Avec
différents auteurs, il a déjà été question de la temporalité ou
puissance de l'esprit à maintenir présent ce qui n'est plus ou bien
envisager ce qui n'est pas encore, la distension de l'âme comme
mémoire, attente et même comme attention actuelle.
L'analyse
doit être poussée plus loin. Qu'est-ce que la mémoire ? Est-ce une
faculté qui nous permet de stocker des idées, de retenir des
informations, de conserver des évènements du passé ? Ou bien,
est-ce, comme l'affirme Louis Lavelle dans "L'expérience du
temps", une manière de porter un monde en soi, "une
puissance dont je dispose et dont l'exercice ne connaît plus
d'empêchement ni d'obstacle" à partir du moment où je la
reconnais mienne ? Une puissance de liberté par conséquent !
"L'objet
de la mémoire n'est pas de nous témoigner seulement qu'il y a des
choses qui sont retombées à jamais au néant. C'est de leur donner
la vie même pour laquelle elles sont faites, une vie spirituelle qui
ne commence que lorsqu'elles ne sont plus."
Le vécu
n'est pas une réalité monolithique, une masse de faits inertes,
morts pour moi. La mémoire n'est pas une sorte de réserve où
s'entassent des vécus et des traces du passé. Mais c'est, sous la
modalité des souvenirs vivants comme du moment présent, le résultat
d'un travail de mise en forme, d'une vie de l'esprit toujours active.
Le vécu
fait partie de notre passé ou va en faire partie. Écoutons
encore Lavelle préciser la nature de ce temps révolu : "il
est bien vrai que le passé est un accomplissement, mais quand une
chose est accomplie, loin de dire qu'elle n'est plus rien, il faut
dire qu'elle cesse d'apparaître, mais qu'elle commence à être".
Suivant une opération dialectique, le vécu ne cesse de disparaître
pour pouvoir réapparaître. Finalement, c'est un gain pour moi, non
une perte !
Étude
détaillée du texte de Lavelle
L'éternité
évoquée en début et fin du texte, d'abord un peu mystérieusement
« le temps sans s'abolir se dénoue pourtant dans
l'éternité », puis en faisant jouer l'opposition de deux
formes d'éternité, celle des choses – du donné une fois pour
toute, l'irréversible – et celle de la liberté, conçue comme
libre arbitre inaltérable, comme possibilité de toujours pouvoir
donner une signification aux choses.
- Trois moments dans cette argumentation. Les repérer.
- En disant que « C'est une erreur bien grave de penser que le propre du passé, c'est de sauvegarder sous une forme décolorée un vestige d'un présent aboli » contre quelles attitudes nous met-il en garde ? à quels comportements ou à quels sentiments nous encourage-t-il ?
- Discuter le paradoxe comme quoi l'esprit n'est rien mais est tout.
- Justifier l'affirmation finale « La mémoire nous fait assister à l'entrée du temps dans l'éternité » en reprenant l'exemple donné (les horreurs de la guerre) ou en produisant d'autres illsutrations.
a) Notre vécu ou nos
souvenirs
Précisons encore cette
vie de l'esprit en faisant fonctionner quelques oppositions usuelles.
(Ou bien, pour avoir un
point de vue plus informé et plus objectif, écoutons les émissions
de Jean-Claude Ameisen sur la vie de l'esprit, intitulées Sur les
épaules de Darwin.
... pas toutes ces
émissions, bien sûr, mais au moins quelques unes, "Comme de
longs échos", ou "La tapisserie tout entière").
Distinction de
deux types de mémoire
D'abord il faut
reconnaître que la mémoire contient différentes sortes de
souvenirs, que tout ou presque oppose. Il existe une mémoire de
l'acte, du geste effectué, mémoire du corps, dont nous venons de
parler avec Jean-François Billeter, Un Paradigme, qui n'a évidemment rien à voir avec la
mémorisation d'un cours en vue d'un devoir. S'opposent la mémoire
qui est en nous, et peut-être même qui est "nous"
puisqu'elle nous constitue comme personne et la mémoire que nous
avons, comme instrument de travail, dont nous pouvons accroître les
capacités par l'usage.
Quelques observations
permettent de préciser les choses.
Il peut m'arriver de dire
des choses comme "je me souviens que Brutus a tué César"...
lors d'une partie de Trivial Pursuit par exemple. Je veux bien
sûr dire que j'ai retrouvé en ma mémoire cet évènement
historique appris des années auparavant en cours d'histoire. Mais je
n'ai évidemment pas connu César ou Brutus, ni vécu l'assassinat !
