Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

lundi 11 novembre 2013

IV Temps (déjà) vécu et temps à vivre


Avec différents auteurs, il a déjà été question de la temporalité ou puissance de l'esprit à maintenir présent ce qui n'est plus ou bien envisager ce qui n'est pas encore, la distension de l'âme comme mémoire, attente et même comme attention actuelle.
L'analyse doit être poussée plus loin. Qu'est-ce que la mémoire ? Est-ce une faculté qui nous permet de stocker des idées, de retenir des informations, de conserver des évènements du passé ? Ou bien, est-ce, comme l'affirme Louis Lavelle dans "L'expérience du temps", une manière de porter un monde en soi, "une puissance dont je dispose et dont l'exercice ne connaît plus d'empêchement ni d'obstacle" à partir du moment où je la reconnais mienne ? Une puissance de liberté par conséquent !
"L'objet de la mémoire n'est pas de nous témoigner seulement qu'il y a des choses qui sont retombées à jamais au néant. C'est de leur donner la vie même pour laquelle elles sont faites, une vie spirituelle qui ne commence que lorsqu'elles ne sont plus."
Le vécu n'est pas une réalité monolithique, une masse de faits inertes, morts pour moi. La mémoire n'est pas une sorte de réserve où s'entassent des vécus et des traces du passé. Mais c'est, sous la modalité des souvenirs vivants comme du moment présent, le résultat d'un travail de mise en forme, d'une vie de l'esprit toujours active.
Le vécu fait partie de notre passé ou va en faire partie. Écoutons encore Lavelle préciser la nature de ce temps révolu : "il est bien vrai que le passé est un accomplissement, mais quand une chose est accomplie, loin de dire qu'elle n'est plus rien, il faut dire qu'elle cesse d'apparaître, mais qu'elle commence à être". Suivant une opération dialectique, le vécu ne cesse de disparaître pour pouvoir réapparaître. Finalement, c'est un gain pour moi, non une perte !

Étude détaillée du texte de Lavelle

L'éternité évoquée en début et fin du texte, d'abord un peu mystérieusement « le temps sans s'abolir se dénoue pourtant dans l'éternité », puis en faisant jouer l'opposition de deux formes d'éternité, celle des choses – du donné une fois pour toute, l'irréversible – et celle de la liberté, conçue comme libre arbitre inaltérable, comme possibilité de toujours pouvoir donner une signification aux choses.

  • Trois moments dans cette argumentation. Les repérer.
  • En disant que « C'est une erreur bien grave de penser que le propre du passé, c'est de sauvegarder sous une forme décolorée un vestige d'un présent aboli » contre quelles attitudes nous met-il en garde ? à quels comportements ou à quels sentiments nous encourage-t-il ?
  • Discuter le paradoxe comme quoi l'esprit n'est rien mais est tout.
  • Justifier l'affirmation finale « La mémoire nous fait assister à l'entrée du temps dans l'éternité » en reprenant l'exemple donné (les horreurs de la guerre) ou en produisant d'autres illsutrations.


a) Notre vécu ou nos souvenirs

Précisons encore cette vie de l'esprit en faisant fonctionner quelques oppositions usuelles.

(Ou bien, pour avoir un point de vue plus informé et plus objectif, écoutons les émissions de Jean-Claude Ameisen sur la vie de l'esprit, intitulées Sur les épaules de Darwin.
... pas toutes ces émissions, bien sûr, mais au moins quelques unes, "Comme de longs échos", ou "La tapisserie tout entière").

Distinction de deux types de mémoire

D'abord il faut reconnaître que la mémoire contient différentes sortes de souvenirs, que tout ou presque oppose. Il existe une mémoire de l'acte, du geste effectué, mémoire du corps, dont nous venons de parler avec Jean-François Billeter, Un Paradigme, qui n'a évidemment rien à voir avec la mémorisation d'un cours en vue d'un devoir. S'opposent la mémoire qui est en nous, et peut-être même qui est "nous" puisqu'elle nous constitue comme personne et la mémoire que nous avons, comme instrument de travail, dont nous pouvons accroître les capacités par l'usage.

