Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 18 septembre 2013

Une lecture préalable pour démythifier le temps vécu et lui accorder toute l'importance qu'il mérite

Le thème du temps vécu autorise toutes les approches.
Certains s'en donnent à coeur joie, c'est leur droit le plus strict. Mais qu'ils ne fassent pas comme si la notion était univoque et autorisait un type d'approche privilégié, celui qui mêle vagues considérations psychologiques et idéalisme débridé...
Les auteurs du manuel des éditions Ellipses, par exemple, affirment péremptoirement dans la conclusion de leur étude transversale "Le temps "vécu" est un temps affectif." (p. 189).

Le dernier paragraphe est un modèle du genre, un melting pot de jugements gratuits et infondés :
"Finalement le "temps vécu" c'est un temps construit, travaillé. Affectif, foisonnant, sans cesse reconstructible, vertical [là, il y a une référence judicieuse à Gaston Bachelard, ce qui trouve que tout n'est pas à jeter] il ouvre la voie - la voix - aux profondeurs de l'analyse, du style, de l'introspection. Il est nécessaire pour "vivre". Le temps semble dominer l'homme, mais l'être humain se développe en passant du participe passé ("vécu") à l'infinitif programmatique ("vivre"). Il faut assimiler, organiser, dépasser le temps vécu pour "devenir"." (p. 192)
Cette citation a au moins un mérite méthodologique. Dans un devoir, il faut éviter la multiplication des guillemets si l'on veut éviter le ridicule, l'air grandiloquent du baratineur qui croit ne jamais être démasqué.

Au "finalement" des spécialistes du "temps vécu" affectif, verbeux, programmatique, pensé comme libre devenir, on opposera une lecture des plus sérieuses et inactuelles : un beau texte de Marx où se trouve exposée la question du temps vécu de l'ouvrier.
Les plus pressés pourront commencer par lire le chapitre V. L'ensemble mérite toute notre attention. Oui, le temps vécu est souvent un temps travaillé. Mais pas au sens des auteurs du manuel Ellipse. Et quand il s'agit de vivre ou de "vécu", méfions-nous des discours qui réduisent tout à une question d'affectivité. Leurs auteurs sont des idéologues qui avancent masqués. Des défenseurs de l'art qui méprisent la vraie vie !

Karl Marx : Le Capital (Livre I – section III)

Chapitre X. La journée de travail

Extraits

Chapitre I
Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu'est-ce qu'un jour de travail ? Dans tous les cas, il est moindre qu'un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n'est que capital personnifié ; son âme et l'âme du capital ne font qu'un. Or le capital n'a qu'un penchant naturel, qu'un mobile unique ; il tend à s'accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l'ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu'il lui a achetées. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu'il a de disponible, il vole le capitaliste.
Le capitaliste en appelle donc à la loi de l'échange des marchandises. Il cherche, lui, comme tout autre acheteur, à tirer de la valeur d'usage de sa marchandise le plus grand parti possible.

Chapitre II

Le capital n'a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. Que ce propriétaire soit kalos kagathos athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d'esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe !

Chapitre III

Dans les dernières semaines de juin 1863, tous les journaux de Londres publiaient un article avec ce titre à sensation : « Death from simple overwork » (mort par simple excès de travail). Il s'agissait de la mort de la modiste Mary-Anne Walkley, âgée de vingt ans, employée dans un très respectable atelier qu'exploitait une dame portant le doux nom d'Elise, fournisseuse de la cour. C'était la vieille histoire si souvent racontée. Il était bien vrai que les jeunes ouvrières ne travaillaient en moyenne que seize heures et demie par jour, et pendant la saison seulement trente heures de suite sans relâche; il était vrai aussi que pour ranimer leurs forces de travail défaillantes, on leur accordait quelques verres de Sherry, de Porto ou de café. Or on était en pleine saison. Il s'agissait de bâtir en un clin d’œil des toilettes pour de nobles ladies allant au bal donné en l'honneur de la princesse de Galles, fraîchement importée. Mary-Anne Walkley avait travaillé vingt-six heures et demie sans interruption avec soixante autres jeunes filles. Il faut dire que ces jeunes filles se trouvaient trente dans une chambre contenant à peine un tiers de la masse cubique d'air nécessaire, et la nuit dormaient à deux dans un taudis où chaque chambre à coucher était faite à l'aide de diverses cloisons en planches. Et c'était là un des meilleurs ateliers de modes. Mary-Anne Walkley tomba malade le vendredi et mourut le dimanche sans avoir, au grand étonnement de dame Elise, donné à son ouvrage le dernier point d'aiguille. Le médecin appelé trop tard au lit de mort, M. Keys, déclara tout net devant le Coroner's Jury que : Marie-Anne Walkley était morte par suite de longues heures de travail dans un local d'atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop étroite et sans ventilation. Le Coroner's Jury, pour donner au médecin une leçon de savoir-vivre, déclara au contraire que : la défunte était morte d'apoplexie, mais qu'il y avait lieu de craindre que sa mort n'eût été accélérée par un excès de travail dans un atelier trop plein, etc. « Nos esclaves blancs, s'écria le Morning Star, l'organe des libres-échangistes Cobden et Bright, nos esclaves blancs sont les victimes du travail qui les conduit au tombeau; ils s'épuisent et meurent sans tambour ni trompette ».