Ces souvenirs du type "je
me souviens que X" sont des souvenirs factuels. Nous en avons
une quantité énorme à notre disposition et nous les utilisons ou
exploitons tout au long de notre journée. Or ces souvenirs sont
particuliers. Remarquons par exemple qu'ils ne concernent pas
nécessairement que le passé ! Soudainement je me souviens que j'ai
un rendez-vous chez le dentiste demain... le souvenir est certes
celui du fait que j'ai effectivement pris un rendez-vous. Mais il
concerne quelque chose qui n'est pas encore arrivé.
Il peut m'arriver de dire
quelque chose comme "Je me souviens de Bernard quand il était
enfant". Il existe donc aussi d'autres souvenirs correspondant
au temps vécu, au temps que j'ai moi-même déjà vécu. Ce sont des
souvenirs qui constituent notre autobiographie. Ils peuvent être
émotionnellement colorés, teintés de regrets ou de reconnaissance,
mais ce n'est pas absolument nécessaire.
Avec Jérôme Dokic on
peut les appeler des souvenirs épisodiques. Ils sont du type "je
me souviens de X". "Je me souviens d'un temps que les
moins de vingt ans ne peuvent pas connaître" Charles
Aznavour. Je me souviens de mon voyage au Pérou. On se souvient de
lieux et de personnes, de toute sorte de choses...
Si la distinction entre
souvenirs factuels et souvenirs épisodiques semble s'imposer, en
droit, elle demeure en fait problématique pour chacun de nous. En
effet, nous souvenons-nous réellement de vacances vécues dans la
petite enfance ? Ou bien nous souvenant très confusément d'elles,
nous souvenons nous que nous sommes partis chaque année à la mer –
parce que depuis on nous l'a maintes fois rappelé – et que nous
faisions du camping – parce que de temps à autre nous ouvrons
l'album de photographies où s'entassent ces souvenirs du camping !
Où commence et où finit
la mémoire épisodique, la "vraie mémoire de ce que j'ai vécu"
?
C'est une question
troublante. Ne sais-je pas ce que j'ai vécu ? Toute une part de ma
vie est sans vécu dont me souviens directement, mais qui est bien
plus faite de souvenirs factuels qu'épisodiques. Parce que le récit
que je peux m'en faire intègre bien d'autres mémoires que la mienne
!
Opposition des souvenirs volontaires et involontaires
Il s'agit de l'opposition
proustienne par excellence. Cf. ce qu'en dit Marcel Proust lui-même,
dans un entretien paru dans le journal Le Temps (1913) :
« Mon
œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire
et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure
pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par
elle. »
Dans cette
œuvre monumentale qu'est la Recherche du temps perdu, Proust
(qui n'est pas le narrateur!) fait effectivement jouer l'alternance
de deux types irréductibles de souvenirs, ceux qui sont liés à
notre "mémoire volontaire" et ceux qui proviennent de la
"mémoire involontaire". En quoi est-ce une distinction
fondamentale ? La mémoire volontaire (mémoire de
l'intelligence) est celle qui permet de rappeler une sélection de
sensations du passé, comme elles se sont présenté dans le temps.
Le souvenir nous revient alors dans sa vérité objective.
L'intelligence ordonne les moments, sélectionne ce qui est
important, travaille la mémoire en termes logiques. Elle ne peut
donc absolument pas re-cueillir l'ensemble de sentiments qui furent
éprouvés, les nuances émotionnelles qui ont rendu vivant tel
événement. La mémoire involontaire (pure mémoire des sens,
souvent liée à l'odorat mais pas exclusivement), au contraire, est
primitive, instinctive. C'est celle qui restitue le passé à partir
d'une sensation fortuite, qui nous peut venir de n'importe quel objet
(dans le texte célèbre d'Un amour de Swann, par exemple, la
"madeleine" de l'enfance à Combray). Cela nous permet de
sentir avec instantanéité ce passé-là, lequel revit vraiment
comme s'il arrivait en ce moment-là.
