Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

vendredi 19 décembre 2014

Quelques extraits de l'article de Christian Boudignon sur la construction narrative des Perses

Nous avons vu en cours tout l'intérêt de la réflexion de Christian Boudignon intitulé "L'Iliade et la bataille de Salamine dans Les Perses d'Eschyle".

L'auteur traque les "homérismes" dans la tragédie, les échos que le texte contient, échos avec de grands passages de l'Iliade, les figures héroïques, comme celle d'Ajax.
Il montre de manière convaincante comment le messager arrive à produire un récit qui s'inscrit dans la tradition de dévoilement de la vérité par l'aède.
Il souligne l'ambiguïté de l'image de la balance pour illsutrer l'idée d'un sort qui ne pouvcait que pencher en faveur des Grecs.

Voici quelques passages pour rafraîchir les souvenirs (j'enlève le texte grec et les notes).


Au début, au moment où il entre, le messager paraît ne s’adresser à personne sinon au palais. La reine néanmoins réussit à devenir la meneuse du dialogue à travers son silence. C’est pourquoi, lorsqu’elle rompt ce silence, elle reprend la phrase du messager (Perses, v. 254) :
« Pourtant il est nécessaire de dévoiler tout le malheur »
Ce vers devient dans sa bouche (Perses, v. 293-295) :
« Pourtant il est nécessaire  aux mortels de supporter les peines
quand les dieux les donnent : dévoile tout le malheur
vas-y, parle, même si tu dois gémir pourtant. »
Elle divise en deux le discours du messager :
-       la lamentation, soulignée par le chœur
-       et le récit, moins chargé d’émotion, dit et non pas chanté.
Mais par ces mots : λέξον καταστάς « vas-y, parle », elle traite le messager comme un aède homérique. Le messager raconte l’histoire qu’il a vécue (Perses, v. 266) d’une façon qui rappelle Ulysse, quand, parmi les Phéaciens, il met de côté son chagrin (Odyssée 9, 12-13). En plus, le palais d’Alcinoos décrit dans l’Odyssée 7, 84-90, peut être présenté en trois mots comme un « grand havre de richesse » πολὺς πλούτου λιμήν, (Perses,v. 250).

Donc le messager présent à Salamine joue le rôle des Muses dans la mesure où elles sont invoquées pour rappeler ce que l’aède n’a pu voir. C’est pourquoi le messager est dans la situation de construire un discours épique complet. Il répond deux fois aux questions de la reine. D’abord à un niveau théologique, il note seulement l’action d’un dieu (Perses, v. 353-354) :
Ma maîtresse, celui qui a commencé tout ce mal,
c’est un Vengeur apparu d’on ne sait où, un mauvais démon.”
Secundo, il narre le commencement concret de la bataille (Perses, v. 409-410) :
Celui qui commença l’affrontement, c’est un navire grec…”
Cette double entame, ce double principe (ἀρχή) rappelle la double causalité de l’Iliade, divine et humaine. Pourtant le dieu n’a pas de nom. Le discours du messager est purement factuel et refuse toute théorie théologique. Son épopée est fondée sur sa propre expérience.


De nombreux malheurs, je n’en annonce que peu”
Le second récit finit ainsi (Perses, v. 429-430) :
La foule des malheurs, parlerais-je dix jours à la suite,
je n’en viendrais pas à bout devant toi.”
Enfin, on lit à la fin de son discours ( Perses, v. 513-514) :
En parlant, je laisse de côté bien des malheurs
qu’un dieu a fait fondre sur les Perses.”
Par de telles déclarations, le messager exprime son incapacité à être exhaustif parce que la réalité derrière le récit défie toute narration. Cette attitude est typique de l’épopée homérique (Iliade 2, 488-492) :
La foule, je ne saurais la raconter ni la nommer
même si j’avais dix langues, même si j’avais dix bouches,
même si une voix inaltérable, un cœur de bronze étaient en moi
à moins que les Muses Olympiennes, filles de Zeus porte-égide,
ne me remémorent combien ils étaient à être venus sous Ilion.”
Bien qu’il ait été témoin de la bataille, le messager n’est qu’un simple mortel, qui n’a pas le pouvoir des Muses et qui par conséquent est incapable d’atteindre à l’exhaustivité.
Le premier résultat de ces trois éléments est que la reine, en écoutant et en posant des questions met en place une scénographie où elle laisse au messager le soin de jouer le rôle d’un aède parfaitement conscient de sa tâche.



