Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 9 octobre 2013

III B Lucrèce et Sénèque


     Le sentiment tragique de l'existence

La vie si courte et si longue...

Il est possible d'employer le terme de déréliction pour désigner le sentiment tragique de l'existence, correspondant au fait d'être jeté dans le monde, de devoir y subir quantité de peines et surtout de devoir y faire l'épreuve d'une impuissance fondamentale : je suis un être contingent, factice, qui tend à disparaître... en reproduisant le drame de toute vie éphémère, de toute existence qui n'a pas le pouvoir de résister longtemps aux atteintes du dehors, aux maladies, à l'usure, à la dégradation...

Avant de faire le constat de la répétition du même (prosopopée du début du livre III, « tout est toujours pareil » évoquant la parole de l'Ecclésiaste), Lucrèce dans son poème De la nature, nous expose les tonalités de ce sentiment à la fin du livre II.
« (…) Tous les corps, en effet, que tu vois grandir heureusement et s'élever peu à peu à l'état d'adultes, acquièrent plus qu'ils ne dissipent ; la nourriture aisément circule dans toutes les veines et les tissus ne sont pas assez lâches et distendus pour perdre beaucoup de substance et laisser la dépense l'emporter sur l'acquis. Nos corps font des pertes importantes, il faut en convenir, mais le compte des acquisitions domine [2,1130] jusqu'au jour où le faîte de la croissance est atteint. Dès lors, insensiblement les forces diminuent, la vigueur de l'adolescence est brisée et l'âge glisse vers la décrépitude. Plus est vaste en effet un corps qui cesse de croître, plus sa surface est large, et plus nombreux sont les éléments qu'il répand de toutes parts et qui s'échappent de sa substance. Les aliments ne se répandent plus aisément dans toutes les veines et ne suffisent pas pour réparer les flots de matière qui s'échappent sans cesse et pour fournir la substance de remplacement. Il est donc fatal que les corps périssent, étant moins denses [2,1140] à cause de leurs pertes incessantes et plus faibles contre les chocs qui surviennent. Car la nourriture finit par manquer au grand âge ; et dans son état d'affaissement l'être résiste mal aux chocs répétés du dehors, sa résistance est vaincue par leur acharnement. Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que décombres et poussière de ruines. Tous les corps en effet ont besoin de la nourriture pour les réparer et les renouveler ; elle doit les étayer tous et tous les soutenir mais la tâche cesse d'être possible lorsque les veines ne supportent plus des quantités suffisantes ou que la nature n'en fournit plus. [2,1150] Et déjà notre époque est brisée, et la terre lasse d'engendrer crée avec peine de chétifs animaux, elle qui a jadis créé toutes les espèces et mis au monde les corps de gigantesques bêtes sauvages. Car je ne crois pas que les espèces mortelles aient été descendues du ciel dans nos plaines par un câble d'or ; ni la mer, ni les flots qui viennent battre les rochers ne les créèrent : mais la même terre les engendra qui les nourrit aujourd'hui de sa substance. C'est elle aussi qui pour les mortels créa spontanément les moissons brillantes, les vignobles prospères ; elle aussi qui leur offrit les doux fruits et les gras pâturages. [2,1160] Tout cela maintenant pousse avec peine malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y épuisons les forces de nos cultivateurs, nous y usons le fer des charrues et cependant les champs se font toujours plus avares à mesure que nous nous dépensons davantage. Et déjà le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père ; il a toujours à la bouche le bonheur des siècles passés, [2,1170] où l'homme tout rempli de piété vivait plus aisé dans un domaine plus étroit et subsistait mieux d'un plus modeste patrimoine : il ne voit pas que tout va dépérissant, que tous les êtres marchent au cercueil, épuisés par le long chemin de la vie. »