Proust soutient que la réminiscence involontaire nous donne une immense joie parce que, de cette façon, un moment de notre vie se manifeste dans sa soustraction à la condamnation du temps. Mieux, l'événement ré-apparaît dans son vrai sens, non pas lié aux impressions du moment déjà vécu, car alors son sens avait pu nous échapper ! Pour qui donc il est important de manger une madeleine au moment où on la mange ? Le véritable sens de l'événement, comme expérience sensible, est postérieur à lui. Il suppose donc une reprise, lors de laquelle il revient à l'esprit et trouve le sens qui nous avait échappé !
C'est donc
moins par la grâce du récit lui-même (sa puissance de dévoilement
des apparences) ou bien encore par la restitution intelligente des
rapports humains dans leur ambivalence que La recherche du temps
perdu se termine avec une victoire sur le temps ; mais
seulement par l'espèce de miracle qu'est le souvenir involontaire,
autre et véritable forme de grâce, quand des moments qui ont été
vécus, fugacement, imparfaitement, sont alors transportés sur le
plan d'une vérité idéale, incorruptible.
Proust
expose ainsi son projet littéraire :
« Pour
moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de
l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces
sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des
circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous,
le passé, et nous sentons combien ce passé était différent de ce
que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire
peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité.
Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui
raconte, qui dit "Je" et qui n'est pas moi, retrouver tout
d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût
d'une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans
doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ;
j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on
trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol,
s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages,
toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et
les bonnes gens du village, et leurs petits logis et l'église, et
tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité,
est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé.
Voyez-vous,
ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait
demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément
parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes,
attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls la
griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un
exact dosage de mémoire et d'oubli. »
Hier
et jadis, deux rapports au passé divergents
Ce petit mot de la langue française, « jadis », mérite
toute notre attention, en ce qu'il renvoie au passé mais pas
n'importe comment, plutôt en suggérant une foule de choses liées à
l'idée d'éloignement. Jadis, c'est le temps lointain, il y a bien
des décennies ou même des siècles, le temps "lontan" du
créole...
Le temps jadis est ainsi non pas le simple passé, mais le passé qui
aurait précédé ce simple passé dont on se souvient encore très
bien. Si cela était possible, sans contradiction, ce serait le passé
dont nul ne se souvient encore ! Jadis, c'est ainsi le temps non
de l'histoire mais des légendes, des histoires, des contes. C'est en
ce temps qu'"il était une fois..." ! Autrefois, sans doute
quand ont eu lieu certaines choses, quand la terre était plus jeune
mais aussi dans notre imagination. Si on ne peut pas préciser
exactement de quelle époque il s'agit et si ce temps défie la
mémoire, c'est qu'il est partiellement ou totalement fictif... ou
fictionnel !
C'est jadis que Jason conquiert la toison d'or. Que Tristan aime
Yseut ! Que le baron de Münchausen réalise ses terribles aventures
!
Et mieux vaut utiliser comme temps le présent de l'indicatif que le
passé, car ce jadis ne serait rien sans le lecteur qui l'actualise,
lui redonne une vie l'instant d'une lecture.
Pour aller plus loin, écoutons Philippe Forest, "Alice"
(collection M-éditer, 2004)
Entre autres, pour y retrouver une belle citation de Pascal Quignard,
pour qui le jadis serait "le temps d'avant le temps, celui
qui précède le début, se tient à la limite du jamais survenu et
qui pour cette raison même ne rencontre jamais le passé."
Et, surtout, pour considérer le temps des légendes et contes. Temps
qui peut être défini comme ce qui appelle de notre part non pas une
volonté de croire mais un désir de faire semblant de croire
(volonté du "let's pretend" de Lewis Carroll) ce
temps an-historique étant celui qui demeure alors que tout est
disparu.
Comme le chat de Cheshire !
«Voudriez-
vous m'indiquer le chemin que je dois prendre pour sortir d'ici ?
» demanda Alice.
Et le Chat du Cheshire lui dit quel chemin il lui fallait prendre si elle voulait rendre visite au Chapelier,et quel autre si elle désirait se rendre chez le Lièvre de Mars. « Ils sont fous tous les deux! » ajouta le Chat. Et le Chat disparut alors, tout comme la flamme d'une bougie quand elle s'éteint.
Alice prit donc le chemin qui menait chez le Lièvre de Mars. Et tandis qu'elle cheminait, le Chat reparut ! Et elle lui expliqua qu'elle n'aimait pas sa façon d'apparaître et de disparaître si vite.
