Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 18 septembre 2013

Cours d'introduction sur les usages de l'expression "temps vécu"

Temps et temps vécu

Le "temps vécu" est une expression rare, peu usuelle, qui peut même prêter à confusion. Dans l'usage ordinaire de la langue, on parle du temps de manière souvent très libre (voire confuse), sans autre précision.
Certes le temps est vécu... mais on dit "le temps passe vite" pas "le temps vécu passe vite". De même on ne dit pas "viens voir, la télé allumée est passionnante" mais "viens voir, la télé est passionnante" ou "Ce vêtement porté te va bien" mais "ce vêtement te va bien". Il y a des adjectifs descriptifs ou informatifs superflus. Et habituellement on ne sent aucunement le besoin de les exprimer quand on prend la parole.

Le poète ne s'en encombre pas. « Ô temps vécu, suspend ton vol » (pseudo-Lamartine) ne peut que nous faire sourire !

Une argutie ?

L'expression est un peu étrange. Au lieu de faire comme si de rien n'était, arrêtons-nous sur cette étrangeté. Le fait que « vécu » n'ait pas de contraire ou pas de contraire clairement identifié, participe de l'étrangeté. « Vivant » a un contraire, « mort » ; pas « vécu ». Ordinairement on distingue plutôt des qualités du vécu. On oppose un vécu inauthentique, mutilé, aliéné, malsain, en souffrance et un vécu authentique, complet, épanouissant, sain, heureux.
Certes il est possible de faire jouer une opposition – tout en la trouvant décisive – entre le temps vécu et quelque chose d'autre, le temps du monde, le temps des choses. Le contraire qui pourrait s'imposer, pour faire jouer une différence de nature, serait celui de « temps physique ». Qui recouvrerait à la fois le temps du monde et le temps de la science, du physicien qui invente les lois de la nature, modélise le monde et peut théoriser son évolution, remonter dans ce temps du monde et se projeter dans son avenir.
Le temps vécu l'est par nous, par nous autres les êtres humains. Par opposition le temps physique n'est pas vécu car il est « vécu » par les particules élémentaires ! Le temps du monde est à la fois le temps des êtres humains et celui des animaux, des plantes, des bactéries, des pierres, des gaz...
Mais comment savons-nous que le temps des plantes n'est pas vécu ? D'où le savons-nous ? Nous le savons depuis notre propre inscription dans le temps ! Depuis notre temps vécu et par rapport à lui ! C'est pour nous que le temps est ou n'est pas vécu. Pas pour les brins d'herbe ou les électrons !
Il ne faudra jamais oublier cette dissymétrie, qui est sans doute fondamentale.

Dans son étrangeté, ou son exotisme, ou son paradoxe, l'expression « temps vécu » n'est en rien dénuée de sens. On comprend déjà qu'elle ne soit pas si fréquente dans la langue commune, qui se détourne des redondances et se méfie d'éventuelles arguties, de subtilités langagières !
Certains usages techniques sont à l'abri de tels reproches. Le spécialiste emploie la langue différemment du reste de la population. Il a besoin de termes techniques pour désigner des notions, rompre avec le vague de la langue commune, développer son discours. Quels sont ces usages techniques pour l'expression de « temps vécu ».

Petit catalogue des emplois de l'expression

Un premier gisement d'emplois

Des chercheurs en sciences humaines peuvent parler du "temps vécu et du temps social" – titre d'un colloque pluridisciplinaire – le rapprochement des deux termes n'étant en rien innocent : il s'agit de réfléchir la manière dont on vit ici ou là en fonction de déterminant sociaux, qui varient au cours de l'histoire. Il s'agit d'un temps socialement vécu ou collectivement vécu.
Et c'est un temps dont l'étude est capitale en sciences humaines. Nous orientant dans une direction qui oppose le loisir (otium, skolè) et le temps productif, de l'activité artisanale, industrielle, commerciale. Qui suppose l'opposition de l'action libre et de la production contrainte (esclavage, salariat). Qui met en jeu le sens qu'on donne à la vie politique, valorisant déjà le temps de l'engagement politique et faisant de celui-ci un engagement pour d'autres formes supérieures d'activité (la culture, la création artistique, la réflexion philosophique). Et qui se complète par le temps vécu pour Dieu, le sabbat, le septième jour, la prière, la fête, temps du respect de l'interdit de travailler.

