
l'obsession du temps chez le libéral pour qui la parabole des
talents est un des messages les plus importants de la Bible. Croyant
comme Benjamin Franklin, qui est en effet certain que "le
temps c'est de l'argent". L'être humain doit être un self
made man, il doit réussir sa vie en ne perdant aucun instant, en
saisissant toutes les occasions de bâtir une fortune !
Des
psychologues et psychiatres l'emploient également. Ils parlent de
"temps vécu" pour faire des distinctions. Tout le monde ne
vit pas la temporalité (le fait d'être conscient d'être vivant et immergé dans le
temps) de la même manière et il convient d'étudier les différentes
formes d'altération de la perception du temps. Certaines maladies se
traduisent par des confusions, d'autres par la disparition (au moins
apparente) de cette perception du temps. On peut, sans évoquer de
cas cliniques ou de maladies dégénératives, étudier la façon
dont les enfants conçoivent le temps, et, à l'instar de Piaget, la genèse
de la conscience du temps, pouvant être appréhendée comme réalité homogène qui existe en dehors de soi.
Un point à
noter est qu'il existe des affections bénignes de la perception
ou de l'usage du temps. Il peut nous arriver de vivre des désorientations temporelles sans
conséquence, suite à un état de fatigue ou de légère ivresse.
Existent aussi des pathologies ordinaires, très répandues de la
« gestion » du temps. La pire car la plus fréquente et
sans doute contagieuse est à n'en point douter la procrastination ! Le mot est à la mode depuis quelques années. Il désigne la tendance ou
manie à remettre au lendemain ce qu'il faudrait faire le jour même.
Tondre sa pelouse. Ranger le garage. Rendre visite à une vieille
tante. Réviser son cours de lettres-philosophie.
Une petite vidéo divertissante, pour rappeler que le terme "procrastination" a une grande audience dans le monde anglo-saxon et que, s'il connaît un regain chez nous, depuis peu, c'est par contagion du "franglais" :
http://www.youtube.com/watch?v=UXziurFkQxM
Une petite vidéo divertissante, pour rappeler que le terme "procrastination" a une grande audience dans le monde anglo-saxon et que, s'il connaît un regain chez nous, depuis peu, c'est par contagion du "franglais" :
http://www.youtube.com/watch?v=UXziurFkQxM
Un autre
point à noter est, sans doute, que le tortionnaire voulant arriver à ses fins et pas seulement détruire son ennemi peut forcer par divers moyens visuels et sonores un
individu emprisonné à se désorganiser, à perdre ses repères temporels et du
même coup tous ses autres repères psychologiques et moraux. C'est ce qu'a pu faire la CIA envers certains prisonniers, certaines personnes qu'elle
range dans la catégorie des "terroristes" ou des ennemis mortels des U.S.A,
même si, alors, elle se refuse à parler de "torture", au motif qu'il ne
s'agirait que d'une torture psychologique !
Pour traiter ce point délicat, il faudrait consulter des livres bien documentés et réfléchis comme Du bon usage de la torture de Michel Terestchenko (La découverte, 2008).
Pour traiter ce point délicat, il faudrait consulter des livres bien documentés et réfléchis comme Du bon usage de la torture de Michel Terestchenko (La découverte, 2008).
Encore une petite vidéo pour découvrir ce penseur du politique :
http://www.dailymotion.com/video/x7oae1_du-bon-usage-de-la-torture-de-mich_news
http://www.dailymotion.com/video/x7oae1_du-bon-usage-de-la-torture-de-mich_news
Et la
philosophie, où trouver le "temps vécu" ?
L'usage
philosophique est rare. Et en employant l'expression, chacun lui donne un sens particulier, celui qu'il veut bien lui accorder. Aucune orthodoxie, aucun usage normal du terme ne semble se dégager.
Bergson
n'emploie pas souvent l'expression, par exemple. Au chapitre III de
l'Essai sur les données immédiates de la conscience, il
oppose une fois un temps qui serait su et un temps qui au contraire
serait vécu, et il utilise alors l'expression de « durée
vécue ». C'est tout. Et il faudra sans doute se demander pourquoi. Car faire de l'absence un simple oubli qu'il conviendrait de réparer serait bien imprudent !
L'expression « durée vécue » se retrouve dans d'autres oeuvres de Bergson comme Matière et mémoire.