Cette fois, le Chat disparut donc très lentement, en commençant par la queue et en finissant par le sourire. N'était-ce pas là une chose étrange, qu'un Sourire de Chat sans aucun Chat ? Est-ce que vous aimeriez en voir un ?
Et le Chat du Cheshire lui dit quel chemin il lui fallait prendre si elle voulait rendre visite au Chapelier,et quel autre si elle désirait se rendre chez le Lièvre de Mars. « Ils sont fous tous les deux! » ajouta le Chat. Et le Chat disparut alors, tout comme la flamme d'une bougie quand elle s'éteint.
Alice prit donc le chemin qui menait chez le Lièvre de Mars. Et tandis qu'elle cheminait, le Chat reparut ! Et elle lui expliqua qu'elle n'aimait pas sa façon d'apparaître et de disparaître si vite.
Cette fois, le Chat disparut donc très lentement, en commençant par la queue et en finissant par le sourire. N'était-ce pas là une chose étrange, qu'un Sourire de Chat sans aucun Chat ? Est-ce que vous aimeriez en voir un ?
b)
Temporalisation, conscience de la fuite du temps
Dramatisation
du cours du temps en fuite du temps, comme peau de chagrin. Image du
sablier. En bas le temps déjà vécu, de plus en plus, et en haut le
temps qui reste à vivre, de moins en moins.
Ernst
Jünger, Traité du sablier (1954, pp. 188-189) :
« (…)
toutes les manières de mesurer le temps sont nécessairement des
séries qui mènent au néant et à l'ombre, sont de nature
dévorante. Toute horloge s'arrête, toute aiguille retombe, toute
cloche est réduite au silence.
Mais
c'est surtout quand nous mesurons l'heure au sable que son passage
prend une force de symbole particulière, cependant que la substance
terrestre s'écoule et que s'use l'enveloppe temporelle dont nous
sommes faits. La poussière retourne à la poussière, sable, terre,
cendre que nous jetons dans la tombe, pour un dernier salut.
Quand
nous voyons ruisseler la poignée de sable rouge dans son vêtement
fragile, nous découvrons les délices de la fugacité, et la
fugacité de nos délices. Et nos pensées ne peuvent que s'éveiller
et se mettre en quête de l'impérissable. »
Soulignons
l'importance des objets matériels qui disent le passage du temps.
Une horloge. Un sablier
(dans la cuisine, pour la cuisson des œufs à la coque ou lors d'une
partie de "Dessinez, c'est gagné") . Voici les objets de
la mesure du temps auxquels nous sommes habitués.
Un cadran solaire. Un
"notre Père" à réciter. Voilà d'autres possibilités de
mesure, qui sont tombées en désuétude.
Une demi noix de coco
percée qui flotte dans une bassine... comme en Birmanie, chez les
artisans producteurs de feuilles d'or !
La conscience du temps
vécu, c'est donc surtout la conscience de flux, d'échanges, de
passages réels et non pas purement imaginaires. C'est donc la
conscience de choses concrètes. Conscience qu'une personne prend de
certains objets qui changent (variation de l'identité qualitative,
maintien de la mêmeté) et restent les mêmes (maintien de
l'identité numérique, capacité de l'ipséité à évoluer dans la
durée) dans le temps. Lors de la fuite du temps.
À
cette condition – et à elle seule – c'est aussi la conscience de
la fin de toute chose, dont elle-même comme point de vue sur le
monde, corrélat du monde. D'où l'idée d'un temps destructeur, qui
emporte tout sur son passage, cause la ruine des civilisations et
creuse les rides du visage, érode les montagnes et use les moteurs.
Parce que la montagne est personnifiée... c'est un corps qui
s'écroule. Parce que les rides du visage sont celles d'une personnes
qui maintient son être moral dans la durée contre vents et marées,
ce sont des épreuves du temps. De sont de belles rides qui disent le
triomphe de l'âme sur la matière. Ce sont des rides qui nous
effraient, signalant la déchéance de la personne elle-même dont la
ruine extérieure se fait voir à l'intérieur. D'où un temps du
passage et de la disparition de l'être dans le non-être qui
n'affecte peut-être pas toute chose, pas la matière, pas les
atomes, mais toute personne, toute forme de vie organisée, tout
composé d'atomes...