Deux illustrations. D'abord, les réflexions de Marx, dans Le Capital sur la durée de la journée et de la semaine de travail. Ensuite l'obsession du temps chez le libéral pour qui la parabole des talents est un des messages les plus importants de la Bible. Croyant comme Benjamin Franklin, qui est en effet certain que "le temps c'est de l'argent". L'être humain doit être un self made man, il doit réussir sa vie en ne perdant aucun instant, en saisissant toutes les occasions de bâtir une fortune !

Des psychologues et psychiatres l'emploient également. Ils parlent de "temps vécu" pour faire des distinctions. Tout le monde ne vit pas la temporalité (le fait d'être conscient d'être vivant et immergé dans le temps) de la même manière et il convient d'étudier les différentes formes d'altération de la perception du temps. Certaines maladies se traduisent par des confusions, d'autres par la disparition (au moins apparente) de cette perception du temps. On peut, sans évoquer de cas cliniques ou de maladies dégénératives, étudier la façon dont les enfants conçoivent le temps, et, à l'instar de Piaget, la genèse de la conscience du temps, pouvant être appréhendée comme réalité homogène qui existe en dehors de soi.
Un point à noter est qu'il existe des affections bénignes de la perception ou de l'usage du temps. Il peut nous arriver de vivre des désorientations temporelles sans conséquence, suite à un état de fatigue ou de légère ivresse. Existent aussi des pathologies ordinaires, très répandues de la « gestion » du temps. La pire car la plus fréquente et sans doute contagieuse est à n'en point douter la procrastination ! Le mot est à la mode depuis quelques années. Il désigne la tendance ou manie à remettre au lendemain ce qu'il faudrait faire le jour même. Tondre sa pelouse. Ranger le garage. Rendre visite à une vieille tante. Réviser son cours de lettres-philosophie.

Une petite vidéo divertissante, pour rappeler que le terme "procrastination" a une grande audience dans le monde anglo-saxon et que, s'il connaît un regain chez nous, depuis peu, c'est par contagion du "franglais" :
http://www.youtube.com/watch?v=UXziurFkQxM

Un autre point à noter est, sans doute, que le tortionnaire voulant arriver à ses fins et pas seulement détruire son ennemi peut forcer par divers moyens visuels et sonores un individu emprisonné à se désorganiser, à perdre ses repères temporels et du même coup tous ses autres repères psychologiques et moraux. C'est ce qu'a pu faire la CIA envers certains prisonniers, certaines personnes qu'elle range dans la catégorie des "terroristes" ou des ennemis mortels des U.S.A, même si, alors, elle se refuse à parler de "torture", au motif qu'il ne s'agirait que d'une torture psychologique !
Pour traiter ce point délicat, il faudrait consulter des livres bien documentés et réfléchis comme Du bon usage de la torture de Michel Terestchenko (La découverte, 2008).
Encore une petite vidéo pour découvrir ce penseur du politique :
http://www.dailymotion.com/video/x7oae1_du-bon-usage-de-la-torture-de-mich_news

Et la philosophie, où trouver le "temps vécu" ?

L'usage philosophique est rare. Et en employant l'expression, chacun lui donne un sens particulier, celui qu'il veut bien lui accorder. Aucune orthodoxie, aucun usage normal du terme ne semble se dégager.

Bergson n'emploie pas souvent l'expression, par exemple. Au chapitre III de l'Essai sur les données immédiates de la conscience, il oppose une fois un temps qui serait su et un temps qui au contraire serait vécu, et il utilise alors l'expression de « durée vécue ». C'est tout. Et il faudra sans doute se demander pourquoi. Car faire de l'absence un simple oubli qu'il conviendrait de réparer serait bien imprudent !
L'expression  « durée vécue » se retrouve dans d'autres oeuvres de Bergson comme Matière et mémoire.