Lecture du texte de Lucrèce
  • Repérer les différentes sortes d'exemples, le corps de l'être humain, les autres types de corps, le monde lui-même comme système, les champs – terres emblavées, vignobles, pâturages, et les productions des cultures humaines)
  • La thématique de la ruine ou de la décadence progressive qui se poursuit tout au mong du passage (phénomènes de perte, diminution des forces, de la vigueur, décrépitude d'un corps suite à l'obstruction de ses veines ou la perméabilité de ses tissus, affaissement et dislocation finale...)
  • La logique mise en œuvre pour montrer le caractère nécessaire de la mort (définition implicite de la mort comme simple dislocation des corps en tant qu'agrégats de parties élémentaires, proportionnalité de la grandeur des corps et de la déchéance qui les affecte, absence de providence tant pour les phénomènes de croissance que pour ceux de décroissance)
  • La plainte finale mêlée de soupirs. Pas vraiment un refus de l'inévitable, mais plutôt un triste constat, celui de l'impossibilité de compenser dans la durée par l'art et le courage les atteintes du temps.

La solidité de toute chose est apparente. Car les êtres que nous croyons solides ne sont jamais que des combinaisons d'atomes. Aucune d'entre elles n'est éternelle. Aucune ne peut résister indéfiniment aux forces de dislocation. Le livre I du poème de Lucrèce donnait l'exemple des matières les plus solides en apparence : « à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l'anneau s'amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule ; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants »
Le livre II inclut l'être humain dans la catégorie des êtres qui s'usent, dépérissent ou se perdent peu à peu : « tous les êtres marchent au cercueil ».
La nature tout entière s'épuise peu à peu et sa fécondité diminue avec le temps. C'est en effet ce que livre l'observation et ce qui se tire du raisonnement. Il est normal que le vieillard se plaigne du sort qui l'affecte dès lors qu'il se compare à ses ancêtres plus heureux que lui ! Même s'il est sage et ne déplore pas égoïstement e la perte de sa jeunesse, de sa vitalité, de la vigueur de ses artères, il ne peut en effet que voir autour de lui les signes de la déchéance, de la perte de puissance et de l'épuisement de la nature !
« le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père »
Pour tout corps l'unité est contingente. Et elle ne peut durer éternellement. La perte de substance comme on dit habituellement car on ne perçoit pas les effets élémentaires mais à la longue seulement les conséquences pour les corps signe le destin de toute chose. Tout reste pareil dans ce monde (et dans les autres !) non pas parce que rien ne vieillit ni ne change, mais parce que tout être croissant finira bien un jour par décroître ! Tout être s'élevant finira par tomber.
En place de fatalité il convient de parler de lois de la nature. Tout s'use. Tout s'épuise... dès lors qu'on parle de choses qui sont des corps, c'est-à-dire des êtres ayant eu une origine dans le temps. Tout être qui naît doit se développer pour se maintenir dans l'être. Tout être qui se développe connaît bientôt une apogée (ou acmé). Tout être qui vient d'atteindre son apogée commence son déclin. Tout être qui décline maintient son être pendant un certain temps puis finit par mourir.

Perdre son temps, l'autre façon d'avoir une vie courte

Y a-t-il de la complaisance dans ce sentiment d'abandon ou de déréliction ? D'autres penseurs ont vécu les mêmes temps troublés et ont pu croire que le temps était implacable. Comment ont-ils réagi à ces impressions ?
Ont-ils fait droit à la plainte du vieux paysan ?

