Un cours en ligne

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Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

dimanche 22 septembre 2013

Se représenter des séries de sensations de qualités diverses

Etude de l'extrait de l'extrait de l'Essai sur les données immédiates de la conscience donné à commenter lors du test de rentrée.

« Bref, lorsque le déplacement de mon doigt le long d’une surface ou d’une ligne me procurera une série de sensations de qualités diverses, il arrivera de deux choses l’une : ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement, mais elles se succéderont alors de telle manière que je ne puisse, à un moment donné, me représenter plusieurs d’entre elles comme simultanées et pourtant distinctes ; — ou bien je discernerai un ordre de succession, mais c’est qu’alors j’ai la faculté, non seulement de percevoir une succession de termes, mais encore de les aligner ensemble après les avoir distingués ; en un mot, j’ai déjà l’idée d’espace. L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l’espace, et ne saurait être employée à le définir. »

Dans ce passage, Bergson récapitule et conclut l'argumentation du § 19 de l'Essai. Il reprend l'exemple du début du paragraphe, celui du déplacement d'un doigt le long d'une surface, un mur ou le plateau d'une table, ou d'une ligne, une arête, le bord d'une couverture de livre.
Voici comment les choses étaient présentées au début du § 19 :
« Quand, les yeux fermés, nous promenons la main le long d'une surface, le frottement de nos doigts contre cette surface et surtout le jeu varié de nos articulations nous procurent une série de sensations, qui ne se distinguent que par leurs qualités, et qui présentent un certain ordre dans le temps.»
S'il faut fermer les yeux, c'est sans doute pour mieux prêter attention à la sensation tactile, comme l'aveugle-né de Diderot.

Le choix de cet exemple est apparemment assez indifférent. Il s'agit de sentir quelque chose au bout des doigts, par le toucher. Il s'agit donc d'un exemple de sensation représentative et non affective, comme le fait d'éprouver de la douleur. Et ce n'est pas l'expérience de quelque chose de très complexe comme l'émotion ressentie dans une crise de fureur. Ce n'est pas non plus l'expérience de quelque chose d'inétendu et d'intangible mais bien la découverte ordinaire d'une portion tangible d'étendue matérielle. Ce que nous faisons quasiment en permanence à l'état de veille. Les sensations du toucher évoquées ne sont que des états simples, de nature et d'intensité variables.

Le § 20 reprendra l'exemple du toucher, sous une forme modifiée. Le déplacement physique du doigt sera en effet remplacé par le déplacement imaginaire d'un point sur une droite ou dans un plan. Le sens du toucher sera ainsi remplacé par celui de la vue.
Voici le début de cette nouvelle argumentation :
« Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer, puisqu'il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle pour lui la forme d'une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu'il pût s'élever en quelque sorte au-dessus de la ligne qu'il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par là même il formerait l'idée d'espace, et c'est dans l'espace qu'il verrait se dérouler les changements qu'il subit, non dans la pure durée

Et notons encore que les résultats de toute cette argumentation, tant sur la vue que sur le toucher, seront mobilisés au début du chapitre III, avec l'expérience de pensée de la courbe MOXY qui fournit en quelque sorte l'enjeu lointain mais décisif de toutes ces analyses.

