Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

dimanche 6 octobre 2013

Introduction de la troisième partie


III Instant et éternité

     En guise d'introduction, l'instant fécond

Découvrons l'idée telle que la véhicule Saïd Akl, un grand poète libanais :
« L’instant est le creuset, la matrice du temps.
Si l’homme ne produit pas, le temps n’existera pas.
Si l’homme produit, le temps devient espoir.
Il faut que chaque instant soit producteur de son temps
. »
(citation extraite des multiples citations recueillies par Bernard martial et publiées sur son site Le Cas'Nard, pour illustrer le thème du temps vécu :

Cette poésie opère un retournement philosophique.
Une idée commune des philosophes est que l'éternité est le temps véritable. C'est donc le creuset du temps. Logiquement, c'est de l'absolu que peut provenir le relatif. L'inverse est impensable, comme il est apparemment impensable de tirer le tout de la somme des parties et naturel d'affirmer que les parties tirent leur être du tout. C'est de l'Idée (le Beau) que proviennent les êtres qui participent de l'Idée (les belles choses). De même ce serait du temps absolu que découlerait le temps relatif. De l'éternité divine procéderait la vie des mortels, suivant un schéma de pensée platonicien ou néo-platonicien (l'idée de procession est à la base de la pensée de Plotin). Ce serait de l'éternité qui est définie comme la durée absolue que les instants que nous vivons tireraient leur être, qui n'est qu'un être accidentel, passager, qui ne dure pas et ne peut absolument pas durer.
L'idéalisme philosophique est relayé par la théologie. De l'Être provient toute chose dotée d'être. De Dieu ou du Créateur provient le temps des créatures, le temps du monde et le temps des hommes. La mort serait un passage, de ce monde-ci et de ce temps-ci à l'éternité. Parce que l'être humain est créature, parce qu'il a été créé, il est toute sa vie séparé de son Créateur. Il y a une séparation ontologique. La mort serait l'instant ultime de cette séparation, permettant le retour de la partie au tout, de l'âme humaine à la source de tout bien, à Dieu ou son « Royaume ».
Et cette forme de pensée passe dans la culture commune, récupérée par le sens commun. L'éternité est le temps qui est véritablement, le temps que nous vivons n'est qu'une apparence, une sorte de temps trompeur, incapable de maintenir les êtres dans leur être. Le temps est un passage, une succession ininterrompue d'instants. Les instants sont précieux, certes, mais si impermanents qu'il s faut se méfier de leur séduction, en particulier des rares bonheurs qu'ils peuvent apporter. Un pessimisme découle donc de cette représentation du temps basée sur l'éternité comme principe.

Le poème d'Akl apparaît par contraste comme fondamentalement optimiste. Le pivot du temps n'est pas l'inaccessible éternité mais l'instant présent, offert à chacun de nous... à tout instant !

Ne rêvons-nous pas en formulant ainsi notre pensée ? Sommes-nous, avec le poète, poussés à l'hybris, à la démesure, l'orgueil des créatures se prenant pour des créateurs?
Comment pourrait-il se faire que ce soit l'instant, la plus fine pointe du temps qui soit l'origine même du temps, ce qui le produise?

Reprenons notre lecture de la poésie. Méthodiquement.

a) Premier temps, repérage de ce qui dans ces vers est singulier, fait sens et peut donc être considéré comme problématique


Sémantiquement
Trois choses peuvent être repérées.

  • L'usage des deux termes "creuset" et "matrice"
  • L'usage final du possessif "son" temps
  • Les répétitions de termes ("instant", "temps", "homme" "produit" et "producteur") et l'absence du terme "éternité".