Les trois idées essentielles de
Marcel Conche, La mort et la pensée (éd. De Mégare,
1974):
1- Une certitude. Nous
savons que nous mourrons et que nous n’y pouvons rien ;
sentiment d’impuissance insurmontable qui met à égalité tous
les humains et rend dérisoires les appétits de puissance
2- Une responsabilité : être responsable de toute sa vie, du premier au dernier instant. Nous ne savons pas ce que cela veut dire – la mort – ce qui signifie aussi que nous ne savons pas ce que signifie la vie ; vivant, ma vie est orientée par ma nature (à la fois de l’inné et de l’acquis) avec une insatisfaction permanente, suis-je bien orienté dans cette vie ? Questionnement lié à ma liberté : être libre = je me donne forme, condition de la pensée, s’appuyant sur la raison = je donne à ma vie la forme du tout (pages 43 à 46). 3- Un mystère. Nul homme ne saura jamais ce qu'est la mort, mais, même si l’homme ne connaîtra jamais le sens de la mort, donc aussi celui de la vie, il pense toutefois et pensant, construisant une pensée personnelle, il construit sa philosophie de la vie. |
Le temps vécu doit donc
être compris comme dimension du périssable !
Comment faire face ?
Trois attitudes sont à prendre en compte. Comment se sauver et
contrôler la peur de la mort, s'en libérer si possible. Trois ou
deux attitudes plus une, très différente des deux premières et
peut-être incompatible avec elles.
Les deux attitudes (qu'on
peut qualifier d'archaïques) face à la mort, qu'on peut juger
raisonnable ou sage. Avoir une descendance ; être héroïque, et
rester dans les mémoires. La seconde attitude est illustrée par
Achille : mieux vaut mourir jeune et couvert de gloire que vieux et
destiné à l'oubli !
Une troisième attitude
de mortel, fondée sur l'espérance, sur l'amour compris comme
sentiment immortel. Par exemple, aimer quelqu'un "en Dieu",
comme Augustin au moment du décès de sa mère, Monique. Une
nouvelle doctrine du salut, basée sur la religion "magique"
et non sur la philosophie consolante par la seule force de la raison.
La philosophie, se
définissant comme la possibilité de se sauver des peurs qui
empêchent la vie bonne ! Peurs réelles (identifiables et réelles,
réaction au danger), peurs sociales (liées à son éducation, à ce
qu'on voudrait paraître), peurs imaginaires (causées par une
illusion, un désir vain).
Revenons de manière
critique à cette idée initiale d'un temps qui causerait la mort,
qui produirait la destruction des personnes. Idée d'une peur qui
ferai peur. Bien sûr, il s'agit d'un usage abusif de l'attribution
du caractère destructeur au Temps, car en réalité ce sont les
phénomènes qui se produisent dans le temps qui produisent du
changement, qui détruisent... et toujours créent quelque chose
d'autre, en reprenant le raisonnement d'Epicure (rien ne naît de
rien, rien ne retourne au néant) ou bien la belle idée du chimiste
Lavoisier, "Rien ne se crée, tout se transforme".
La mort est-ce une fin ou
bien un passage ?
Lucrèce, De la
nature, livre I
-
La forme est périssable et l'atome éternel.
Pour que la mort détruise et décompose l'être
Il faut qu'un coup le broie ou qu'un choc le pénètre.
Et si le temps livrait à l'absolu néant
Les débris dispersés dans son gouffre béant,
Où prendrait-il de quoi renouveler le monde ?
De quoi perpétuer ce que Vénus féconde ;
De quoi repaître enfin par un constant retour
Les races que la terre appelle et rend au jour ?
Où le fleuve rapide et la libre fontaine
Puiseraient-ils de l'eau pour la mer toujours pleine ?
Rouiller, c'est échanger
du fer contre de l'oxyde ; ce n'est pas l'action d'une force qui
tendrait à faire purement et simplement disparaître le fer ! Il y a
une illusion très puissante et angoissante du temps destructeur.
Puissance dévastatrice qui anéantit pour un sujet donné la joie de
vivre. Puissance qui saperait même la raison de vivre... les choses
que nous vivons, les rencontres que nous faisons, les relations dans
lesquelles nous nous investissons, tout serait voué à se nier ou
bien à se renier. Rien ne pourrait résister au temps. Par
conséquent l'absurdité de ma présence au monde pourrait m'être
révélée à tout moment, à condition que j'ai le courage
d'affronter la vérité en face !