Chapitre IV

M. E. F. Sanderson, de la raison sociale Sanderson, Bros et Cie, fabrication d'acier, laminage et forge à Attercliffe, exprime ainsi son opinion sur le même sujet :
« L'interdiction du travail de nuit pour les garçons au-dessous de dix-huit ans ferait naître de grandes difficultés. La principale proviendrait de l'augmentation de frais qu'entraînerait nécessairement le remplacement des enfants par des hommes. A combien ces frais se monteraient-ils ? Je ne puis le dire; mais vraisemblablement ils ne s'élèveraient pas assez haut pour que le fabricant pût élever le prix de l'acier, et conséquemment toute la perte retomberait sur lui, attendu que les hommes (quel manque de dévouement) refuseraient naturellement de la subir. »
Maître Sanderson ne sait pas combien il paye le travail des enfants, mais « peut-être monte-t-il jusqu'à quatre ou cinq shillings par tête et par semaine... Leur genre de travail est tel qu'en général (mais ce n'est pas toujours le cas) la force des enfants y suffit exactement, de sorte que la force supérieure des hommes ne donnerait lieu à aucun bénéfice pour compenser la perte, si ce n'est dans quelques cas peu nombreux, alors que le métal est difficile à manier. Aussi bien les enfants doivent commencer jeunes pour apprendre le métier. Le travail de jour seul ne les mènerait pas à ce but. »
Et pourquoi pas ? Qu'est-ce qui empêcherait les jeunes garçons d'apprendre leur métier pendant le jour ? Allons ! Donne ta raison !
« C'est que les hommes, qui chaque semaine travaillent alternativement tantôt le jour, tantôt la nuit, séparés pendant ce temps des garçons de leur série, perdraient la moitié des profits qu'ils en tirent. La direction qu'ils donnent est comptée comme partie du salaire de ces garçons et permet aux hommes d'obtenir ce jeune travail à meilleur marché. Chaque homme perdrait la moitié de son profit. (En d'autres termes, les MM. Sanderson seraient obligés de payer une partie du salaire des hommes de leur propre poche, au lieu de le payer avec le travail de nuit des enfants. Le profit de MM. Sanderson diminuerait ainsi quelque peu, et telle est la vraie raison sandersonienne qui explique pourquoi les enfants ne pourraient pas apprendre leur métier pendant le jour). Ce n'est pas tout. Les hommes qui maintenant sont relayés par les jeunes garçons verraient retomber sur eux tout le travail de nuit régulier et ne pourraient pas le supporter. Bref, les difficultés seraient si grandes qu'elles conduiraient vraisemblablement à la suppression totale du travail de nuit. » ‑
« Pour ce qui est de la production même de l'acier, dit E. F. Sanderson, ça ne ferait pas la moindre différence, mais ! »
Mais MM. Sanderson ont autre chose à faire qu'à fabriquer de l'acier. La fabrication de l'acier est un simple prétexte pour la fabrication de la plus-value. Les fourneaux de forge, les laminoirs, etc., les constructions, les machines, le fer, le charbon ont autre chose à faire qu'à se transformer en acier. Ils sont là pour absorber du travail extra, et ils en absorbent naturellement plus en vingt-quatre heures qu'en douze. De par Dieu et de par le Droit ils donnent à tous les Sandersons une hypothèque de vingt-quatre heures pleines par jour sur le temps de travail d'un certain nombre de bras, et perdent leur caractère de capital, c'est-à-dire sont pure perte pour les Sandersons, dès que leur fonction d'absorber du travail est interrompue.

Chapitre V

Qu'est-ce qu'une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu'à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? À toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n'est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu'en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l'éducation, pour le développement intellectuel, pour l'accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'exigent la croissance, le développement et l'entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l'entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c'est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu'elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l'ouvrier. Le capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu'un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.