Revenons pour l'instant à cette fin de § 19 et à l'expérience tactile. Pour l'expliquer, il est souhaitable de mobiliser d'entrée de jeu l'expression de « données immédiates de la conscience ». Le terme de « sensation » y invite. En tant que simple réception d'un donné, la sensation est une telle donnée immédiate, antérieure à l'expression par des mot et dépourvue de compréhension théorique. Or ce qui nous intéresse dans ce passage n'est pas une seule sensation mais une « série » de sensations, consécutives au déplacement du doigt. Et c'est bien la série elle-même qui est une donnée immédiate de la conscience, tant que je poursuis mon mouvement et ressens quelque chose sous mon doigt.
Dans l'expression « série de sensations de qualités diverses » le singulier et le pluriel se conjuguent. Le terme de « série » est toutefois pris dans son sens le plus ordinaire, pour évoquer la pluralité des sensations mais aussi leur continuité, le fait qu'elles se soient enchaînées et forment un tout. Le doigt parcourt le plateau de la table, rencontre le bord poursuit son mouvement le long de l'arête. C'est bien une série de sensations, depuis l'instant où le doigt se pose et se met à glisser jusqu'à l'instant où il s'arrête. L'unité en question est réelle et indiscutable, étant celle du déplacement achevé du doigt sur la surface. La pluralité est non moins réelle, étant celle de la diversité des impressions qui se sont succédé.

Notre passage est à l'évidence une reprise de l'opposition des deux types de multiplicité, quantitative ou qualitative, précédemment évoquée à l'aide de plusieurs situations de la vie ordinaire, comme le fait d'écouter les sons produits par une cloche.
Alors, Bergson disait, en utilisant la même formule introductive, « de deux choses l'une » : « Ou je retiens chacune de ces sensations successives pour l'organiser avec les autres et former un groupe qui me rappelle un air ou un rythme connu : alors je ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l'impression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi. Ou bien je me propose explicitement de les compter, et il faudra bien alors que je les dissocie, et que cette dissociation s'opère dans quelque milieu homogène où les sons, dépouillés de leurs qualités, vidés en quelque sorte, laissent des traces identiques de leur passage
Le doigt parcourant la surface n'éprouve qu'une série de sensations, mais celle-ci peut apparaître de deux manières à ma conscience. « ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement […] ou bien je discernerai un ordre de succession ». Ou la durée qui est seulement de la durée : la durée pure ; ou la durée à laquelle se mêle quelque chose, une autre façon de se représenter la série, ordonnée, dans un milieu homogène, bref« j’ai déjà l’idée d’espace » : la durée spatialisée.

La spatialisation de la durée fait intervenir dans la perception de la durée deux propriétés phénoménales qui n'ont rien à y faire.
D'une part, la réversibilité du parcours. Le début du § 19 soulignait cette possibilité physique du mouvement du doigt glissant dans une direction donnée, de s'arrêter et de glisser en sens contraire « l'expérience nous avertit que cette série est réversible, que nous pourrions, par un effort de nature différente (ou, comme nous dirons plus tard, en sens opposé) nous procurer à nouveau, dans un ordre inverse, les mêmes sensations ». Maintenant il s'agit d'une représentation ou projection de cette possibilité de retour en une propriété, la réversibilité Quand j'ai sous les yeux une ligne, je peux la parcourir de droite à gauche ou de gauche à droite. Quand j'aligne mentalement des instants, je peux passer de l'un à l'autre, du premier au dernier, ou remonter le temps, du dernier au premier. Mais cette réversibilité, contraire à toute expérience de la durée, est une fiction, une idée littéralement fausse. Retourner sur ses pas, dans la rue d'une ville, ce n'est pas refaire à l'identique l'expérience d'une série de sensations, cette fois à rebours, c'est éprouver une nouvelle série de sensations. Temporellement parlant il n'y a strictement aucune possibilité de progression rétrograde, de répétition à l'identique, de remontée à l'identique.
Puisque celui qui éprouve les sensations change avec le temps, il ne peut donc absolument pas éprouver de fois de suite la même chose ou bien reprendre son expérience en la déroulant en sens inverse. La première fois il découvre la surface de la table lisse et tiède, avec une éraflure puis une petite bosse près du bord, la seconde fois il redécouvre – c'est-à-dire qu'il ne découvre plus du tout mais reconnaît – la table lisse, tiède, et la petite bosse ainsi que l'éraflure.
Pouvoir « à un moment donné, [se] représenter plusieurs [sensations] comme simultanées et pourtant distinctes », c'est abolir le successif au profit du co-extensif. C'est nier le passage comme pure mobilité et introduire de l'homogène dans le « cadre » temporel.
Bergson lie la spatialisation à la transformation du temps en un milieu homogène. Et il fait commencer la spatialisation non avec la réversibilité des sensations mais avec la simple mise en ordre des sensations. Quand je suis attentif à la succession des sensations éprouvées, l'une suit l'autre, l'une s'enchaîne à l'autre. Et je suis bien sûr conscient que l'une est avant l'autre. Ou que l'autre est après l'une. C'est leur différence qualitative qui me permet de me les représenter comme distinctes et successives. Instaurer un ordre de succession est une autre opération mentale. Dans cette façon de se représenter les choses, la durée pure est perdue car les sensations font l'objet d'un alignement imaginaire, d'une représentation où elles sont simultanées. Cette façon de les distinguer les unes des autres est une façon de les placer dans une chronologie, d'en figer le mouvement alors quelles m'étaient apparues comme mobiles. Considérons trois termes d'une chronologie. L'instant 1, avec la sensation 1(petit creux à la surface de la table), précède l'instant 2, avec la sensation 2 (éraflure), qui précède l'instant 3, avec la sensation 3 (petite bosse). Je n'ai aucun mal à concevoir que l'instant 1 précède l'instant 3, même si c'est rigoureusement faux dans la perspective de la simple succession. Car c'est la sensation de l'éraflure qui précède la sensation de la petite bosse, non la sensation du petit creux qui déboucherait sur la sensation de la petite bosse. J'ai introduis sans m'en rendre compte de la transitivité dans ma représentation de la durée pour pouvoir affirmer que les instants se précèdent. Dans mon vécu, il a bien une succession, mais pas un tel ordre de succession et si l'on « reprend le film » comme on dit vulgairement, c'est une fois passée la série de sensations grossie de la sensation du petit creux puis de l'éraflure que j'ai éprouvé la petite bosse.
En se prolongeant, la série de sensations se métamorphose.