Quelques observations permettent de préciser les choses.
Il peut m'arriver de dire des choses comme "je me souviens que Brutus a tué César"... lors d'une partie de Trivial Pursuit par exemple. Je veux bien sûr dire que j'ai retrouvé en ma mémoire cet évènement historique appris des années auparavant en cours d'histoire. Mais je n'ai évidemment pas connu César ou Brutus, ni vécu l'assassinat !
Ces souvenirs du type "je me souviens que X" sont des souvenirs factuels. Nous en avons une quantité énorme à notre disposition et nous les utilisons ou exploitons tout au long de notre journée. Or ces souvenirs sont particuliers. Remarquons par exemple qu'ils ne concernent pas nécessairement que le passé ! Soudainement je me souviens que j'ai un rendez-vous chez le dentiste demain... le souvenir est certes celui du fait que j'ai effectivement pris un rendez-vous. Mais il concerne quelque chose qui n'est pas encore arrivé.
Il peut m'arriver de dire quelque chose comme "Je me souviens de Bernard quand il était enfant". Il existe donc aussi d'autres souvenirs correspondant au temps vécu, au temps que j'ai moi-même déjà vécu. Ce sont des souvenirs qui constituent notre autobiographie. Ils peuvent être émotionnellement colorés, teintés de regrets ou de reconnaissance, mais ce n'est pas absolument nécessaire.
Avec Jérôme Dokic on peut les appeler des souvenirs épisodiques. Ils sont du type "je me souviens de X". "Je me souviens d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître" Charles Aznavour. Je me souviens de mon voyage au Pérou. On se souvient de lieux et de personnes, de toute sorte de choses...

Si la distinction entre souvenirs factuels et souvenirs épisodiques semble s'imposer, en droit, elle demeure en fait problématique pour chacun de nous. En effet, nous souvenons-nous réellement de vacances vécues dans la petite enfance ? Ou bien nous souvenant très confusément d'elles, nous souvenons nous que nous sommes partis chaque année à la mer – parce que depuis on nous l'a maintes fois rappelé – et que nous faisions du camping – parce que de temps à autre nous ouvrons l'album de photographies où s'entassent ces souvenirs du camping !
Où commence et où finit la mémoire épisodique, la "vraie mémoire de ce que j'ai vécu" ?
C'est une question troublante. Ne sais-je pas ce que j'ai vécu ? Toute une part de ma vie est sans vécu dont me souviens directement, mais qui est bien plus faite de souvenirs factuels qu'épisodiques. Parce que le récit que je peux m'en faire intègre bien d'autres mémoires que la mienne !

Opposition des souvenirs volontaires et involontaires

Il s'agit de l'opposition proustienne par excellence. Cf. ce qu'en dit Marcel Proust lui-même, dans un entretien paru dans le journal Le Temps (1913) :
« Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle. »

Dans cette œuvre monumentale qu'est la Recherche du temps perdu, Proust (qui n'est pas le narrateur!) fait effectivement jouer l'alternance de deux types irréductibles de souvenirs, ceux qui sont liés à notre "mémoire volontaire" et ceux qui proviennent de la "mémoire involontaire". En quoi est-ce une distinction fondamentale ? La mémoire volontaire (mémoire de l'intelligence) est celle qui permet de rappeler une sélection de sensations du passé, comme elles se sont présenté dans le temps. Le souvenir nous revient alors dans sa vérité objective. L'intelligence ordonne les moments, sélectionne ce qui est important, travaille la mémoire en termes logiques. Elle ne peut donc absolument pas re-cueillir l'ensemble de sentiments qui furent éprouvés, les nuances émotionnelles qui ont rendu vivant tel événement. La mémoire involontaire (pure mémoire des sens, souvent liée à l'odorat mais pas exclusivement), au contraire, est primitive, instinctive. C'est celle qui restitue le passé à partir d'une sensation fortuite, qui nous peut venir de n'importe quel objet (dans le texte célèbre d'Un amour de Swann, par exemple, la "madeleine" de l'enfance à Combray). Cela nous permet de sentir avec instantanéité ce passé-là, lequel revit vraiment comme s'il arrivait en ce moment-là.