L'expression « durée vécue » se retrouve dans d'autres oeuvres de Bergson comme Matière et mémoire.
L'adversaire de Bergson sur la question du temps emploie quant à lui volontiers l'expression de « temps
vécu ». C'est bien sûr Bachelard qui, dans La
Dialectique de la durée,
oppose magistralement le temps vécu et le temps pensé ou voulu (qui est vécu mais
aussi et surtout pensé et voulu, par un sujet qui ne s'enferme ni
ne s'enfonce dans ses rêveries, son monde imaginaire mais qui planifie
son action et s'efforce de la faire aboutir de la rendre efficace) pour défendre une thèse discontinuiste au sujet du
temps, pour évoquer les rythmes de l'existence et pour valoriser une attitude
qui consiste à se tourner vers les possibles qui s'offrent à soi,
possibilités d'action ou même de repos !
Comment se fait-il que nous ayons un texte de Bergson au programme pour traiter le "temps vécu" et pas un texte de Bachelard ? Mystère ou arcanes des programmes officiels...
Certains préfèrent peut-être les chauves aux barbus, les métaphysiciens aux scientifiques, les esprits romantiques tournés vers le passé aux esprits positifs, tournés vers l'avenir.
Certains préfèrent peut-être les chauves aux barbus, les métaphysiciens aux scientifiques, les esprits romantiques tournés vers le passé aux esprits positifs, tournés vers l'avenir.
Des
commentateurs de Bergson emploient l'expression de "temps vécu", à l'instar de M. Schumann, dans
"Modernité de Bergson" (Revue des deux mondes,
p. 89, 1988) avec la curieuse expérience de pensée
suivante : « Si tous les
mouvements de l'univers étaient uniformément accélérés, bien
mieux : si, à la limite, une rapidité infinie resserrait le
successif dans l'instantané, aucune formule scientifique ne serait
modifiée. Cette situation fictive fait bien sentir que le temps de
la science n'est pas celui de l'existence. Qu'est-ce donc alors que
ce temps de l'existence auquel le bergsonisme affectera le mot durée?
C'est le temps vécu et, comme tel, donné là où il est vécu, dans
la conscience."
Propos recueilli sur Wikipedia où, une fois de plus, le pire côtoie le meilleur.
Les
lecteurs de Bergson l'emploient aussi, comme le psychiatre Minkowski,
auteur de Le temps vécu
(1933).
Ou bien comme Gilles Deleuze, dans un cours de Vincennes de 1983 sur le cinéma, où la question du temps est amenée.
Ou bien comme Gilles Deleuze, dans un cours de Vincennes de 1983 sur le cinéma, où la question du temps est amenée.
"(...)
je dis, il y a un intérieur du temps. Là aussi ce n’est pas
difficile et pourtant il y a tellement de contresens sur lesquels on
se précipite ; le contresens le plus immédiat c’est d'en
conclure que le temps il est "en nous" et c’est le thème
du temps vécu. Mais c’est pas du tout ça, dire "il y a un
intérieur du temps". C’est pas dire que le temps est
intérieur à nous ou du moins pour faire comprendre. C’est là où
je te réponds sur ce que tu disais quant à la durée bergsonienne
peut-être pour faire comprendre ce qu’il y a d’inconcevable dans
la formule qui a l’air si simple :" il y a un intérieur
du temps". Pour faire comprendre il faut peut-être passer par
ce premier niveau : le temps vécu, le temps intérieur à
chacun de nous, parce que en effet ça nous permet de distinguer le
temps intérieur à chacun de nous. C’est une première manière de
se démarquer du temps extérieur, du temps chronométrique et
Bergson fera complètement comme ça, si bien que tu n’as pas
complètement tort.
Il
y a mille textes de Bergson sur ce qu’est ce que c’est la durée.
Bah, c’est le temps intérieur à nous. On ne peut pas dire :
"tu te trompes". Et en même temps c’est pire que si tu
te trompais. Je veux dire, si tu ramènes Bergson à ça, évidemment
à ce moment là Bergson mérite la manière dont les manuels le
traitent. (...)