Puis-je me représenter un ordre de succession dans la durée pure ? Non, seulement une succession. Car la succession de deux sensations n'est en rien une mise en ordre rudimentaire de ces sensations, plaçant l'une par rapport à l'autre ! C'est tout au contraire la conscience de la disparition de l'une quand l'autre s'impose à ma conscience ! Rien de plus et rien de moins. Rien de plus, aucun ordre ou repère ayant sa place dans une chronologie ; rien de moins, car la durée pure est capacité à retenir dans sa mémoire une impression finissante au moment où s'impose à moi une nouvelle impression qualitativement différente. Pas de juxtaposition dans la durée pure mais un enchaînement des sensations en une série fluide et, pourrait-on dire, vivante.

Bergson avait annoncé son idée maîtresse d'une opposition radicale de la durée pure, hétérogène par essence, et de la durée spatialisée, homogénéisée, « Il y a (...) deux conceptions possibles de la durée, l'une pure de tout mélange, l'autre où intervient subrepticement l'idée d'espace ». Il avait même ajouté à la formulation de l'opposition une précision sur les conditions me permettant de me situer dans la durée et non le temps spatialisé, me laisser porter par mes sensations, me laisser vivre sans vouloir dominer ce qui m'arrive à la conscience. « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieur ». Ainsi il soulignait la continuité du flux temporel sous le mode de l'épreuve de la durée pure. Pour le moi qui n'a pas à faire quelque chose, qui n'a pas à établir d'ordre entre les choses, qui n'a pas à profiter de la situation, la distinction des sensations n'est pas une distinction réelle concernant des objets déterminés, seulement la distinction d'impressions qualitatives à nulles autres pareilles.