Formellement (versification, structure du propos, syntaxe, choix divers pour la formation des phrases)

  • Le chiasme temps – homme – homme – temps
  • L'usage des temps, au présent de l'ensemble du poème s'oppose le futur du deuxième vers "n'existera pas"



b) Deuxième temps. Commentaire, tentative d'interprétation

Commençons par ce qu'on peut tirer de la forme du poème. Le chiasme est une figure souvent utilisée. Ici il est particulièrement prononcé en raison du jeu des répétitions renforçant les effets de symétrie. Le temps encadre l'homme ou l'homme est au cœur du temps. La signification du premier vers est ainsi reprise et amendée : ce n'est pas l'instant lui-même qui, par lui-même, a des effets, c'est au contraire l'instant tel qu'il est vécu par des hommes.
L'usage du futur, à la rime, est curieux. En effet, on peut se demander comment il pourrait se faire que le temps cesse d'être, ne soit plus, ne vienne plus du futur. Mais si le temps existant toujours peut (ou pourra) effectivement ne plus exister, c'est sans doute que nul n'attendra plus rien de lui ! Que tout espoir sera perdu! Ainsi le futur du second vers souligne la nécessité d'un espoir entrevu dès le vers suivant. Gardons l'espoir, nous dit le poète. Gardons ici et maintenant l'idée que le futur pourra faire advenir de bonnes choses, car précisément il n'est pas encore et que rien n'est déterminé sans nous, nos efforts, notre concours. Garder l'espoir, c'est souscrire à une pensée du devenir, cela veut dire pensons que le temps viendra, que l'instant produira, que la futur remettra en cause ce qui mérite d'être remis en cause.

Les termes choisis doivent être bien compris. Il y a ces termes généraux comme temps et produire, qui prennent leur sens de leur insertion dans certaines expressions, par le biais des déterminants, articles, pronoms. Mais surtout le poète évoque immédiatement une notion importante, l'alchimie, avec ce couple de termes « creuset » et « matrice » qui signifient l'origine et qui renvoient soit à la cuisson dans de puissants fours chauffés à blanc, soit à la digestion et à la lente métamorphose qui s'opère dans ces autres fours que sont les ventres, les utérus naturels ou artificiels comme les athanors.
Sur l'athanor :

La cuisson est une manière singulière de vivre l'écoulement du temps ! Contrairement à ce qu'on pourrait croire, rien de moins reposant que d'être aux fourneaux ou de surveiller une cuisson. L'alchimiste, mais aussi le cuisinier ou le céramiste, sont en permanence suscités par la cuisson. Il leur faut en permanence se tourner vers l'avenir, en surveillant la température du four, en contrôlant le feu qui élève ou maintient cette température obtenue, en régulant l'arrivée d'air et l'approvisionnement en combustibles qui nourrit le feu. Et pendant ce temps il faut encore penser à ce qui cuit. Et surveiller ce qui est effectivement produit ; à chaque instant ou presque il faut savoir quel est l'état de la chose qu'on a mise à cuire, à bouillir, à mijoter, à rôtir !

Un peu d'iconographie sur Youtube, même si le commentaire de cette « Conférence du cœur » sur Fulcanelli et l'alchimie opératoire est assez pauvre, réduisant l'alchimie à l'effort spirituel pour retrouver l'origine en passant le miroir des apparences :
L'alchimie est une quête qui peut remplir une vie ; c'est aussi suivant certains alchimistes un « art bref »! Il faut non pas se lancer dans l'aventure comme on part quelque part, sans bien savoir où nos pas nous mèneront, mais suivre une étoile ! Obéir à une révélation. Rien ne sert de mettre quelque chose au four si on ne sait pas bien ce qu'on veut obtenir comme résultat.