Voici une petite œuvre remarquable. Sénèque, début de Sur la brièveté de la vie et chapitre XVI.
Premier chapitre
[1,1] La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de l'injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s'apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu'on pense, n'a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé : même à d'illustres personnages ce sentiment a arraché des plaintes.
[1,2] De là cette exclamation du prince de la médecine : "La vie est courte, l'art est long". De là, prenant à partie la nature, Aristote lui intente un procès peu digne d'un sage : il la blâme d'avoir, dans son indulgence, accordé aux animaux cinq ou dix siècles d'existence, tandis que, pour l'homme appelé à des destinées si variées et si hautes, le terme de la vie est incomparablement plus court.
[1,3] Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue  ; elle suffirait, et au-delà, à l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée.
[1,4] Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. D'immenses, de royales richesses, échues à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu'une fortune modique, confiée à un gardien économe, s'accroît par l'usage qu'il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer sagement.
Chapitre XVI
[16,1] Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
[16,2] Et, de ce qu'ils invoquent quelquefois la mort, n'allez pas en conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu'ils craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu'ils la redoutent.
[16,3] Ne regardez pas non plus comme une preuve qu'ils vivent longtemps, si le jour, souvent, leur paraît long, et qu'en attendant le moment fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s'écoulent avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les quittent, ils sont tout accablés du loisir qu'elles leur laissent ; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s'en débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle.
[16,4] Tout retardement à l'objet qu'ils désirent leur semble long. Mais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leur faute ; car d'un objet ils passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au contraire, leur paraissent courtes les nuits qu'ils passent dans les bras des prostituées et dans les orgies !
[16,5] Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des délices d'une nuit adultère, en doubla la durée. N'est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour excuse à la licence de nos passions les excès de la Divinité ? Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu'ils achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l'attente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
Bien concevoir le temps nous permet d'éviter les pires folies ! Combien de fous trouvent la vie trop courte et passent leur vie à attendre quelque chose d'excitant ! « si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle ». Leur vie devient une série remplie d'intervalles ! Leur vie se troue, se vide sa substance !
Le sage n'oublie pas le passé, ne craint pas l'avenir et surtout ne néglige pas le présent. Il ne perd pas son temps. Ses passions ne sont désordonnées et le tirent pas de hue à dia. Ses occupations ne sont pas seulement des passe-temps ; il ne craint pas l'ennui !
Il peut se tourner vers les entreprises les plus grandes... conquérir un empire ? Faire fortune ? Multiplier les débauches les plus excentriques ? Non, il ne s'agit aucunement des "destinées les plus hautes" que certains envient furieusement. Mais de bien vivre, vivre honnêtement en se faisant un devoir de "cultiver son jardin"... Refuser l'agitation et combattre la dispersion en maîtrisant ses désirs est nécessaire.

On le voit à ce genre de discours moralisateur de Sénèque, les stoïciens sont des philosophes du temps pensé, organisé, contrôlé.
Une analyse serrée de Sur la Brièveté de la vie, chapitre XIV et XV, par Jean-Michel Muglioni

L'éternité hic et nunc

Comme nous l'avions dit précédemment, on oppose classiquement instant et durée, à plus forte raison instant et éternité. L'instant est ce présent fuyant que perçoivent et vivent les êtres humains, auquel s'oppose l'éternité, le temps divin, absolu, permanent.

L'éternité, le temps de Dieu dit-on, est un objet de fascination... C'est l'indicible ou bien ce qui dans nos discours ne peut être appréhendé que par une image, dans une métaphore. Ou qui ne s'appréhende que négativement, dans un jeu d'opposition avec le temps que nous vivons. Comme chez Platon, qui dans le Timée évoque le "Temps" et l'éternité, être éternel, immuable et inchangé, nécessaire. Le temps est par opposition un pur accident. Pouvant être appréhendé à l'aide de la métaphore du cercle :
"L'auteur [du monde] s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu'elle était, qu'elle est et qu'elle sera. Or, en vérité, l'expression est ne s'applique qu'à la substance éternelle. Au contraire, étaitsera sont des termes qu'il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le Nombre. (37e-38)

Que penser de cette croyance en un temps éternel qui nous échapperait car nous sommes pris dans le changement, car nous ne pouvons nous représenter qu'un temps qui était, est ou sera ? La réplique décisive semble être celle de quelques matérialistes, comme Epicure ou Lucrèce. Pour eux, tout nous pousse à reconnaître que rien n'est éternel sinon les éléments qui constituent le monde, le vide et les atomes. Et, concernant le temps qui littéralement n'est pas, il n'y a qu'une seule chose qui soit éternelle en lui, le passage du temps centré sur l'instant présent !