Alors
il nous dit le temps intérieur et puis il en parle beaucoup et puis
dans son premier livre, l'Essai sur les données immédiates,
c’est même l’aspect qui l’emporte le plus. Mais plus qu’il
va y aller, on voit qu’il s’agit bien d’autre chose. Et puis le
temps intérieur à nous, bien sûr, c’est une idée pas mauvaise
parce que ça permet encore une fois de se démarquer du temps
chronométrique et que c’est une manière très approximative de
designer quelque chose de beaucoup plus profond, à savoir que c’est
pas le temps qui est intérieur à nous ; c’est nous qui
sommes à l’intérieur du temps. C’est-à-dire que le temps est
une intériorité, et pas la nôtre, pas "notre"
intériorité, sans doute à un premier niveau le temps c’est notre
intériorité."
Ou
encore, plus récemment, François Chenet, qui dans Le
Temps, temps cosmique, temps vécu
(2000), se livre à une vaste enquête anthropologique.
En voici le résumé, suivant la quatrième de couverture :
En voici le résumé, suivant la quatrième de couverture :
Qu'est-ce
que le Temps ? Quelle est sa nature et quel est son mode d'existence
? Quelle est la relation de l'esprit au temps ? S'il est vrai que le
temps, à la fois familier et mystérieux, est inscrit au cœur de la
condition humaine comme au cœur des communautés humaines engagées
dans une histoire, en quoi une réflexion sur le temps permet-elle de
comprendre la condition humaine et les rapports complexes que les
sociétés humaines entretiennent avec le temps ? Enfin, est-il
possible de transcender le temps ? Ou bien la sagesse se
résume-t-elle à l'art du bon usage que nous devons faire du temps ?
En dépit d'un questionnement bimillénaire, énigmatique demeure la
nature du temps. Et certes, le temps reste paradoxalement
insaisissable, alors que nous y sommes plongés sans pouvoir jamais
en faire abstraction. Si la réflexion sur le temps se heurte à
maintes apories qui résistent, c'est que le temps est une réalité
contradictoire sur l'expérience de laquelle la pensée vient sans
cesse se briser, oscillant entre une définition tautologique et une
interprétation dénaturante du temps. Le problème du temps n'en
constitue pas moins l'une des questions fondamentales de la
philosophie, voire même l'unique problème philosophique. Le
problème du temps fait ici l'objet d'une élucidation systématique
qui conjugue approche philosophique, apports des sciences de la
nature et apports des sciences humaines. Embrassant les diverses
formes de temps - temps physique ou temps cosmique, temps biologique,
temps psychologique, temps social, temps historique - et
s'interrogeant sur leur articulation, le présent ouvrage se propose
de donner une vue d'ensemble, cohérente et rigoureuse, de cet
immense sujet.
Au passage on aura remarquer le goût pour les clichés, avec la mention de "l'unique problème philosophique" ou l'usage du terme passe-partout d'"articulation".
Margaux
Kobialka (La quête de la vérité dans "Il se fait de plus
en plus tard" d’Antonio Tabucchi, 2005) dégage ainsi ce qui
serait l'essentiel de ce dernier ouvrage : "Chenet constate
qu'il existe deux formes temporelles. L'une qui correspond à la
notion physique, sans début ni sans fin, qui s'écoule de manière
uniforme, l'autre, le temps psychologique, enraciné dans le temps
physiologique, celui de l'existence de notre organisme. Contrairement
à l'immutabilité du temps cosmique, le temps vécu-psychologique
est vivant, se souvient et subi des fluctuations périodiques, il
n'est pas le même pendant l'enfance et la vieillesse."
Ainsi
le temps vécu serait vivant, charnel, changeant, irrégulier...
voire catastrophique, brisé, plié, chaotique. Restons très prudent
vis-à-vis de ce genre de propos, qui promet beaucoup, se déplace
irrésistiblement vers la psychologie, manie les mots avec fougue et
brio mais peut-être pas avec une grande rigueur. La personnification
du temps vécu est patente. Constatons-là. Elle a sans doute son
intérêt propre. Est-elle vraiment juste ? À
chacun de se faire
une idée en menant sa propre enquête à partir de sa lecture de
l'Essai sur les données immédiates de la conscience.