Proust soutient que la réminiscence involontaire nous donne une immense joie parce que, de cette façon, un moment de notre vie se manifeste dans sa soustraction à la condamnation du temps. Mieux, l'événement ré-apparaît dans son vrai sens, non pas lié aux impressions du moment déjà vécu, car alors son sens avait pu nous échapper ! Pour qui donc il est important de manger une madeleine au moment où on la mange ? Le véritable sens de l'événement, comme expérience sensible, est postérieur à lui. Il suppose donc une reprise, lors de laquelle il revient à l'esprit et trouve le sens qui nous avait échappé !
C'est donc moins par la grâce du récit lui-même (sa puissance de dévoilement des apparences) ou bien encore par la restitution intelligente des rapports humains dans leur ambivalence que La recherche du temps perdu se termine avec une victoire sur le temps ; mais seulement par l'espèce de miracle qu'est le souvenir involontaire, autre et véritable forme de grâce, quand des moments qui ont été vécus, fugacement, imparfaitement, sont alors transportés sur le plan d'une vérité idéale, incorruptible.

Proust expose ainsi son projet littéraire :
« Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous, le passé, et nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit "Je" et qui n'est pas moi, retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village, et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé.
Voyez-vous, ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls la griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli. »


Hier et jadis, deux rapports au passé divergents

Ce petit mot de la langue française, « jadis », mérite toute notre attention, en ce qu'il renvoie au passé mais pas n'importe comment, plutôt en suggérant une foule de choses liées à l'idée d'éloignement. Jadis, c'est le temps lointain, il y a bien des décennies ou même des siècles, le temps "lontan" du créole...
Le temps jadis est ainsi non pas le simple passé, mais le passé qui aurait précédé ce simple passé dont on se souvient encore très bien. Si cela était possible, sans contradiction, ce serait le passé dont nul ne se souvient encore ! Jadis, c'est ainsi le temps non de l'histoire mais des légendes, des histoires, des contes. C'est en ce temps qu'"il était une fois..." ! Autrefois, sans doute quand ont eu lieu certaines choses, quand la terre était plus jeune mais aussi dans notre imagination. Si on ne peut pas préciser exactement de quelle époque il s'agit et si ce temps défie la mémoire, c'est qu'il est partiellement ou totalement fictif... ou fictionnel !
C'est jadis que Jason conquiert la toison d'or. Que Tristan aime Yseut ! Que le baron de Münchausen réalise ses terribles aventures !
Et mieux vaut utiliser comme temps le présent de l'indicatif que le passé, car ce jadis ne serait rien sans le lecteur qui l'actualise, lui redonne une vie l'instant d'une lecture.

Pour aller plus loin, écoutons Philippe Forest, "Alice" (collection M-éditer, 2004)
Entre autres, pour y retrouver une belle citation de Pascal Quignard, pour qui le jadis serait "le temps d'avant le temps, celui qui précède le début, se tient à la limite du jamais survenu et qui pour cette raison même ne rencontre jamais le passé."
Et, surtout, pour considérer le temps des légendes et contes. Temps qui peut être défini comme ce qui appelle de notre part non pas une volonté de croire mais un désir de faire semblant de croire (volonté du "let's pretend" de Lewis Carroll) ce temps an-historique étant celui qui demeure alors que tout est disparu.
Comme le chat de Cheshire !
«Voudriez- vous m'indiquer le chemin que je dois prendre pour sortir d'ici ? » demanda Alice.
Et le Chat du Ches
hire lui dit quel chemin il lui fallait prendre si elle voulait rendre visite au Chapelier,et quel autre si elle désirait se rendre chez le Lièvre de Mars. « Ils sont fous tous les deux! » ajouta le Chat. Et le Chat disparut alors, tout comme la flamme d'une bougie quand elle s'éteint.
Alice prit donc le chemin qui menait chez le Lièvre de Mars. Et tandis qu'elle cheminait, le Chat reparut ! Et elle lui expliqua qu'elle n'aimait pas sa façon d'apparaître et de disparaître si vite.
Cette fois, le Chat disparut donc très lentement, en commençant par la queue et en finissant par le sourire. N'était-ce pas là une chose étrange, qu'un Sourire de Chat sans aucun Chat ? Est-ce que vous aimeriez en voir un ?