Revenons donc aux hédonistes pour y voir une appréhension plus sensible du temps. Nous venons de souligner la compréhension que Lucrèce pouvait avoir du sentiment tragique de l'existence.
On peut aller jusqu'à dire qu'il est par excellence le poète-philosophe du temps vécu ! Plus encore que son maître grec, Épicure, moins sensible que lui à la valeur émotionnelle du passage du temps.
Sur la conception épicurienne du temps, cf. P. -M. Morel "Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps" http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-2-page-195.htm

Epicure a construit une philosophie morale, prenant en compte la précarité de l'existence. Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qui nous apporte le bonheur, par exemple la philosophie que le jeune comme le vieillard peut et doit pratiquer. Le maître de Lucrèce lui avait appris que le temps n'est rien. Ou qu'il n'est rien en soi et par soi, étant purement accidentel. Il n'est quelque chose que pour nous quand nous nous en soucions !

[1,450] Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce : comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.
Le temps n'existe pas non plus par lui-même : [1,460] c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des Troyens vaincus par les armes, et de l'enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous bien de nous laisser aller à dire que ces choses existent par elles-mêmes, comme survivant aux générations humaines dont elles furent les accidents, et que les siècles ont emportées sans retour. [1,470] Disons plutôt que tout événement passé est un accident du pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait point de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les feux de l'amour, amassés par la beauté d'Hélène dans le coeur du Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue fameuse, et jamais le cheval de bois n'eût incendié Pergame la Troyenne, en enfantant des Grecs au milieu de la nuit. Tu vois donc que les choses passées ne subsistent point en elles-mêmes, comme les corps, [1,480] et ne sont pas non plus de même nature que le vide ; mais que tu dois plutôt les appeler accidents des corps, ou de cet espace dans lequel toutes choses se font.

Une version de cet extrait du De natura rerum traduite en vers :
Le temps, par soi, n'est pas : c'est la fuite des ans ; [460]
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l'a touché ? Peux-tu séparer l'heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu'on nous conte Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus, croyons-nous
Qu'une existence propre anime encor ces choses?
Non. L'âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont morts avec ce qu'ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été belle?
Sans espace, comment aurait pu l'étincelle
Dont l'amour embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
Nocturne enfantement, la vengeance et la flamme ? 480
Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu'ont le vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l'espace et des choses.
Les épicuriens en tirent une forme de maxime fondamentale, à la formulation symétrique : rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... rien de ce qui dure longtemps n'est à craindre !
La mort est moins à craindre que toute chose. Rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... Sûrement pas ce temps où je ne serai plus... Temps (imaginaire) si long qu'à côté de lui la durée de ma vie (elle-même accidentelle) est un néant, un rien du tout. Car quand je serai mort, plus rien ne sera pour moi. La mort n'est rien pour moi... 
On a fait aussi observer que curieusement le temps d'avant notre naissance ne nous angoisse guère, habituellement. Nous ne nous soucions que de ce qu'il y aura après notre mort ! Nous voulons savoir où nous irons, ce que nous vivrons, même de ce que les autres que nous (nos enfants, nos descendants) vivront... nous sommes inquiets de l'avenir. Mais nous ne sommes pas curieux et inquiets du passé de la même manière. Nous ne voulons pas savoir où nous étions, ce que nous faisions avant. Et si nous y pensons nous pouvons accepter l'idée que nous n'étions pas et que nous ne faisions rien. Pourquoi n'arrivons-nous pas à accepter l'idée que nous ne serons pas et que nous ne ferions rien ?
Car nous avons déjà accepté l'idée qu'avant notre naissance nous n'étions rien ! Ou nous n'étions rien d'autre que de la matière, la somme des atomes qui ont un jour composé notre être...

Le complexe vis-à-vis du temps qui empoisonne notre existence est sans doute davantage un complexe fondé sur une angoisse vis-à-vis du futur, ce qui sera, plutôt que sur des craintes tournées vers le passé, ce qui a été. 


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