L'adversaire de Bergson sur la question du temps emploie quant à lui volontiers l'expression de « temps vécu ». C'est bien sûr Bachelard qui, dans La Dialectique de la durée, oppose magistralement le temps vécu et le temps pensé ou voulu (qui est vécu mais aussi et surtout pensé et voulu, par un sujet qui ne s'enferme ni ne s'enfonce dans ses rêveries, son monde imaginaire mais qui planifie son action et s'efforce de la faire aboutir de la rendre efficace) pour défendre une thèse discontinuiste au sujet du temps, pour évoquer les rythmes de l'existence et pour valoriser une attitude qui consiste à se tourner vers les possibles qui s'offrent à soi, possibilités d'action ou même de repos !
Comment se fait-il que nous ayons un texte de Bergson au programme pour traiter le "temps vécu" et pas un texte de Bachelard ? Mystère ou arcanes des programmes officiels...
Certains préfèrent peut-être les chauves aux barbus, les métaphysiciens aux scientifiques, les esprits romantiques tournés vers le passé aux esprits positifs, tournés vers l'avenir.

Des commentateurs de Bergson emploient l'expression de "temps vécu", à l'instar de M. Schumann, dans "Modernité de Bergson" (Revue des deux mondes, p. 89, 1988) avec la curieuse expérience de pensée suivante : « Si tous les mouvements de l'univers étaient uniformément accélérés, bien mieux : si, à la limite, une rapidité infinie resserrait le successif dans l'instantané, aucune formule scientifique ne serait modifiée. Cette situation fictive fait bien sentir que le temps de la science n'est pas celui de l'existence. Qu'est-ce donc alors que ce temps de l'existence auquel le bergsonisme affectera le mot durée? C'est le temps vécu et, comme tel, donné là où il est vécu, dans la conscience."
Propos recueilli sur Wikipedia où, une fois de plus, le pire côtoie le meilleur.

Les lecteurs de Bergson l'emploient aussi, comme le psychiatre Minkowski, auteur de Le temps vécu (1933).
Ou bien comme Gilles Deleuze, dans un cours de Vincennes de 1983 sur le cinéma, où la question du temps est amenée.
"(...) je dis, il y a un intérieur du temps. Là aussi ce n’est pas difficile et pourtant il y a tellement de contresens sur lesquels on se précipite ; le contresens le plus immédiat c’est d'en conclure que le temps il est "en nous" et c’est le thème du temps vécu. Mais c’est pas du tout ça, dire "il y a un intérieur du temps". C’est pas dire que le temps est intérieur à nous ou du moins pour faire comprendre. C’est là où je te réponds sur ce que tu disais quant à la durée bergsonienne peut-être pour faire comprendre ce qu’il y a d’inconcevable dans la formule qui a l’air si simple :" il y a un intérieur du temps". Pour faire comprendre il faut peut-être passer par ce premier niveau : le temps vécu, le temps intérieur à chacun de nous, parce que en effet ça nous permet de distinguer le temps intérieur à chacun de nous. C’est une première manière de se démarquer du temps extérieur, du temps chronométrique et Bergson fera complètement comme ça, si bien que tu n’as pas complètement tort.
Il y a mille textes de Bergson sur ce qu’est ce que c’est la durée. Bah, c’est le temps intérieur à nous. On ne peut pas dire : "tu te trompes". Et en même temps c’est pire que si tu te trompais. Je veux dire, si tu ramènes Bergson à ça, évidemment à ce moment là Bergson mérite la manière dont les manuels le traitent. (...)
Alors il nous dit le temps intérieur et puis il en parle beaucoup et puis dans son premier livre, l'Essai sur les données immédiates, c’est même l’aspect qui l’emporte le plus. Mais plus qu’il va y aller, on voit qu’il s’agit bien d’autre chose. Et puis le temps intérieur à nous, bien sûr, c’est une idée pas mauvaise parce que ça permet encore une fois de se démarquer du temps chronométrique et que c’est une manière très approximative de designer quelque chose de beaucoup plus profond, à savoir que c’est pas le temps qui est intérieur à nous ; c’est nous qui sommes à l’intérieur du temps. C’est-à-dire que le temps est une intériorité, et pas la nôtre, pas "notre" intériorité, sans doute à un premier niveau le temps c’est notre intériorité."