Tirons de la lecture de ce passage une conclusion différente de celle de Bergson.
Si on replace le texte dans son contexte, on voit que notre auteur poursuivait un but précis, qu'il voulait à ce moment du chapitre II, dénoncer un cercle vicieux dans le raisonnement des empiristes, de « l'école anglaise » tout particulièrement. A quoi renvoie l'emploi de cette expression ? Sans doute moins à l'empirisme de Locke ou aux célèbres réflexions de Hume sur la nature humaine qu'à la pensée pragmatique de John Stuart Mill, cité dans l'Essai. Bergson se méfie de la réduction des idées de temps et d'espace à des catégories mentales opérée par cette école. Il veut mener son analyse tout en restant le plus attentif possible aux données immédiates de la conscience. Cette visée propre du texte, savoir si les thèses empiristes sont correctes ou non, n'est pas pour nous l'essentiel.

L'enjeu moral relatif à ce bref passage du § 19 comme à l'ensemble des textes évoquant l'expérience du mouvement local demeure en revanche capital dans l'optique du programme de cette année : nous avons tendance à nous représenter l'espace comme un milieu et même comme un milieu homogène ; dans ce milieu nous baignerions en permanence ou nous nous déplacerions de manière absolument contrainte, en vieillissant ; plus nous l'homogénéisons, sans parfois nous en rendre compte, et plus nous renforçons l'illusion comme quoi l'ensemble du passé, déjà dessiné, détermine l'ensemble du futur, ce qui reste à dessiner. Cette dernière idée est particulièrement discutable et c'est à une critique du déterminisme que le bergsonisme nous conduit.
L'idée de prédestination est la représentation d'une vie conçue non pas comme simple succession d'instants mais comme ordre rigoureux de succession ! Elle suppose que la vie soit en quelque sorte représentée comme une ligne, avec ses repères ultimes, l'instant de la naissance et celui de la mort. Elle repose sur l'hypothèse séduisante mais fausse que les instants sont tous causalement liés, qu'ils soient déjà vécus ou bien même qu'ils restent à vivre. Il y aurait pour une intelligence suffisamment puissante la possibilité de prévoir ce qui va arriver en s'appuyant sur ce qui s'est déjà passé, car, pour cet esprit, les moments qui nous apparaissent successifs sont figurés dans la simultanéité, chacun étant stabilisé et lié rigoureusement, logiquement, à tous les autres. C'est donc la spatialisation de la durée qui pose problème.
Insistons encore sur l'usage des mots et le piège qu'ils constituent. Parce que ce sont des cadres arbitraires plaqués sur le réel, comme des étiquettes, les mots dans lesquels nous pensons nous poussent très souvent à accepter des idées sommaires ou bien à consolider des préjugés au lieu de nous en méfier.
Attention en particulier à une rhétorique, dont le discours de Bergson n'est pas exempt. D'une part l'usage de termes dépréciatifs comme « subrepticement » dans la proposition « intervient subrepticement l'idée d'espace » donne l'idée d'un piège. Quoique de bonnes surprises peuvent également survenir de manière subreptice. L'usage du simple adjectif pur, pour signifier « seulement », dans l'expression « durée pure » ou, comme le dit Bergson, « pure durée » voire « durée toute pure », peut également être tendancieux. L'amalgame se fait entre le pur et l'authentique ou le véritable. La durée pure serait ainsi dotée d'une aura particulière, parce qu'elle ne serait pas contaminée par quelques impuretés.
Il suffit de grossir le trait, d'utiliser ironiquement le verbe « contaminer » par exemple, pour que l'expression se dégonfle. Bergson constate que nous spatialisons la durée dès que nous faisons intervenir une chronologie pour mieux nous situer et situer dans le temps les choses dont nous avons conscience, en nous et hors de nous. Il ne dit pas que c'est mal de le faire. Il ne dit pas qu'il vaudrait mieux ne pas le faire. Il ne pense même pas qu'on peut habituellement ne pas le faire.

