Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

jeudi 12 juin 2014

Conclusion

Comment lire les textes de Bergson où il parle du temps ? Faut-il le faire en identifiant ou non la durée pure et le temps vécu ? Certains n'ont pas pris le temps de poser la question. C'est sans doute une faute. La réponse va-t-elle de soi ? Rien n'est moins sûr.

Lisons un extrait de La Pensée et le mouvant (1938) "La perception du changement" où Bergson met en rapport la personnalité (le moi) et la durée pure (ici qualifiée de "vraie"), la vie de l'esprit et le temps et opère le dépassement du dualisme qu'il affectionne (fausse opposition du moi-substance Un et des états de conscience accidentels, multiples, qui se succéderaient en nous) :
"Les difficultés et contradictions de tout genre auxquelles ont abouti les théories de la personnalité viennent de ce qu'on s'est représenté, d'une part, une série d'états psychologiques distincts, chacun invariable, qui produiraient les variations du moi par leur succession même, et d'autre part un moi, non moins invariable, qui leur servirait de support. Comment cette unité et cette multiplicité pourraient-elles se rejoindre ? comment, ne durant ni l'une ni l'autre - la première parce que le changement est quelque chose qui s'y surajoute, la seconde parce qu'elle est faite d'éléments qui ne changent pas - pourraient-elles constituer un moi qui dure ? Mais la vérité est qu'il n'y a ni un substratum rigide immuable ni des états distincts qui y passent comme des acteurs sur une scène. Il y a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, - mélodie qui se poursuit et se poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. Notre personnalité est cela même.
C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir, - une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité, - et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d' « avant » et d' « après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur."
Notre philosophe qualifie la durée pure de vraie, ce faisant il ne se contente pas de dire qu'elle est réelle, universelle, car il ajoute à son propos une valorisation. Celle-ci est amenée par la comparaison avec la mélodie, "une mélodie continue de notre vie intérieure" 1er §, la durée pure devenant une affaire d'esthète, puis par l'identification de cette durée au "bourdonnement ininterrompu de la vie profonde" 2nd §. Il y a de la noblesse à reconnaître en soi ce timbre, comme il y a de la grandeur d'âme en Socrate, quand il se révèle capable de se mettre à l'écoute de son daïmon !
La vie profonde, profondément vivante, réellement vivante, se déroule en nous comme une petite musique, continue (indivisible) et hétérogène (variable, changeante).
Mais est-ce donc que la durée pure est le temps ? Non, le dire serait excessif. C'est une modalité du temps, concurrencée en permanence par une autre modalité, celle de la fausse durée, du "temps spatialisé". Estce que la durée pure à défaut d'être le temps serait au moins le temps vécu ? Non, pas davantage. La durée pure est le temps vécu d'une certaine manière. Chez une personne qui fait un effort singulier pour retirer de sa vie, abstraire de sa conscience, quelque chose, l'ensemble des soucis pratiques, tout ce qui peut attirer son attention à l'extérieur de lui-même, dans le monde !
Quand Bergson écrit "Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire" il faut accepter cette reconnaissance. C'est dans le temps spatialisé que nous passons le plus clair de notre temps. Le temps vécu est ordinairement le temps spatialisé de l'ouverture au monde, de la durée mesurable, et exceptionnellement le temps mélodique du repli sur soi, de la durée réelle et indistincte.

Reprenons l'expérience de pensée de Schumann : « Si tous les mouvements de l'univers étaient uniformément accélérés, bien mieux : si, à la limite, une rapidité infinie resserrait le successif dans l'instantané, aucune formule scientifique ne serait modifiée. Cette situation fictive fait bien sentir que le temps de la science n'est pas celui de l'existence. Qu'est-ce donc alors que ce temps de l'existence auquel le bergsonisme affectera le mot durée? C'est le temps vécu et, comme tel, donné là où il est vécu, dans la conscience."
La science n'aurait pas de possibilité de mesurer autre chose que de l'espace. Il faudrait introduire en elle de la durée pour qu'elle puisse déterminer que des mouvements prennent du temps, que des changements s'effectuent à une vitesse particulière.
La conclusion forte, qui revient à affirmer que toute physique a aujourd'hui besoin d'une métaphysique pour avoir une certaine vérité repose en fait sur une argumentation faible. D'une part l'expérience de pensée est absurde. Un mouvement est accéléré par rapport à quelque chose qui ne l'est pas. Si tout est accéléré, c'est comme si rien ne l'est. Un monde où tout passerait deux fois plus vite est indiscernable par rapport à notre monde. L'idée de rapidité infinie terminant la vie de l'univers en un éclair, invoquée par l'auteur à la suite du mouvement universellement accéléré, n'est sans doute qu'une idée inconsistante, vide de sens. Et ce n'est pas tout. S'il faut se référer à la durée, il s'agit comme nous venons de le lire, non du « temps de l'existence » mais du temps de la mélodie intérieure, oblitérant la vie pratique, tout théâtre de l'existence et tout rôle à jouer sur scène.
La dernière phrase est péremptoire. Elle fait du temps vécu une sorte de miracle, donnée, à une sorte de principe, la conscience comme mystérieuse entité substantielle !
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