Ou encore, plus récemment, François Chenet, qui dans Le Temps, temps cosmique, temps vécu (2000), se livre à une vaste enquête anthropologique.
En voici le résumé, suivant la quatrième de couverture :
Qu'est-ce que le Temps ? Quelle est sa nature et quel est son mode d'existence ? Quelle est la relation de l'esprit au temps ? S'il est vrai que le temps, à la fois familier et mystérieux, est inscrit au cœur de la condition humaine comme au cœur des communautés humaines engagées dans une histoire, en quoi une réflexion sur le temps permet-elle de comprendre la condition humaine et les rapports complexes que les sociétés humaines entretiennent avec le temps ? Enfin, est-il possible de transcender le temps ? Ou bien la sagesse se résume-t-elle à l'art du bon usage que nous devons faire du temps ? En dépit d'un questionnement bimillénaire, énigmatique demeure la nature du temps. Et certes, le temps reste paradoxalement insaisissable, alors que nous y sommes plongés sans pouvoir jamais en faire abstraction. Si la réflexion sur le temps se heurte à maintes apories qui résistent, c'est que le temps est une réalité contradictoire sur l'expérience de laquelle la pensée vient sans cesse se briser, oscillant entre une définition tautologique et une interprétation dénaturante du temps. Le problème du temps n'en constitue pas moins l'une des questions fondamentales de la philosophie, voire même l'unique problème philosophique. Le problème du temps fait ici l'objet d'une élucidation systématique qui conjugue approche philosophique, apports des sciences de la nature et apports des sciences humaines. Embrassant les diverses formes de temps - temps physique ou temps cosmique, temps biologique, temps psychologique, temps social, temps historique - et s'interrogeant sur leur articulation, le présent ouvrage se propose de donner une vue d'ensemble, cohérente et rigoureuse, de cet immense sujet.
Au passage on aura remarquer le goût pour les clichés, avec la mention de "l'unique problème philosophique" ou l'usage du terme passe-partout d'"articulation".

Margaux Kobialka (La quête de la vérité dans "Il se fait de plus en plus tard" d’Antonio Tabucchi, 2005) dégage ainsi ce qui serait l'essentiel de ce dernier ouvrage : "Chenet constate qu'il existe deux formes temporelles. L'une qui correspond à la notion physique, sans début ni sans fin, qui s'écoule de manière uniforme, l'autre, le temps psychologique, enraciné dans le temps physiologique, celui de l'existence de notre organisme. Contrairement à l'immutabilité du temps cosmique, le temps vécu-psychologique est vivant, se souvient et subi des fluctuations périodiques, il n'est pas le même pendant l'enfance et la vieillesse."
Ainsi le temps vécu serait vivant, charnel, changeant, irrégulier... voire catastrophique, brisé, plié, chaotique. Restons très prudent vis-à-vis de ce genre de propos, qui promet beaucoup, se déplace irrésistiblement vers la psychologie, manie les mots avec fougue et brio mais peut-être pas avec une grande rigueur. La personnification du temps vécu est patente. Constatons-là. Elle a sans doute son intérêt propre. Est-elle vraiment juste ? À chacun de se faire une idée en menant sa propre enquête à partir de sa lecture de l'Essai sur les données immédiates de la conscience.