L'expérience montre en général au capitaliste qu'il y a un excès constant de population, c'est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s'éteindre, s'éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité. L'expérience montre aussi, à l'observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d'hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n'est ralentie que par l'absorption constante d'éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l'air pur et malgré le principe de « sélection naturelle » qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-même à dépérir. Mais le capital, qui a de si «bonnes raisons » pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l'humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s'inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la société. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : « Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu'ils augmentent nos joies (nos profits)  ? » Il est vrai qu'à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes.

L'établissement d'une journée de travail normale est le résultat d'une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l'histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l'on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le XIVe jusqu'au-delà de la moitié du XVIIIe siècle. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger. Assurément les prétentions du capital encore à l'état d'embryon, alors qu'en train de grandir il cherche à s'assurer son droit à l'absorption d'un quantum suffisant de travail extra, non par la puissance seule des conditions économiques, mais avec l'aide des pouvoirs publics, nous paraissent tout à fait modestes, si nous les comparons aux concessions que, une fois arrivé à l'âge mûr, il est contraint de faire en rechignant. Il faut, en effet, des siècles pour que le travailleur « libre », par suite du développement de la production capitaliste, se prête volontairement, c'est-à-dire soit contraint socialement à vendre tout son temps de vie active, sa capacité de travail elle-même, pour le prix de ses moyens de subsistance habituels, son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Il est donc naturel que la prolongation de la journée de travail, que le capital, depuis le milieu du XIVe jusqu'à la fin du XVIIe siècle, cherche à imposer avec l'aide de l'État aux hommes, corresponde à peu de chose près à la limite du temps de travail que l'Etat décrète et impose çà et là dans la seconde moitié du XIXe siècle pour empêcher la transformation du sang d'enfants en capital. Ce qui aujourd'hui, par exemple, dans le Massachusetts, tout récemment encore l'Etat le plus libre de l'Amérique du Nord, est proclamé la limite légale du temps de travail d'enfants au-dessous de douze ans, était en Angleterre, au milieu du XVIIe siècle, la journée de travail normale de vigoureux artisans, de robustes garçons de ferme et d'athlétiques forgerons.

« Si c'est en vertu d'une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (au capital, ainsi qu'on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n'est point un acte que l'on puisse traiter de cruel. L'homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises ; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d'un enchérissement des moyens de subsistance... Supposons qu'un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu'il coûte cinq shillings et que le travailleur gagne un shilling tous les jours. Dans ce cas il n'a besoin de travailler que cinq jours par semaine; quatre seulement, si le boisseau coûte quatre shillings. Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l'ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d'argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine... J'espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu'un travail modéré de six jours par semaine n'est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d'après ce qu'il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor). Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu'ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine... Mais notre plèbe manufacturière s'est mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d'être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements dans un Etat commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas du tout de propriété. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant en quatre », Essay  on Trade and Commerce (1770).
Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour « diminuer la taxe des pauvres, activer l'esprit d'industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures », notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est-il ? C'est d'incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail « an ideal Workhouse ». Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières.
Douze heures de travail par jour, tel est l'idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770  !

Chapitre VI

Une autre catégorie de fabricants s'assura cette fois comme précédemment, des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent les fabricants de soie. En 1833 ils avaient hurlé comminatoirement que « si on leur ôtait la liberté d'exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c'était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for ten hours a day was taken away, it would stop their works) ; qu'il leur était impossible d'acheter un nombre suffisant d'enfants au-dessus de treize ans », et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge, ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d'enfants si petits qu'on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail. La loi de 1844 les « dépouilla » bien, à vrai dire, de la « liberté » de faire travailler plus de six heures et demie des enfants au-dessous de onze ans, mais leur assura en retour le privilège d'employer pendant dix heures des enfants entre onze et treize ans, et de défendre à leurs victimes de fréquenter l'école obligatoire pour les enfants des autres fabriques. Cette fois le prétexte était que : « la délicatesse du tissu exigeait une légèreté de toucher qu'ils ne pouvaient acquérir qu'en entrant de bonne heure dans la fabrique». Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent immolés en masse, comme les bêtes à cornes le sont dans le sud de la Russie pour leur peau et leur graisse. Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en 1850 aux ateliers de dévidage de soie ; mais ici, pour dédommager la cupidité de sa « liberté » ravie, le temps de travail des enfants de onze à treize ans fut élevé de dix heures à dix heures et demie. Sous quel nouveau prétexte ? «Parce que le travail est beaucoup plus facile dans les manufactures de soie que dans les autres et de beaucoup moins nuisible à la santé ». Une enquête médicale officielle prouva ensuite que bien au contraire « le chiffre moyen de mortalité, dans les districts où se fabrique la soie, est exceptionnellement élevé et dépasse même, pour la partie féminine de la population, celui des districts cotonniers du Lancashire».