Revenons au poème, qui nous propose donc de penser une alchimie du temps vécu. Si nous ne faisons rien de particulier pour vivre l'instant alors le futur s'oblitère, il cesse d'être fécond comme il pourrait l'être. Or le grand principe de l'alchimie est que la pureté de l'alchimiste détermine le succès de l'entreprise alchimique autant que la pureté des produits et des processus mis en œuvre pour obtenir des mixtes ou isoler des substances. La plupart des échecs dépendent de l'impureté de l'alchimiste qui a précipité son action, qui a désiré le résultat avec trop d'avidité, qui n'a pas su faire le deuil de ses échecs passés, qui n'a pas réussi à s'inscrire dans le rythme des saisons, faisant en hiver ce qui devait attendre le printemps.
Pour prolonger notre compréhension du corps doctrinal qu'est l'alchimie, écoutons encore le grand spécialiste de cette pratique mais aussi de la chimie et de la physique contemporaines qu'est Bachelard. Il parle de la méditation alchimique, de la puissance de la tradition perdue, de sa « fonction de mystère » :
« L'expérience a une visée plutôt sur l'univers que sur les choses ». L'alchimiste rêve de totalité, d'une totalité vivante...
Déplorons que seulement 3 minutes de l'interview de Bachelard sont en accès libre sur le site de l'INA. Encore un de ces sites officiels qui réservent la culture à une élite ou à quelques happy few.

Une des lectures possibles du poème à la suite de tout ce parcours et de l'interprétation de ces divers indices formels et sémantiques, est que le poème évoque l'instant comme moment opportun. Kaïros. Non pas parce que certains instants peuvent être des moments opportuns, propices à la réalisation de nos actions, mais parce que tout instant est toujours un moment opportun ! Il ne faut pas remettre au lendemain ce qu'il convient de faire le jour même, dit le proverbe. Mais on peut lui répliquer sagement que la précipitation est un vilain défaut, avec un autre proverbe. Revenons donc à ce qui dépend de nous, pas aux situations que nous vivons mais à la représentation que nous en avons. Il ne faudrait jamais remettre à demain la pensée que le futur pourra sauver le présent à condition que dès maintenant nous commencions à faire quelque chose, à choisir notre voie, à peser les conséquences proches et lointaines de nos actions, surtout si l'on pense qu'à l'horizon les nuages noircissent et le gros temps s'en vient.
Creuset ou matrice, l'instant est propice dès lors qu'on le remplit de quelque chose à cuire ou à faire mijoter, de quelque chose à transformer en profondeur : nous-mêmes!

Et c'est encore Bachelard qui peut nous amener à mieux cerner le retournement opéré par le poète. Faisons jouer avec notre philosophe la distinction du commencement et de l'engagement. Prenons par exemple deux situations fictives. X a commencé à jouer du piano ou bien Y commence à lire la Recherche du temps perdu. De tels commencements sont des tentatives. X et Y viennent de se fixer un but et s'efforce de le rejoindre. Mais par la force des choses ils ignorent encore tout du piano et du roman proustien. Et ils risquent de l'ignorer encore longtemps... car le plus souvent un commencement est sans suite. L'initiative survit à quelques alertes, se maintient quelques temps, puis elle avorte. Comme si elle s'effondrait sur elle-même. Son futur disparaît ! Que veut dire Saïd Akl avec son impératif « Il faut que chaque instant soit producteur de son temps »? Non pas sans doute que nous devons tout essayer, que nous devons multiplier les commencements ! Mais valorisant l'instant fécond, il suggère que nous devons fonder notre vie sur l'espoir de marquer notre époque. Nous ne devons pas renoncer à créer dans ce monde-ci, dès à présent, sous prétexte que la vraie vie est pour après et que nous serions actuellement trop faibles pour réussir ou achever nos projets. Nous sommes en cause : soit nous acceptons de produire soit nous refusons, soit nous nous inscrivons dans la durée, soit nous rêvons à l'éternité. De l'alternative, retenons le positif, à la fois l'effort pour produire et l'insertion dans le temps présent, l'instant. L'instant est en vérité le fondement de notre vie. Quand il n'est pas simple commencement mais bel et bien un engagement.
Une action dans laquelle nous nous engageons et parions sur l'avenir devient espoir. Même si elle demeure incertaine car nous ne sommes pas maîtres de tout, elle devient un fondement pour notre vie. Son passé suscite son futur. Ce qu'elle a déjà produit féconde l'instant.
Remarquons qu'un fondement, en science comme dans la vie et la pratique quotidienne, est toujours compris dans un mouvement rétrospectif de l'esprit. Maintenant que je suis devenu pianiste je comprends que ma vie est fondée sur le piano. Je me réjouis du fait qu'elle a vraiment commencé avec cette carrière. Maintenant que j'ai lu l'oeuvre de Proust, je saisis qu'elle était faite pour moi. Je comprends ce qu'elle avait à me dire. Et je m'apprête à la relire !
Bachelard affirme : « Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser », La Formation de l'esprit scientifique (1938).
Et il continue ainsi :
« La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l'esprit même fait obstacle à la spiritualisation.
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
"