Ainsi la confession de
Benjamin Constant correspond à quelque chose que nous pouvons tous
éprouver : la mort ne fait pas disparaître que la vie mais aussi
l'idée que la vie a du sens, conserve un sens malgré sa brièveté.
À
quoi pourrais-je me rattraper pour vaincre l'absurde ? À
une philosophie du présent ! Amor fati, dira
Nietzsche, amour du réel tel qu'il est ! Détachement du réel tel
qu'on voudrait qu'il soit, tout simplement car ce n'est pas le réel,
le réel idiot, unique, nécessaire. La nature des choses.
Une sagesse comme celle
des Stoïciens qui est une discipline constante, s'habituer à
considérer toute chose comme fragile et périssable. Embrasser sa
fille, comme Epictète, et se dire, pour se réconcilier avec le
monde, accepter l'ordre cosmique comme absolue nécessité, qu'elle
peut mourir demain. Ne pas espérer qu'elle échappera au sort
universel !
Se rattacher en sus à
quelle chose qui résiste au temps ? Le plus simple semble de
convoquer la notion de cycle ou de logos (harmonie du monde).
Il y aurait un cycle du monde, un cycle de la vie, pour moi-même et
pour toute chose. Dans la nature régneraient partout des systèmes,
organisant un perpétuel échange entre le bas et le haut, l'inerte
et le vivant. Un cosmos. Un monde fait d'événements qui se
répètent et qui ont du sens, de la beauté du fait de cette
régularité ou perfection divine. Certes, un cosmos éternel... mais
peut-être avec l'idée d'entropie, comme dégradation irréversible
de l'énergie, comme usure des choses en mouvement ou obsolescence
des choses organisées.
La conscience a
naturellement tendance à projeter et à fantasmer... Elle est lestée
d'un inconscient ! Ici la divinisation du temps joue bien davantage
que la réification (cas de la métaphore du fleuve). Le Temps
devient Chronos ou Kronos, terrible divinité chronophage, Ananké,
nécessité, Némésis, vengeance, Parques, cruauté gratuite. Roue
du destin, Juggernaut, qui écrase les êtres vivants et fait même
disparaître des mondes entiers.
Le temps de la conscience
est vécu comme un "je ne sais quoi". Il est sans être
vraiment ce qu'il a l'air d'être. Il est disparaissant et toujours
renaissant. Il est destructeur et créateur. Il est passage éternel
et jamais mouvement, se conservant lui-même à l'infini. Il est
fondamentalement contradictoire car réflexif !
Pour l'être conscient de
son existence, le fleuve du temps est en quelque sorte le milieu dans
lequel se déploie la vie. Il est cet horizon de la mort qui est pour
l'être humain, jeune ou vieux, brave ou lâche, très conscient ou
passablement inconscient de l'inéluctabilité du terme de la vie,
l'angoisse par excellence. La mort est effrayante et
angoissante.
L'horizon en général
est d'ailleurs en soi une belle illustration de ce caractère
contradictoire du temps que nous venons d'évoquer. Plus on se
rapproche de ce qu'il y a pour nous à l'horizon, plus l'horizon
s'éloigne de nous ! Je sais bien que je suis mortel. Mais je ne sais
pas quand je vais mourir. Il n'y a pas de rendez-vous fixé avec la
Mort. Je ne sais pas quand je vais mourir, dans quinze ans, dans
quinze heures, mais je continue à vivre comme si j'étais immortel !
Car je sais sans savoir... je connais la mort, mais la mort des
autres que je vois mourir ; je n'arrive pas à reconnaître ma mort.
Le temps est marqué du
sceau de la nécessité. Pour chacun d'entre nous le temps est
irréversible, irrévocable.
Le sens de ces deux mots
se recoupe mais diffère. Vladimir Jankélévitch a étudié en
détail chacune des notions. Deux extraits pour donner envie de lire
ou d'écouter ce grand philosophe :
L'Irréversible et la
nostalgie : "L’homme voudrait, restant dans le temps,
garder tous les avantages et toutes les commodités de la
réversibilité dans l’espace" (chapitre I). "Le
charme d’un passé irréversible inquiète la conscience autant
qu’il l’envoûte" (chapitre III).
En faisant intervenir la
conscience dans nos réflexions sur le temps, nous clarifions
certaines choses, l'être paradoxal du temps qui pour être réel
n'est pas tangible, et pouvons prendre en considération d'autres
choses, notre horizon temporel, à commencer par ses bornes de la
naissance et de la mort.
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