Il
peut encore être noté que certains auteurs vont faire jouer
l'opposition du vital (ce qui relève de la vie) et le vécu (ce qui
renvoie à un moi conscient de vivre). Bergson parle lui-même
d' « élan
vital ». Alors
la durée vraie peut être considérée non comme du temps vécu mais
comme du temps vital. C'est ce qu'affirme par exemple un commentateur
de Bergson, Bernard Gilson dans La révision bergsonienne
de la philosophie de l'esprit
(Vrin, 11992) :
« La
physique mathématiquement quantifiable réduit à la spatialité
inerte le temps vital reconnu par Bergson. La conception de la
causalité physique isole un moment antérieur et un moment ultérieur
comme deux termes juxtaposés de telle sorte que le second résulte
du premier à titre d'effet. (…)»
Poursuivons
notre recherche de l'expression « temps vécu »
dans les discours philosophiques, hors du bergsonisme.
Les phénoménologues et existentialistes
Le courant
phénoménologique fait un usage du terme, mais avec parcimonie, ses
principaux représentants n'usant pas de cette expression même s'ils
valorisent le vécu comme donné premier, originaire, déjà-là. Un
colloque récent consacré à la conscience du temps chez Husserl
oppose ainsi dans son intitulé le "temps vécu" et le
"temps cosmique".
On peut en
cherchant bien trouver l'expression chez Lévinas. Chez d'autres
aussi, sans aucun doute. Et on pourra risquer l'équation « temps
vécu » = « temps originaire ». En usant de
précaution, cela va sans dire !
Le temps est
une notion capitale des existentialistes, illustrée dans leurs
œuvres théoriques comme dans les romans que certains
existentialistes ont produit. Ainsi Camus discute longuement du mythe
de Sisyphe ou expose dans le recueil de nouvelles intitulé L'Été
des réflexions sur les œuvres d'art périssables qui veulent durer,
sur le sentiment d'éternité lié aux nuits dans le désert, sur
les villes modernes sans passé... L'existentialiste, de même
que le phénoménologue fait un usage récurrent de la notion de
"vécu". Il peut donc lui arriver de parler de « temps
vécu ». Sartre utilise ainsi l'expression de "temps
vécu de la naissance à la mort" dans son étude sur
Flaubert, L'Idiot de la famille, t. III, p. 809,
pour insister sur la paradoxe de vies romanesques, comme celle d'Emma
Bovary qui sont en réalité chaotiques et toujours sous le signe de
l'accident, de l'imprévisible...
Dire que le personnage de fiction "Emma Bovary"
vit le temps ou qu'il y a pour ce personnage du temps vécu, c'est
s'inscrire dans un paradoxe. C'est non la vie d'Emma qui crée en
elle ou autour d'elle du chaos, une zone d'imprévisibilité, c'est
bien sûr l'intrigue construite par Flaubert, la mise en récit de
cette vie qui arrivent à produire cet effet. Avec son talent, voire
son génie, le romancier produit un puissant effet de réel. Rien de
plus fixé une fois pour toutes que la vie d'Emma Bovary ! Pour
savoir ce qui lui arrive, il suffit de tourner les pages et de lire
le dernier chapitre d'Emma Bovary ! Toutefois parce que
Flaubert a adopté une forme de " réalisme
vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères"
et parce que nous nous identifions au personnage, cette vie est que
nous découvrons dans le roman est inquiète, imprévisible pour
nous, apparaît chaotique !
Lecture d'un chapitre de Florence Emptaz, extrait
d'Aux pieds de Flaubert (Grasset & Fasquelle), sur Emma,
"état d'âme qui balance", et le pied bot
d'Hyppolite :
De cette première considération découle une
seconde considération, symétrique à la première. Et fort
intéressante !
Un personnage de fiction obéit à un destin
inexorable mais peut sembler soumis à l'aléa, aux caprices d'un
temps qui ne cesse d'introduire du désordre dans l'ordre d'une vie.
Une personne réelle n'a aucune destinée fixée par qui ou quoi que
ce soit mais peut néanmoins vivre des rôles, comme un personnage de
roman, qui introduisent dans sa vie une direction stable et même
font disparaître le désordre.