b) Temporalisation, conscience de la fuite du temps

Dramatisation du cours du temps en fuite du temps, comme peau de chagrin. Image du sablier. En bas le temps déjà vécu, de plus en plus, et en haut le temps qui reste à vivre, de moins en moins.
Ernst Jünger, Traité du sablier (1954, pp. 188-189) :
« (…) toutes les manières de mesurer le temps sont nécessairement des séries qui mènent au néant et à l'ombre, sont de nature dévorante. Toute horloge s'arrête, toute aiguille retombe, toute cloche est réduite au silence.
Mais c'est surtout quand nous mesurons l'heure au sable que son passage prend une force de symbole particulière, cependant que la substance terrestre s'écoule et que s'use l'enveloppe temporelle dont nous sommes faits. La poussière retourne à la poussière, sable, terre, cendre que nous jetons dans la tombe, pour un dernier salut.
Quand nous voyons ruisseler la poignée de sable rouge dans son vêtement fragile, nous découvrons les délices de la fugacité, et la fugacité de nos délices. Et nos pensées ne peuvent que s'éveiller et se mettre en quête de l'impérissable. »

Soulignons l'importance des objets matériels qui disent le passage du temps.
Une horloge. Un sablier (dans la cuisine, pour la cuisson des œufs à la coque ou lors d'une partie de "Dessinez, c'est gagné") . Voici les objets de la mesure du temps auxquels nous sommes habitués.
Un cadran solaire. Un "notre Père" à réciter. Voilà d'autres possibilités de mesure, qui sont tombées en désuétude.
Une demi noix de coco percée qui flotte dans une bassine... comme en Birmanie, chez les artisans producteurs de feuilles d'or !

La conscience du temps vécu, c'est donc surtout la conscience de flux, d'échanges, de passages réels et non pas purement imaginaires. C'est donc la conscience de choses concrètes. Conscience qu'une personne prend de certains objets qui changent (variation de l'identité qualitative, maintien de la mêmeté) et restent les mêmes (maintien de l'identité numérique, capacité de l'ipséité à évoluer dans la durée) dans le temps. Lors de la fuite du temps.
À cette condition – et à elle seule – c'est aussi la conscience de la fin de toute chose, dont elle-même comme point de vue sur le monde, corrélat du monde. D'où l'idée d'un temps destructeur, qui emporte tout sur son passage, cause la ruine des civilisations et creuse les rides du visage, érode les montagnes et use les moteurs. Parce que la montagne est personnifiée... c'est un corps qui s'écroule. Parce que les rides du visage sont celles d'une personnes qui maintient son être moral dans la durée contre vents et marées, ce sont des épreuves du temps. De sont de belles rides qui disent le triomphe de l'âme sur la matière. Ce sont des rides qui nous effraient, signalant la déchéance de la personne elle-même dont la ruine extérieure se fait voir à l'intérieur. D'où un temps du passage et de la disparition de l'être dans le non-être qui n'affecte peut-être pas toute chose, pas la matière, pas les atomes, mais toute personne, toute forme de vie organisée, tout composé d'atomes...

Les trois idées essentielles de Marcel Conche, La mort et la pensée (éd. De Mégare, 1974):

1- Une certitude. Nous savons que nous mourrons et que nous n’y pouvons rien ; sentiment d’impuissance insurmontable qui met à égalité tous les humains et rend dérisoires les appétits de puissance

2- Une responsabilité : être responsable de toute sa vie, du premier au dernier instant. Nous ne savons pas ce que cela veut dire – la mort – ce qui signifie aussi que nous ne savons pas ce que signifie la vie ; vivant, ma vie est orientée par ma nature (à la fois de l’inné et de l’acquis) avec une insatisfaction permanente, suis-je bien orienté dans cette vie ? Questionnement lié à ma liberté : être libre = je me donne forme, condition de la pensée, s’appuyant sur la raison = je donne à ma vie la forme du tout (pages 43 à 46).

