Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 9 octobre 2013

III A Précisions sur le sens des mots


     L'instant et l'éternité, deux notions qui prêtent à confusion

« Attends moi, j'en ai pour un instant! »

Le langage ordinaire ne témoigne pas d'une rigueur exemplaire quand il s'agit d'user du terme « instant ». Dans la plupart des phrases que nous formons l'instant n'est pas instantané. C'est plutôt une durée indéterminée, qu'on présente comme pouvant passer rapidement.

Or par définition l'instant s'oppose à la durée, même très courte. C'est non du temps mais un laps de temps. C'est un point du temps. Ou encore une simple limite, point de bascule entre futur et passé. Plus ténu encore que le fil du rasoir !
L'instant c'est ainsi une espèce de présent : le maintenant réduit à sa plus stricte expression. Par opposition au présent du présent, sur lequel se focalise mon attention mais qui englobe toujours un peu de présent du passé et de présent du futur. Voici pour opposer l'instant ponctuel et le "présent vivant" ayant une épaisseur temporelle un jugement d'Etienne Klein, extrait d'une conférence sur le temps des physiciens :
« Les tentatives pour dériver le temps du " monde " du temps de " l'âme " ou celui-ci de celui-là paraissent indéfiniment condamnées à l'échec. Cette aporie apparaît déjà autour de la structure du présent, fracturée entre deux modalités : l'instant ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après illimités, et le présent vivant, gros d'un passé immédiat et d'un futur imminent. Aucune de nos sensations n'indique l'alchimie par laquelle une succession d'instants parvient à s'épaissir en durée (nous ne sentons pas les instants). Rien ne dit mieux cette conflictualité irréductible du temps du monde et du temps de l'âme, que la poésie la plus populaire, celle où l'on dit que la vie est brève, les amours éphémères et la mort certaine. » 
Si le langage n'est pas très rigoureux c'est sans doute parce que nous ne vivons pas l'instant. Nous postulons son existence à partir de notre expérience de la durée. Postulat, l'instant est une idée. Un être mathématique qui repose sur une opération de la pensée, la division répétée autant de fois qu'on voudra.
Nous décomposons les heures en minutes, les minutes en secondes, les secondes en millisecondes, les millisecondes en nanosecondes, les nanosecondes en femtosecondes...

Dans l'ensemble de sa réflexion sur le temps, Bergson critiquera cette idée. Il reconnaît tout à fait la possibilité qu'à l'esprit d'opérer des divisions, pour l'espace et pour le temps. Mais il n'accepte pas que tout soit également divisible. En effet la division réelle d'une chose opère deux types d'effets, soit la chose divisée garde sa nature, soit elle en change. Dans le premier cas la division est homogène, pas dans le second.
Quand je divise un nombre j'obtiens toujours un autre nombre. De même, quand je divise une longueur ou de l'espace. J'obtiens une longueur plus petite ou une portion d'espace, de même nature. Mais on ne peut diviser une durée sans faire plus qu'une simple division. Quand je divise une durée j'obtiens non pas une durée plus petite contrairement à ce qu'on pourrait croire, mais une durée d'une autre nature, vécue d'une autre manière, actualisée différemment de manière dont la première durée s'est actualisée. Quand je divise une journée en une demi-journée, je n'enlève pas simplement quelques heures à ma journée, je retire soit une matinée soit un après-midi. Il me reste seulement la matinée, par exemple, mais une matinée n'est pas homogène à une journée constituée d'une matinée et d'un après-midi !

L'instant, s'il est obtenu par une opération de division du temps, est dons une notion problématique. L'instant s'oppose à la durée, comme le temps spatialisé à la durée pure.

Un peu de vocabulaire pour finir cette réflexion. L'instant que nous ne sentons pas, que nous ne percevons pas, apparaît comme une durée infime. Il existe tout un ensemble de termes pour désigner les courtes et très courtes durées, qui laissent en nous des impressions. Parfois très fortes. Parfois intenses, malgré la réduction de la durée entre des bornes très rapprochées... d'où l'idée de temps concentré. Voici ces termes disant le temps resserré, concentré, limité.
L'éphémère. Bref comme la vie de l'insecte qui ne vit qu'un jour.
Le fugace. Temps qui fuit, qui s'enfuit déjà. Inconstant comme la Fortune
L'évanescent. Temps fragile. Celui qui apparaît pour aussitôt disparaître, qui se montre mais ne peut soutenir longtemps son apparition et finit bien vite par se cacher, se replier, ou s'éparpiller, se dissoudre...
Chaque terme possède son sens particulier et un ensemble de connotations. Le temps éphémère est léger et insouciant de sa mort comme l'insecte qui porte le même nom. Le fugace nous fait penser au temps qui fuit et s'écoule par ses sonorités mêmes, en particulier avec sa première et sa dernière consonne [f] et [s].

Une réflexion rapide nous fait découvrir la relativité de ces durées. Ce qui est évanescent ne dure qu'un jour, une heure ou qu'une minute ou parfois même beaucoup moins, guère qu'un battement de cœur. Mais on comprend bien que ce n'est pas la durée objective qui est en cause mais plutôt l'impression subjective qui est produite. La rose se fane trop vite ; le moment de bonheur s'achève trop tôt ; le délai accordé est trop court. Ce genre d'insatisfaction manifeste la relativité de l'idée de moment ou de courte durée, qui n'est limité que pour une personne, dont la brièveté est proportionnelle à l'incapacité de l'individu à se satisfaire de ce qu'il possède.

L'éternité

Notre seconde notion n'est pas moins problématique que la première. Avec elle se pose la question de l'absolu.

Comment pouvons-nous appréhender l'absolu alors que nous sommes des mortels? Comment penser l'éternité si nous ne sommes pas éternels? Comment saisir ce qu'est l'éternité si notre entendement est fini et ne réussit à appréhender que des êtres limités, bornés, finis ?
L'éternité est en elle-même indicible.
Mais en disant cela nous ne réglons pas le problème, nous mettons juste un nom sur la difficulté. Ce qui reste à penser est le caractère transcendant de l'éternité. Temps qui nous dépasse, qui n'est susceptible de temporalisation... Faut-il aller jusqu'à affirmer que l'éternité est pour nous une transcendance ? Une puissance qui non seulement nous dépasse mais aussi nous domine ?
Certains penseurs idéalistes vont jusqu'à poser le caractère divin de l'éternité, confondant l'éternité et l'Eternel. Il y a là poursuite dans des discours théologiques ou métaphysiques de la mythologisation du Temps au nom de la défense politique. Ou tentative pour penser l'être en poète. De penser l'excès de ce qui donne à penser...

Contre les risques de dérapage, la prudence est de mise.
Faisant jouer l'opposition de l'immanence et de la transcendance, un retournement dialectique est même possible ! En effet, l'éternité n'est pas si éloignée de nous! Nous faisons en permanence l'expérience de quelque chose d'éternel, qui ne faiblit jamais, qui ne s'arrête jamais, le présent qui se succède perpétuellement à lui-même !  

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