Quelques compléments

Sur Saïd Akl, un article de L'Orient littéraire :

Enfin, un autre extrait du grand livre de Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique où se trouvent exposés et opposés l'alchimie et la chimie sur fond de durée bergsonienne :
    « Qu'une expérience d'Alchimie ne réussisse pas, on en conclut tout simplement qu'on n'a pas mis en expérience la juste matière, les germes requis, ou même que les temps de la production ne sont pas encore arrivés. On pourrait presque dire que l'expérience alchimique se développe dans une durée bergsonienne, dans une durée biologique et psychologique. Un œuf qui n'a pas été fécondé n'éclôt pas ; un œuf mal couvé ou couvé, sans continuité se corrompt ; une teinture éventée perd son mordant et sa force générante. Il faut à chaque être, pour qu'il croisse, pour qu'il produise, son juste temps, sa durée concrète, sa durée individuelle. Dès lors, quand on peut accuser le temps qui languit, la vague ambiance qui manque à mûrir, la molle poussée intime qui paresse, on a tout ce qu'il faut pour expliquer, par l'interne, les accidents de l'expérience.
     Mais il y a une façon encore plus intime d'interpréter J'échec matériel d'une expérience alchimique. C'est de mettre en doute la pureté morale de l'expérimentateur. Manquer à produire le phénomène attendu en s'appuyant sur les justes symboles, ce n'est pas un simple échec, c'est un déficit psychologique, c'est une faute morale. C'est le signe d'une méditation moins profonde, d'une lâche détente psychologique, d'une prière moins attentive et moins fervente. Comme l'a très bien dit Hitchcock, en des ouvrages trop ignorés, dans les travaux des alchi-mistes, il s'agit bien moins de manipulations que de complication.
     Comment l'alchimiste purifierait-il la matière sans purifier d'abord sa propre âme ! Comment l'ouvrier entrerait-il tout entier, comme le veulent les prescriptions des maîtres dans le cycle de l'ouvrage s'il se présentait avec un corps impur, avec une âme impure, avec un coeur avide ». Il n'est pas rare de trouver sous la plume d'un alchimiste une diatribe contre l'or. Le Philalethe écrit : "Je méprise et je déteste avec raison cette idolâtrie de l'or .et de l'argent". Et (p. 115) « J'ai même de l'aversion pour l'or, l'argent et les pierres précieuses, non pas comme créatures de Dieu, je les respecte à ce titre, mais parce qu'elles servaient à l'idolâtrie des Israélites, aussi bien que du reste du monde ». Souvent, l'alchimiste devra, pour réussir son expérience, pratiquer de longues austérités. Un Faust, hérétique et pervers, a besoin de l'aide du démon pour assouvir ses passions. Au contraire, un coeur honnête, une âme blanche, animée de forces saines, réconciliant sa nature particulière et la nature universelle trouvera naturellement la vérité. Il la trouvera dans la nature parce qu'il la sent en lui-même. La vérité du coeur est la vérité du Monde. Jamais les qualités d'abnégation, de probité, de patience, de méthode scrupuleuse, de travail acharné, n'ont été si intimement intégrées au métier que dans l'ère alchimique. Il semble que, de nos jours, l'homme de laboratoire puisse plus facilement se détacher de sa fonction. Il ne mêle plus sa vie sentimentale à sa vie scientifique. Son laboratoire n'est plus dans sa maison, dans son grenier, dans sa cave. Il le quitte le soir comme on quitte un bureau et il retourne à la table de famille où l'attendent d'autres soucis, d'autres joies. »

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