L'instant et
l'éternité, deux notions qui prêtent à confusion
« Attends moi,
j'en ai pour un instant! »
Le langage
ordinaire ne témoigne pas d'une rigueur exemplaire quand il s'agit
d'user du terme « instant ». Dans la plupart des phrases
que nous formons l'instant n'est pas instantané. C'est plutôt une
durée indéterminée, qu'on présente comme pouvant passer
rapidement.
Or par
définition l'instant s'oppose à la durée, même très courte.
C'est non du temps mais un laps de temps. C'est un point du temps. Ou
encore une simple limite, point de bascule entre futur et passé.
Plus ténu encore que le fil du rasoir !
L'instant
c'est ainsi une espèce de présent : le maintenant réduit à
sa plus stricte expression. Par opposition au présent du présent,
sur lequel se focalise mon attention mais qui englobe toujours un peu
de présent du passé et de présent du futur. Voici pour
opposer l'instant ponctuel et le "présent vivant" ayant
une épaisseur temporelle un jugement d'Etienne Klein, extrait d'une
conférence sur le temps des physiciens :
« Les tentatives
pour dériver le temps du " monde " du temps de "
l'âme " ou celui-ci de celui-là paraissent indéfiniment
condamnées à l'échec. Cette aporie apparaît déjà autour de la
structure du présent, fracturée entre deux modalités : l'instant
ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après
illimités, et le présent vivant, gros d'un passé immédiat et d'un
futur imminent. Aucune de nos sensations n'indique l'alchimie par
laquelle une succession d'instants parvient à s'épaissir en durée
(nous ne sentons pas les instants). Rien ne dit mieux cette
conflictualité irréductible du temps du monde et du temps de l'âme,
que la poésie la plus populaire, celle où l'on dit que la vie est
brève, les amours éphémères et la mort certaine. »
Si le
langage n'est pas très rigoureux c'est sans doute parce que nous ne
vivons pas l'instant. Nous postulons son existence à partir de notre
expérience de la durée. Postulat, l'instant est une idée. Un être
mathématique qui repose sur une opération de la pensée, la
division répétée autant de fois qu'on voudra.
Nous
décomposons les heures en minutes, les minutes en secondes, les
secondes en millisecondes, les millisecondes en nanosecondes, les
nanosecondes en femtosecondes...
Dans
l'ensemble de sa réflexion sur le temps, Bergson critiquera cette
idée. Il reconnaît tout à fait la possibilité qu'à l'esprit
d'opérer des divisions, pour l'espace et pour le temps. Mais il
n'accepte pas que tout soit également divisible. En effet la
division réelle d'une chose opère deux types d'effets, soit la
chose divisée garde sa nature, soit elle en change. Dans le premier
cas la division est homogène, pas dans le second.
Quand je
divise un nombre j'obtiens toujours un autre nombre. De même, quand
je divise une longueur ou de l'espace. J'obtiens une longueur plus
petite ou une portion d'espace, de même nature. Mais on ne peut
diviser une durée sans faire plus qu'une simple division. Quand je
divise une durée j'obtiens non pas une durée plus petite
contrairement à ce qu'on pourrait croire, mais une durée d'une
autre nature, vécue d'une autre manière, actualisée différemment
de manière dont la première durée s'est actualisée. Quand je
divise une journée en une demi-journée, je n'enlève pas simplement
quelques heures à ma journée, je retire soit une matinée soit un
après-midi. Il me reste seulement la matinée, par exemple, mais une
matinée n'est pas homogène à une journée constituée d'une
matinée et d'un après-midi !
L'instant, s'il est obtenu
par une opération de division du temps, est dons une notion
problématique. L'instant s'oppose à la durée, comme le temps
spatialisé à la durée pure.
Un peu de
vocabulaire pour finir cette réflexion. L'instant que nous ne
sentons pas, que nous ne percevons pas, apparaît comme une durée
infime. Il existe tout un ensemble de termes pour désigner les
courtes et très courtes durées, qui laissent en nous des
impressions. Parfois très fortes. Parfois intenses, malgré la
réduction de la durée entre des bornes très rapprochées... d'où
l'idée de temps concentré. Voici ces termes disant le temps
resserré, concentré, limité.
L'éphémère.
Bref comme la vie de l'insecte qui ne vit qu'un jour.
Le fugace.
Temps qui fuit, qui s'enfuit déjà. Inconstant comme la Fortune
L'évanescent.
Temps fragile. Celui qui apparaît pour aussitôt disparaître, qui
se montre mais ne peut soutenir longtemps son apparition et finit
bien vite par se cacher, se replier, ou s'éparpiller, se
dissoudre...
Chaque terme
possède son sens particulier et un ensemble de connotations. Le
temps éphémère est léger et insouciant de sa mort comme l'insecte
qui porte le même nom. Le fugace nous fait penser au temps qui fuit
et s'écoule par ses sonorités mêmes, en particulier avec sa
première et sa dernière consonne [f] et [s].
Une
réflexion rapide nous fait découvrir la relativité de ces durées.
Ce qui est évanescent ne dure qu'un jour, une heure ou qu'une minute
ou parfois même beaucoup moins, guère qu'un battement de cœur.
Mais on comprend bien que ce n'est pas la durée objective qui est en
cause mais plutôt l'impression subjective qui est produite. La rose
se fane trop vite ; le moment de bonheur s'achève trop tôt ; le
délai accordé est trop court. Ce genre d'insatisfaction manifeste
la relativité de l'idée de moment ou de courte durée, qui n'est
limité que pour une personne, dont la brièveté est proportionnelle
à l'incapacité de l'individu à se satisfaire de ce qu'il possède.
L'éternité
Notre seconde notion n'est
pas moins problématique que la première. Avec elle se pose la
question de l'absolu.
Comment
pouvons-nous appréhender l'absolu alors que nous sommes des mortels?
Comment penser l'éternité si nous ne sommes pas éternels? Comment
saisir ce qu'est l'éternité si notre entendement est fini et ne
réussit à appréhender que des êtres limités, bornés, finis ?
L'éternité
est en elle-même indicible.
Mais en
disant cela nous ne réglons pas le problème, nous mettons juste un
nom sur la difficulté. Ce qui reste à penser est le caractère
transcendant de l'éternité. Temps qui nous dépasse, qui n'est
susceptible de temporalisation... Faut-il aller jusqu'à affirmer que
l'éternité est pour nous une transcendance ? Une puissance qui non
seulement nous dépasse mais aussi nous domine ?
Certains
penseurs idéalistes vont jusqu'à poser le caractère divin de
l'éternité, confondant l'éternité et l'Eternel. Il y a là
poursuite dans des discours théologiques ou métaphysiques de la
mythologisation du Temps au nom de la défense politique. Ou
tentative pour penser l'être en poète. De penser l'excès de ce qui
donne à penser...
Contre les risques de
dérapage, la prudence est de mise.
Faisant jouer l'opposition
de l'immanence et de la transcendance, un retournement dialectique
est même possible ! En effet, l'éternité n'est pas si éloignée de
nous! Nous faisons en permanence l'expérience de quelque chose
d'éternel, qui ne faiblit jamais, qui ne s'arrête jamais, le
présent qui se succède perpétuellement à lui-même !
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