3- Un mystère. Nul homme ne saura jamais ce qu'est la mort, mais, même si l’homme ne connaîtra jamais le sens de la mort, donc aussi celui de la vie, il pense toutefois et pensant, construisant une pensée personnelle, il construit sa philosophie de la vie.


Le temps vécu doit donc être compris comme dimension du périssable !
Comment faire face ? Trois attitudes sont à prendre en compte. Comment se sauver et contrôler la peur de la mort, s'en libérer si possible. Trois ou deux attitudes plus une, très différente des deux premières et peut-être incompatible avec elles.
Les deux attitudes (qu'on peut qualifier d'archaïques) face à la mort, qu'on peut juger raisonnable ou sage. Avoir une descendance ; être héroïque, et rester dans les mémoires. La seconde attitude est illustrée par Achille : mieux vaut mourir jeune et couvert de gloire que vieux et destiné à l'oubli !

Une troisième attitude de mortel, fondée sur l'espérance, sur l'amour compris comme sentiment immortel. Par exemple, aimer quelqu'un "en Dieu", comme Augustin au moment du décès de sa mère, Monique. Une nouvelle doctrine du salut, basée sur la religion "magique" et non sur la philosophie consolante par la seule force de la raison.

La philosophie, se définissant comme la possibilité de se sauver des peurs qui empêchent la vie bonne ! Peurs réelles (identifiables et réelles, réaction au danger), peurs sociales (liées à son éducation, à ce qu'on voudrait paraître), peurs imaginaires (causées par une illusion, un désir vain).
Revenons de manière critique à cette idée initiale d'un temps qui causerait la mort, qui produirait la destruction des personnes. Idée d'une peur qui ferai peur. Bien sûr, il s'agit d'un usage abusif de l'attribution du caractère destructeur au Temps, car en réalité ce sont les phénomènes qui se produisent dans le temps qui produisent du changement, qui détruisent... et toujours créent quelque chose d'autre, en reprenant le raisonnement d'Epicure (rien ne naît de rien, rien ne retourne au néant) ou bien la belle idée du chimiste Lavoisier, "Rien ne se crée, tout se transforme".
La mort est-ce une fin ou bien un passage ?

Lucrèce, De la nature, livre I

La forme est périssable et l'atome éternel.
Pour que la mort détruise et décompose l'être
Il faut qu'un coup le broie ou qu'un choc le pénètre.
Et si le temps livrait à l'absolu néant
Les débris dispersés dans son gouffre béant,
Où prendrait-il de quoi renouveler le monde ?
De quoi perpétuer ce que Vénus féconde ;
De quoi repaître enfin par un constant retour
Les races que la terre appelle et rend au jour ?
Où le fleuve rapide et la libre fontaine
Puiseraient-ils de l'eau pour la mer toujours pleine ?

Rouiller, c'est échanger du fer contre de l'oxyde ; ce n'est pas l'action d'une force qui tendrait à faire purement et simplement disparaître le fer ! Il y a une illusion très puissante et angoissante du temps destructeur. Puissance dévastatrice qui anéantit pour un sujet donné la joie de vivre. Puissance qui saperait même la raison de vivre... les choses que nous vivons, les rencontres que nous faisons, les relations dans lesquelles nous nous investissons, tout serait voué à se nier ou bien à se renier. Rien ne pourrait résister au temps. Par conséquent l'absurdité de ma présence au monde pourrait m'être révélée à tout moment, à condition que j'ai le courage d'affronter la vérité en face !

Ainsi la confession de Benjamin Constant correspond à quelque chose que nous pouvons tous éprouver : la mort ne fait pas disparaître que la vie mais aussi l'idée que la vie a du sens, conserve un sens malgré sa brièveté.