Chapitre VII

Premièrement, le penchant du capital à prolonger la journée de travail sans trêve ni merci, trouve d'abord à se satisfaire dans les industries révolutionnées par l'eau, la vapeur et la mécanique, dans les premières créations du mode de production moderne, telles que les filatures de coton, de laine, de lin et de soie. Les changements du mode matériel de production et les changements correspondants dans les rapports sociaux de production sont la première cause de cette transgression démesurée qui réclame ensuite, pour lui faire équilibre, l'intervention sociale, laquelle, à son tour, limite et règle uniformément la journée de travail avec ses temps de repos légaux. Cette intervention ne se présente donc, pendant la première moitié du XIXe siècle, que comme législation exceptionnelle. À peine avait-elle conquis ce terrain primitif du mode de production nouveau, il se trouva, sur ces entrefaites, que non seulement beaucoup d'autres branches de production étaient entrées dans le régime de fabrique proprement dit, mais encore que des manufactures avec un genre d'exploitation plus ou moins suranné, telles que les verreries, les poteries, etc., des métiers de vieille roche, tels que la boulangerie, et enfin même les travaux à l'établi disséminés çà et là, tels que celui du cloutier, étaient tombés dans le domaine de l'exploitation capitaliste, tout aussi bien que la fabrique elle-même. La législation fut donc forcée d'effacer peu à peu son caractère exceptionnel, ou de procéder, comme en Angleterre, suivant la casuistique romaine, déclarant, d'après sa convenance, que n'importe quelle maison où l'on travaille est une fabrique (factory).
Secondement : l'histoire de la réglementation de la journée de travail dans quelques branches de la production, et, dans les autres branches, la lutte qui dure encore au sujet de cette réglementation, démontrent jusqu'à l'évidence que le travailleur isolé, le travailleur, en tant que vendeur « libre » de sa force de travail, succombe sans résistance possible, dès que la production capitaliste a atteint un certain degré. La création d'une journée de travail normale est par conséquent le résultat d'une guerre civile longue, opiniâtre et plus ou moins dissimulée entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. La lutte ayant commencé dans le domaine de l'industrie moderne, elle devait par conséquent être déclarée d'abord dans la patrie même de cette industrie, l'Angleterre. Les ouvriers manufacturiers anglais furent les premiers champions de la classe ouvrière moderne et leurs théoriciens furent les premiers qui attaquèrent la théorie du capital. Aussi le philosophe manufacturier, le docteur Ure, déclare-t-il que c'est pour la classe ouvrière anglaise une honte ineffaçable d'avoir inscrit sur ses drapeaux « l'esclavage des lois de fabrique », tandis que le capital combattait virilement pour « la liberté pleine et entière du travail. »

Notre travailleur, il faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », vis-à-vis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l'acheteur. L'affaire une fois conclue, il se découvre qu'il n'était point « un agent libre » ; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. Pour se défendre contre « le serpent de leurs tourments », il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur ; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par « contrat libre », eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort.
Le pompeux catalogue des « droits de l'homme » est ainsi remplacé par une modeste « grande charte » qui détermine légalement la journée de travail et « indique enfin clairement quand finit le temps que vend le travailleur, et quand commence le temps qui lui appartient ».

Note : « Un bienfait encore plus grand, c'est la distinction enfin clairement établie entre le temps propre de l'ouvrier et celui de son maître. L'ouvrier sait maintenant quand le temps qu'il a vendu finit, et quand commence celui qui lui appartient ; et cette connaissance le met à même de disposer d'avance de ses propres minutes suivant ses vues et projets. » (L.c., p.52.) « En constituant les ouvriers maîtres de leur propre temps, la législation manufacturière leur a donne une énergie morale qui les conduira un jour à la possession du pouvoir politique.» (L.c., p.47). Avec une ironie contenue et en termes très circonspects, les inspecteurs de fabrique donnent à entendre que la loi actuelle des dix heures n'a pas été sans avantages pour le capitaliste. Elle l'a délivré, jusqu'à un certain point, de cette brutalité naturelle qui lui venait de ce qu'il n'était qu'une simple personnification du capital et lui a octroyé quelque loisir pour sa propre éducation. Auparavant « le maître n'avait de temps que pour l'argent ; le serviteur que pour le travail ». (L.c., p 48.)

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