Nous ordonnons notre vécu en construisant le récit
de notre existence. De même que Flaubert construit la vie d'Emma
Bovary. Le temps vécu d'Emma apparaît chaotique ; le temps vécu de
la personne qui a conscience de jouer des rôles restera chaotique,
même si les rôles endossés sont pesants, prenants, car la mise en
récit ne concerne que ce qui est déjà vécu, pas ce qui reste à
vivre. Mais une personne de mauvaise foi, qui refuse l'idée même
qu'elle joue un rôle quand précisément elle joue un rôle, ou qui
a tendance à être ce qu'on attend d'elle, en surjouant le rôle
fixé par d'autres, à l'instar du garçon de café observé par
Sartre, réduit le déploiement de sa vie à un destin, à un
ensemble de comportements stéréotypés. Et perd le sens du temps
vécu !
Les situs
Plus
marxistes que phénoménologues, les situationnistes font, eux, dans
la seconde partie du XXe siècle, un usage assez
systématique du terme, en opposant le vécu (digne et authentique)
et le spectaculaire (dégradé et dégradant), partant le temps
créatif et les cycles de l'aliénation moderne. Guy Debord, dans La
Société du spectacle, chapitre 5, temps et histoire, § 142 :
L'histoire
qui est présente dans toute la profondeur de la société tend à se
perdre à la surface. Le triomphe du temps irréversible est aussi sa
métamorphose en temps des choses, parce que l'arme de sa victoire a
été précisément la production en série des objets, selon les
lois de la marchandise. Le principal produit que le développement
économique a fait passer de la rareté luxueuse à la consommation
courante est donc l'histoire, mais seulement en tant qu'histoire du
mouvement abstrait des choses qui domine tout usage qualitatif de la
vie. Alors que le temps cyclique antérieur avait supporté une part
croissante de temps historique vécu par des individus et des
groupes, la domination du temps irréversible de la production va
tendre à éliminer socialement ce temps vécu.
Raoul
Vaneigem parle quant à lui de "l'espace-temps du vécu et la
correction du passé", in Traité de savoir-vivre à
l'usage des jeunes générations, deuxième partie Changement
de perspective. Ces textes sont intéressants, mais assez
difficiles à lire et à interpréter.
Les philosophes heureux (d'être philosophes)
Enfin
quelques penseurs en marge des courants utilisent à l'occasion
l'expression de temps vécu ou même en font une notion cardinale.
Deux exemples – il en existe sans doute d'autres mais je les ai pas
encore trouvés – un penseur qui se déclare lui-même hédoniste,
Michel Onfray, un penseur plus classique, André Comte-Sponville, qui
défend néanmoins une philosophie du bonheur lui aussi.
Dans
Esthétique du pôle nord
(2002), Onfray voyage, avec son père, s'émerveille du monde
et distingue plusieurs modalités temporelles, dont celle du temps
vécu comme temps des personnes qui ont l'heur de vivre dans des
sociétés traditionnelles, hors du torrent du progrès !
Dans une
interview, Comte-Sponville revient sur la question philosophique du
temps, qu'il a abordée dans un ouvrage, L'Être-temps (1999)
et fait fonctionner une opposition assez radicale, entre le temps
vécu et le temps :
« La temporalité, c’est le
temps tel qu’il apparaît à la conscience : c’est le temps vécu,
le temps subjectif, le temps de l’âme, si l’on veut. Elle est
surtout composée de souvenirs du passé et d’anticipations du
futur : la mémoire et l’imagination nous occupent davantage que
l’attention ; l’espérance ou la nostalgie davantage que l’action
! Ce que j’appelle le temps, au contraire, c’est la durée telle
qu’elle existe objectivement, dans le monde ou la nature. Or, dans
la nature, rien n’est jamais passé ni futur, tout est présent :
le réel, c’est ce qui existe actuellement. D’un côté, donc,
une temporalité toujours distendue, dans notre esprit, entre le
passé et l’avenir ; de l’autre, un temps réel, toujours
concentré dans le présent. »
Un véritable oasis pour les pauvres étudiants scientifiques que nous sommes... Cependant, si je puis me permettre, une petite erreur s'est glissée dans vos notes sur le nom de celle qui a su si brillamment occuper nos vacances d'octobre ==> Il ne s'agit pas de Margaux Kobalkia mais plutot de Margaux Kobialka.
RépondreSupprimerCela pourrait être utile pour celles (ceux) qui aimeraient effectuer quelques recherches d'éclaircissement.
Cool, j'utilise des bouts de phrase dans mes dissertations, et sa m'aide beaucoup quand j'ai plus d'inspiration !!!!
RépondreSupprimerMerci !