D’une façon remarquable, le messager mentionne la tombée de la nuit trois fois au début de son second récit. La première fois, le faux traître grec vient à Xerxès et lui révèle l’intention des Grecs de fuir “dès qu’arrivera la ténèbre de la nuit noire”



Pour mieux voir le rôle de la causalité divine dans le récit du messager, examinons son explication au début de son compte-rendu de la bataille de Salamine (Perses, v. 345-347) :
Mais ainsi un certain daimôn a détruit l’armée,
pesant dans la balance d’un sort qui ne penche pas de façon égale ;
les dieux sauvent la ville de la déesse Pallas.”
Cette image de la balance est empruntée à la scène homérique de la pesée des kères, les destins collectifs, qui ne se produit qu’une fois dans l’Iliade (8, 69-72):
Et alors le Père déployait la balance ;
il y mettait deux kères de mort douloureuse
celle des Troyens dompteurs de cavales et celle des Achéens à la tunique de bronze ;
il tira la balance par son milieu : le jour fatal des Achéens pencha.”
Le messager adopte cette image mais résume en une seule les différentes actions de Zeus qui met les sorts dans les plateaux de la balance et les pèse. Par cette fusion, le messager fait apparaître que le dieu, quand il met les sorts sur les plateaux, ne peut pas ne pas se rendre compte de leur poids, de sorte que la pesée n’est qu’un spectacle : la décision s’est déjà faite dès que les poids ont été dans la main du dieu. Pour Homère, la balance est simplement une fonction du destin, de la moira, qui est l’objet de la volonté de Zeus. Au huitième chant de l’Iliade, la victoire des Troyens est le résultat de la volonté de Zeus d’honorer Achille, comme, Thétis, sa mère, l’avait demandé. Homère objectivise en une pesée ce que Zeus décide. Chez Eschyle, au contraire, l’action d’un dieu anonyme, d’un daimôn est présentée comme s’il n’y avait plus d’objectivité dans la pesée des sorts : le dieu lui-même trafique la balance et la fait pencher où il veut. Le jugement qu’est la balance dépend entièrement de la volonté des dieux de sauvegarder Athènes. L’expression οὐκ ἰσορρόπῳ « qui ne penche pas de façon égale », comme souvent chez Eschyle, résume toute une action épique avec un seul adjectif, mais la forme négative souligne l’absence de toute impartialité. Cette réinterprétation d’une image d’Homère nous donne un indice dans la relecture de l’Iliade par Eschyle.

Bien plus, dans la bouche du messager, en considération de la taille de la flotte, les Perses auraient dû l’emporter, n’était l’action d’un dieu qui cause leur défaite. La place de cette image à elle seule est significative : le messager vient juste de dire le nombre des navires des deux camps, ce qui rend la décision du dieu d’autant plus surprenante. L’image se trouve en plus au commencement du récit, de sorte que le résultat ne peut pas être expliqué comme le fruit d’un conflit entre deux flottes. En somme, bien que l’image soit la même, la concision eschyléenne et l’ordre narratif fait ressortir l’iniquité divine qu’Homère laissait dans l’ombre. Le texte d’Eschyle n’est pas seulement une reformulation de l’épopée homérique, mais aussi une réécriture de son sens.


«… car lorsqu’un dieu
eut donné prestige aux Grecs dans le combat des navires,
ce même jour, remparant leur corps d’armes de bronze solide,
ils sautèrent de leurs vaisseaux et alentour cernèrent l’île entière.»
Le discours du messager fait allusion à l’Iliade quand le mot typiquement homérique de κῦδος « prestige, gloire » est employé. De plus, l’expression ναῶν μάχης «combat de/aux navires» au lieu de ναυμαχίας «combat naval» pourrait dans ce contexte renvoyer à la bataille autour des navires à la fin du quinzième chant de l’Iliade. La référence à ce contexte homérique est renforcée par une création verbale d’Eschyle : l’adjectif χαλκόστομος « à la bouche de bronze » dans l’expression  ἐμβολαῖς χαλκοστόμοις «par des éperonnages à bec de bronze» (Perses, v. 414) renvoie aux assauts navals des Grecs. Cette expression se rapporte aux longues gaffes «coiffées d’une pointe de bronze» κατὰ στόμα εἱμένα χαλκῷ (Iliade 15, 389) que manient les Achéens contre les Troyens (et plus tard Ajax, en Iliade 15, 677). Ces gaffes pour le combat naval avec leur pointe en bronze deviennent chez Eschyle des navires «armés d’une bouche de bronze» ou plutôt «d’un bec de bronze», leur proue renforcée de métal !
Le parallélisme entre le récit du messager et le quinzième chant nous aide à comprendre l’absence de tout nom de guerrier grec dans la bataille de Salamine. En réalité, le seul nom grec qui apparaisse est celui d’Ajax dans l’expression «île d’Ajax» (νῆσον Αἴαντος Perses 307 et 368) parce que Salamine était le lieu de culte d’Ajax. Le narrateur utilise l’expression une seconde fois quand Xerxès envoie «d’autres navires tout autour de l’île d’Ajax»