Il peut encore être noté que certains auteurs vont faire jouer l'opposition du vital (ce qui relève de la vie) et le vécu (ce qui renvoie à un moi conscient de vivre). Bergson parle lui-même d' « élan vital ». Alors la durée vraie peut être considérée non comme du temps vécu mais comme du temps vital. C'est ce qu'affirme par exemple un commentateur de Bergson, Bernard Gilson dans La révision bergsonienne de la philosophie de l'esprit (Vrin, 11992) :
« La physique mathématiquement quantifiable réduit à la spatialité inerte le temps vital reconnu par Bergson. La conception de la causalité physique isole un moment antérieur et un moment ultérieur comme deux termes juxtaposés de telle sorte que le second résulte du premier à titre d'effet. (…)»

Poursuivons notre recherche de l'expression « temps vécu » dans les discours philosophiques, hors du bergsonisme.

Les phénoménologues et existentialistes

Le courant phénoménologique fait un usage du terme, mais avec parcimonie, ses principaux représentants n'usant pas de cette expression même s'ils valorisent le vécu comme donné premier, originaire, déjà-là. Un colloque récent consacré à la conscience du temps chez Husserl oppose ainsi dans son intitulé le "temps vécu" et le "temps cosmique".
On peut en cherchant bien trouver l'expression chez Lévinas. Chez d'autres aussi, sans aucun doute. Et on pourra risquer l'équation « temps vécu » = « temps originaire ». En usant de précaution, cela va sans dire !


Le temps est une notion capitale des existentialistes, illustrée dans leurs œuvres théoriques comme dans les romans que certains existentialistes ont produit. Ainsi Camus discute longuement du mythe de Sisyphe ou expose dans le recueil de nouvelles intitulé L'É des réflexions sur les œuvres d'art périssables qui veulent durer, sur le sentiment d'éternité lié aux nuits dans le désert, sur les villes modernes sans passé... L'existentialiste, de même que le phénoménologue fait un usage récurrent de la notion de "vécu". Il peut donc lui arriver de parler de « temps vécu ». Sartre utilise ainsi l'expression de "temps vécu de la naissance à la mort" dans son étude sur Flaubert, L'Idiot de la famille, t. III, p. 809, pour insister sur la paradoxe de vies romanesques, comme celle d'Emma Bovary qui sont en réalité chaotiques et toujours sous le signe de l'accident, de l'imprévisible...
Dire que le personnage de fiction "Emma Bovary" vit le temps ou qu'il y a pour ce personnage du temps vécu, c'est s'inscrire dans un paradoxe. C'est non la vie d'Emma qui crée en elle ou autour d'elle du chaos, une zone d'imprévisibilité, c'est bien sûr l'intrigue construite par Flaubert, la mise en récit de cette vie qui arrivent à produire cet effet. Avec son talent, voire son génie, le romancier produit un puissant effet de réel. Rien de plus fixé une fois pour toutes que la vie d'Emma Bovary ! Pour savoir ce qui lui arrive, il suffit de tourner les pages et de lire le dernier chapitre d'Emma Bovary ! Toutefois parce que Flaubert a adopté une forme de " réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères" et parce que nous nous identifions au personnage, cette vie est que nous découvrons dans le roman est inquiète, imprévisible pour nous, apparaît chaotique !
    Lecture d'un chapitre de Florence Emptaz, extrait d'Aux pieds de Flaubert (Grasset & Fasquelle), sur Emma, "état d'âme qui balance", et le pied bot d'Hyppolite :
De cette première considération découle une seconde considération, symétrique à la première. Et fort intéressante !
Un personnage de fiction obéit à un destin inexorable mais peut sembler soumis à l'aléa, aux caprices d'un temps qui ne cesse d'introduire du désordre dans l'ordre d'une vie. Une personne réelle n'a aucune destinée fixée par qui ou quoi que ce soit mais peut néanmoins vivre des rôles, comme un personnage de roman, qui introduisent dans sa vie une direction stable et même font disparaître le désordre.
Nous ordonnons notre vécu en construisant le récit de notre existence. De même que Flaubert construit la vie d'Emma Bovary. Le temps vécu d'Emma apparaît chaotique ; le temps vécu de la personne qui a conscience de jouer des rôles restera chaotique, même si les rôles endossés sont pesants, prenants, car la mise en récit ne concerne que ce qui est déjà vécu, pas ce qui reste à vivre. Mais une personne de mauvaise foi, qui refuse l'idée même qu'elle joue un rôle quand précisément elle joue un rôle, ou qui a tendance à être ce qu'on attend d'elle, en surjouant le rôle fixé par d'autres, à l'instar du garçon de café observé par Sartre, réduit le déploiement de sa vie à un destin, à un ensemble de comportements stéréotypés. Et perd le sens du temps vécu !