Revenons à l'usage de l'expression « temps vécu » pour lire et expliquer les textes de Bergson. Il nous faut alors être aussi rigoureux que lui. On a pu lire dans des manuels écrits à la hâte une opposition au « temps scientifique » (sic) valant condamnation de la science [qui, comme chacun sait, « ne pense pas »], de fausses évidences comme « le temps vécu est totalement subjectif » ou « il s'agit d'une grandeur intensive » et des amalgames « la conscience, le vécu, la durée, sont constitués de ce mouvement de différenciation permanente, constante, qualitative et non quantitative ». Attention.
Exprimons-nous plutôt comme Bergson. De deux choses l'une ou bien le temps sera vécu comme durée ou bien il sera vécu comme temps spatialisé. Et ajoutons immédiatement la précision suivante : dès lors que dans notre conscience une succession de sensations, d'émotions ou d'idées ne sera pas perçue seulement comme une succession mais sera comprise comme succession s'ordonnant clairement dans le temps, alors le temps vécu sera spatialisé. Toute considération chronologique – que la chronologie en question soit historique ou imaginaire, spéculative ou affective – ainsi que toute mise en ordre des impressions dans une fin pratique – aller faire ses courses, répondre à une question de son voisin, s'interroger sur la possibilité d'être en retard à un rendez-vous – fait basculer la conscience d'un état dans un autre, de l'état où elle se laisse vivre à l'état où elle essaie de dominer ce qu'elle éprouve. Et alors c'est à du temps vécu spatialisé non à la durée pure que nous nous référons.
Bref c'est une erreur radicale que d'établir l'équation temps vécu = durée pure et une stupidité que d'affirmer qu'il s'agirait d'une évidence. Le temps vécu du narrateur de Sylvie, mêlé de fantasmes du XVIIIe siècle ou d'un temps archaïque, n'est pas la durée pure ; le temps vécu par Clarissa n'est sauf à de rares moments pas non plus la durée pure, car elle ne se laisse presque jamais laisser vivre, n'a pas le loisir de laisser ses diverses sensations et émotions se succéder en elle, poétiquement. Car elle regarde le monde avec une grande intelligence, une terrible puissance d'analyse.

Ajout de dernière minute

Un parallèle est possible entre ce passage du § 19 et une analyse d'un pionnier de l'empirisme et de la pensée matérialiste, Thomas Hobbes. Ce dernier, dans son De Corpore (1655) prend l'exemple de la sensation tactile pour illustrer sa thèse sur le rapport du donné et de la conscience, partie IV, chapitre 25.
D'une part, contre une métaphysique spiritualiste, il établit en général ce qu'il faut entendre par le terme de « sensation » si l'on veut en faire le principe de notre rapport au monde, la source de nos connaissances. La sensation n'est pas le produit de la sensibilité conçue comme une mystérieuse faculté représentative capable de nous en rapport avec la vérité du monde, ni la simple « réaction à une excitation externe ». Car « si une représentation se formait […] par simple réaction, elle s'évanouirait aussitôt avec l'éloignement de l'objet » ou encore « les corps sentiraient sans jamais avoir le souvenir d'avoir senti ». La sensation est un pouvoir de distinguer et de comparer auquel s'adjoint une mémoire, « un acte de mémoire seul capable de rapprocher l'avant et l'après et de les distinguer ».

D'autre part, il applique cette réflexion au cas du toucher. Nul ne peut avoir conscience de qualités sensibles sans mémoire. « Car bien qu'on touche plusieurs choses en un point unique, on ne peut cependant les saisir sans le flux d'un point, autrement dit sans un temps ; mais sentir le temps requiert la mémoire ». Il ne faudrait donc pas souscrire à une sorte d'atomisme temporel, la sensation étant toujours celle d'un « flux » pour reprendre ce terme qui veut dire la même chose que celui de série dans le texte de Bergson. Toute perception, du caractère lisse de la surface, d'une éraflure ou d'une petite bosse n'est perceptible que grâce au mouvement et à ce que ce mouvement déclenche en moi, un acte de mémoire.

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