Et la conclusion de l'article, pour retrouver l'essentiel.


Il me faut à présent tirer les conclusions de cette moisson et énoncer les résultats qui s’en dégagent. Eschyle ne se contente pas de donner une couleur homérique au récit de la bataille de Salamine. Il transforme le messager en nouvel aède en le mettant dans la situation des Muses face à la reine Atossa, même si lui-même revendique plutôt la situation de l’aède, mortel incapable de tout dire. Dans ce contexte, le récit du messager est ponctué du refrain épique évoquant la ténèbre nocturne, mais cette allusion est réinterprétée dans un sens nouveau. La ténèbre n’a plus rien de sacré : le monde reçoit une organisation scientifique, où l’éther joue le rôle de temple, et où l’ordre des choses, les limites du jour et de la nuit, de la mer et de la terre ne doivent pas être transgressées, sous peine de sanction, comme l’éprouvera Xerxès qui veut combattre de nuit et sur mer. L’anthropomorphisme de l’expression « l’éclat du soleil dépérit » est caduc dans ce nouveau contexte scientifique : ces mots peuvent donc être désormais appliqués à un mortel, au roi Xerxès, qui dejour éclatant de blancheur devient un soleil flétri. Dès lors, l’action de la divinité n’est plus de suivre l’ordre du monde imposé par le destin comme chez Homère, mais au contraire de rétablir l’ordre, y compris par l’injustice. Et pour ce faire, la divinité peut modifier l’équilibre des forces, d’une façon qui ne peut que paraître inique aux victimes de cet arbitrage. Plus précisément, le récit du messager apparaît comme la reprise du chant XV de l’Iliade : le combat autour des navires devient un combat naval. Les gaffes de combat naval à pointe de bronze utilisées par les Achéens et Ajax deviennent les rostres de bronze des navires à Salamine. Dans l’Iliade, le rempart des Achéens n’était d’aucune efficacité devant les Troyens, seuls les boucliers de bronze servaient de rempart, et encore… ; dans les Perses, seuls les hommes et leurs navires servent de rempart. Bien plus, dans l’Iliade, Ajax était le véritable rempart des Achéens et il les sauve au chant XV en combattant sur les bateaux avec sa longue gaffe. Dans les Perses, l’insistance à définir Salamine comme l’île d’Ajax, le fait que ce soit le seul nom qui apparaisse du côté grec, qu’un daimôn soit apparu d’on ne sait où (alors qu’on est justement du côté de Salamine, lieu de culte du héros Ajax), et qu’intervienne unvengeur, être divin indéfini qui vient défendre éventuellement son domaine profané, tout cela laisse supposer qu’Ajax, héros divinisé, est de nouveau mais divinement, à l’œuvre dans la bataille de Salamine du côté des Grecs. Mais alors que dans l’Iliade, les Achéens étaient incapables de se défendre et que seul Ajax pouvait assurer la protection des navires, ici collectivement et anonymement les Grecs rejouent théâtralement le chant XV de l’Iliade, mais en en inversant l’issue. Xerxès donc qui se rêvait comme un nouvel Hector (à qui dans l’Iliade est promise la victoire jusqu’à ce que le soleil se couche), parce qu’il transgresse l’ordre des choses en voulant combattre de nuit,  est désormais vaincu. Il pourra, à la fin de la pièce, apparaître, vivant mais déshonoré, à la cour de Suse. La référence à Homère sert donc bien au messager à construire le drame tragique et l’effondrement du « héros » vaincu, Xerxès.


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