Les situs

Plus marxistes que phénoménologues, les situationnistes font, eux, dans la seconde partie du XXe siècle, un usage assez systématique du terme, en opposant le vécu (digne et authentique) et le spectaculaire (dégradé et dégradant), partant le temps créatif et les cycles de l'aliénation moderne. Guy Debord, dans La Société du spectacle, chapitre 5, temps et histoire, § 142 :
L'histoire qui est présente dans toute la profondeur de la société tend à se perdre à la surface. Le triomphe du temps irréversible est aussi sa métamorphose en temps des choses, parce que l'arme de sa victoire a été précisément la production en série des objets, selon les lois de la marchandise. Le principal produit que le développement économique a fait passer de la rareté luxueuse à la consommation courante est donc l'histoire, mais seulement en tant qu'histoire du mouvement abstrait des choses qui domine tout usage qualitatif de la vie. Alors que le temps cyclique antérieur avait supporté une part croissante de temps historique vécu par des individus et des groupes, la domination du temps irréversible de la production va tendre à éliminer socialement ce temps vécu.

Raoul Vaneigem parle quant à lui de "l'espace-temps du vécu et la correction du passé", in Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, deuxième partie Changement de perspective. Ces textes sont intéressants, mais assez difficiles à lire et à interpréter.

Les philosophes heureux (d'être philosophes)

Enfin quelques penseurs en marge des courants utilisent à l'occasion l'expression de temps vécu ou même en font une notion cardinale. Deux exemples – il en existe sans doute d'autres mais je les ai pas encore trouvés – un penseur qui se déclare lui-même hédoniste, Michel Onfray, un penseur plus classique, André Comte-Sponville, qui défend néanmoins une philosophie du bonheur lui aussi.

Dans Esthétique du pôle nord (2002), Onfray voyage, avec son père, s'émerveille du monde et distingue plusieurs modalités temporelles, dont celle du temps vécu comme temps des personnes qui ont l'heur de vivre dans des sociétés traditionnelles, hors du torrent du progrès !
Dans une interview, Comte-Sponville revient sur la question philosophique du temps, qu'il a abordée dans un ouvrage, L'Être-temps (1999) et fait fonctionner une opposition assez radicale, entre le temps vécu et le temps :
« La temporalité, c’est le temps tel qu’il apparaît à la conscience : c’est le temps vécu, le temps subjectif, le temps de l’âme, si l’on veut. Elle est surtout composée de souvenirs du passé et d’anticipations du futur : la mémoire et l’imagination nous occupent davantage que l’attention ; l’espérance ou la nostalgie davantage que l’action ! Ce que j’appelle le temps, au contraire, c’est la durée telle qu’elle existe objectivement, dans le monde ou la nature. Or, dans la nature, rien n’est jamais passé ni futur, tout est présent : le réel, c’est ce qui existe actuellement. D’un côté, donc, une temporalité toujours distendue, dans notre esprit, entre le passé et l’avenir ; de l’autre, un temps réel, toujours concentré dans le présent. »

2 commentaires:

  1. Un véritable oasis pour les pauvres étudiants scientifiques que nous sommes... Cependant, si je puis me permettre, une petite erreur s'est glissée dans vos notes sur le nom de celle qui a su si brillamment occuper nos vacances d'octobre ==> Il ne s'agit pas de Margaux Kobalkia mais plutot de Margaux Kobialka.

    Cela pourrait être utile pour celles (ceux) qui aimeraient effectuer quelques recherches d'éclaircissement.

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  2. Cool, j'utilise des bouts de phrase dans mes dissertations, et sa m'aide beaucoup quand j'ai plus d'inspiration !!!!
    Merci !

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