À quoi pourrais-je me rattraper pour vaincre l'absurde ? À une philosophie du présent ! Amor fati, dira Nietzsche, amour du réel tel qu'il est ! Détachement du réel tel qu'on voudrait qu'il soit, tout simplement car ce n'est pas le réel, le réel idiot, unique, nécessaire. La nature des choses.
Une sagesse comme celle des Stoïciens qui est une discipline constante, s'habituer à considérer toute chose comme fragile et périssable. Embrasser sa fille, comme Epictète, et se dire, pour se réconcilier avec le monde, accepter l'ordre cosmique comme absolue nécessité, qu'elle peut mourir demain. Ne pas espérer qu'elle échappera au sort universel !
Se rattacher en sus à quelle chose qui résiste au temps ? Le plus simple semble de convoquer la notion de cycle ou de logos (harmonie du monde). Il y aurait un cycle du monde, un cycle de la vie, pour moi-même et pour toute chose. Dans la nature régneraient partout des systèmes, organisant un perpétuel échange entre le bas et le haut, l'inerte et le vivant. Un cosmos. Un monde fait d'événements qui se répètent et qui ont du sens, de la beauté du fait de cette régularité ou perfection divine. Certes, un cosmos éternel... mais peut-être avec l'idée d'entropie, comme dégradation irréversible de l'énergie, comme usure des choses en mouvement ou obsolescence des choses organisées.

La conscience a naturellement tendance à projeter et à fantasmer... Elle est lestée d'un inconscient ! Ici la divinisation du temps joue bien davantage que la réification (cas de la métaphore du fleuve). Le Temps devient Chronos ou Kronos, terrible divinité chronophage, Ananké, nécessité, Némésis, vengeance, Parques, cruauté gratuite. Roue du destin, Juggernaut, qui écrase les êtres vivants et fait même disparaître des mondes entiers.
Le temps de la conscience est vécu comme un "je ne sais quoi". Il est sans être vraiment ce qu'il a l'air d'être. Il est disparaissant et toujours renaissant. Il est destructeur et créateur. Il est passage éternel et jamais mouvement, se conservant lui-même à l'infini. Il est fondamentalement contradictoire car réflexif !

Pour l'être conscient de son existence, le fleuve du temps est en quelque sorte le milieu dans lequel se déploie la vie. Il est cet horizon de la mort qui est pour l'être humain, jeune ou vieux, brave ou lâche, très conscient ou passablement inconscient de l'inéluctabilité du terme de la vie, l'angoisse par excellence. La mort est effrayante et angoissante.
L'horizon en général est d'ailleurs en soi une belle illustration de ce caractère contradictoire du temps que nous venons d'évoquer. Plus on se rapproche de ce qu'il y a pour nous à l'horizon, plus l'horizon s'éloigne de nous ! Je sais bien que je suis mortel. Mais je ne sais pas quand je vais mourir. Il n'y a pas de rendez-vous fixé avec la Mort. Je ne sais pas quand je vais mourir, dans quinze ans, dans quinze heures, mais je continue à vivre comme si j'étais immortel ! Car je sais sans savoir... je connais la mort, mais la mort des autres que je vois mourir ; je n'arrive pas à reconnaître ma mort.
Le temps est marqué du sceau de la nécessité. Pour chacun d'entre nous le temps est irréversible, irrévocable.
Le sens de ces deux mots se recoupe mais diffère. Vladimir Jankélévitch a étudié en détail chacune des notions. Deux extraits pour donner envie de lire ou d'écouter ce grand philosophe :
L'Irréversible et la nostalgie : "L’homme voudrait, restant dans le temps, garder tous les avantages et toutes les commodités de la réversibilité dans l’espace" (chapitre I). "Le charme d’un passé irréversible inquiète la conscience autant qu’il l’envoûte" (chapitre III).

En faisant intervenir la conscience dans nos réflexions sur le temps, nous clarifions certaines choses, l'être paradoxal du temps qui pour être réel n'est pas tangible, et pouvons prendre en considération d'autres choses, notre horizon temporel, à commencer par ses bornes de la naissance et de la mort.  

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