Deux
perspectives concurrentes permettent d'appréhender le temps comme
condition de l'expérience. La perspective scientifique et la
perspective métaphysique ou philosophique.
Pour la
première la durée est objective. Le temps est une réalité conçue
à partir d'un petit nombre d'idées élémentaires (l'instant et
l'intervalle entre deux instants, la simultanéité de deux
événements, l'antériorité et la postérité, l'addition des
durées, la variation du mouvement – la vitesse – et la variation
de la vitesse - l'accélération). Mieux vaut savoir mesurer le
temps, à défaut de pouvoir agir sur lui. Des mesures précises
permettent en effet toute une série de calculs, comme la
détermination d'une longitude, la mesure d'une fréquence horaire,
la prévision d'un événement obéissant à une loi dans le cadre
d'une théorie physique.
Pour la
seconde perspective, la durée est subjective. Le temps est moins une
réalité conçue qu'un réel perçu. La durée est subjective au
sens fort. Cela ne veut pas dire comme l'accorde volontiers l'opinion
que chacun la perçoit à sa manière et que pour les uns le temps
passerait plus vite que pour les autres dans certaines circonstances.
La durée est subjective car indissociable d'une conscience du temps.
Elle est ainsi irréductible à sa représentation objective, qui
tend à la figer et lui faire perdre son caractère propre de devenir
par lequel advient tout état du monde, s'opèrent toute réalisation
et toute destruction, se réalisent toute progression et toute
régression.
Bergson,
bien sûr est à l'avant-garde de la critique de la science même si
sa position ne se veut en rien anti-scientifique. Car il nous demande
de reconnaître avec lui que la science est réductrice, que la
connaissance scientifique est le résultat d'une médiation. Ce n'est
en rien une saisie immédiate du temps. Il nous demande de
reconnaître que le temps peut être compris comme durée pure saisie
intuitivement. Pure succession, devenir nécessaire à la Vie, ce qui
permet non son déploiement prédéterminé et en droit prévisible
mais sa création perpétuelle, imprévisible en droit.
Au chapitre
II de l'Essai sur les données
immédiates de la conscience, Bergson s'efforce de dire la
vérité du temps mais aussi du mouvement. En revanche il
n'approfondit pas l'idée de vie ou de vitalité mouvante. Il
construit une représentation adéquate du temps comme flux au cours
duquel se produisent des phénomènes d'intensité variable. Et une
idée vraie du temps comme pure mobilité de l'être, progrès et non
chose, comme ce qui ne peut être saisi que par une« synthèse
mentale » de sensations successivement éprouvées.
Dans La pensée et le
Mouvant, il résume sa position en opposant représentation
statique de la science et représentation dynamique de la pensée
vraie : « La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est
mobilité. La ligne est du tout fait. Le temps est ce qui se fait, et
même ce qui fait que tout se fait. »
Une mise en garde.
Philippe Touchet, « Du temps à la durée créatrice » :
"(…)
si depuis l’Essai
sur les données immédiates de la conscience,
Bergson a établi la nécessité
de penser les distinctions de nature entre ce qui relève de l’espace
et ce qui relève de la durée, s’il a montré que les
contradictions insolubles dans lesquelles la philosophie se perd
viennent
de ce que les problèmes sont mal posés et sont de faux problèmes,
si, finalement, c’est
la nécessité de montrer la différence de nature entre penser en
espace et vivre la durée qui fonde la démarche d’une méthode
juste, il ne faut pas négliger les difficultés que cette méthode
distinctive a elle-même contribué à poser.
Car,
à opposer la durée et l’espace, c'est-à-dire la conscience et la
matière, ne prend-on pas le risque de rendre incompréhensible ce
qui fait notre expérience humaine la plus immédiate : à savoir
l’inscription de la matière même dans le temps, et, inversement,
la complexité de la relation, dans la conscience même, entre la
succession et la durée. Il ne faudrait donc pas croire que la durée
soit du côté de l’unité, tandis que l’espace et le temps des
géomètres soit du côté de la division. Il ne faudrait pas
imaginer qu’on ait saisi la complexité du temps en disant que la
conscience nous donne une durée unifiante, tandis que le physicien
nous donnerait une spatialisation divisante, une simple multiplicité.
Il ne faudrait pas croire que Bergson, par la distinction entre un
temps spatialisé et une durée psychologique, place l’unité du
côté de la conscience, tandis qu’il place la multiplicité du
côté de l’espace et des représentations spatialisantes.
Si
la durée intérieure est plus immédiate à saisir que la
temporalité extérieure du physicien, elle n’est pas plus simple,
et il faut bien admettre, pour montrer que la durée est encore une
temporalité, qu’elle se donne, comme dit notre texte, comme une
succession. Qu’est-ce qu’une succession, sinon une division ?
Y aurait-il de la division au cœur même de l’unité de la durée
? Telle est, nous semble-t-il, toute la valeur problématique de
notre texte, qui met au jour la complexité de la durée, et, pour
être plus explicite, l’obligation qui nous est faite, pour la
saisir, de rompre tous nos cadres.
Car
si la durée est du temps, elle ne peut certes pas se donner comme
une simple division numérique, mais, elle ne peut pas non plus se
donner comme une unité indivise. « Finalement, nous crûmes
retrouver la durée intérieure tout pure, continuité qui n’est ni
unité ni multiplicité, qui ne rentre dans aucun de nos cadres »
dit encore La pensée et le mouvant. Il est certain que notre
expérience intime de la durée est infiniment moins problématique
que la façon dont l’entendement, avec ses cadres et ses
oppositions, cherche à la recomposer avec des concepts. Les mots lui
manquent, face à cette expérience qui ne se donne ni comme unité,
ni comme multiplicité.
Il
est également certain, pourtant, que le philosophe, de son côté,
doit s’emparer de cet immédiat pour coïncider avec lui dans
l’intuition. Mais l’intuition n’est pas le retour pur et simple
à l’expérience, ou au sentiment psychologique. Il faut oser, au
contraire, saisir l’intuition comme une méthode, et comme la
méthode d’une science précise, qui, pour saisir adéquatement son
objet, doit réformer sa manière de penser. L’intuition
bergsonienne n’est donc pas un retour à l’immédiateté
sensible, pas plus qu’il n’est un renoncement à la science. Elle
se donne comme une exigence scientifique d’un genre nouveau. »
Le temps est
donc toujours pensé suivant une méthode qui présuppose quelque
chose. La science présuppose l'action réfléchie et vise la mise en
ordre des phénomènes, une durée calculable qui est un cadre pour
des décisions raisonnables. La métaphysique au contraire présuppose
avec la durée une activité qui est fécondité, visant la saisie
d'une durée active faisant boule de neige, qui peut donner sens à
une évolution, à une attente, à la réalisation d'une promesse.
Penser le temps vécu, en
réconciliant la démarche scientifique et la perspective
métaphysique est une gageure. Il faut articuler le vécu et le
conçu. Deux idées antagonistes du fait. Le fait appréhendé
directement, au-delà même des mots. Le fait construit dans une
démarche rigoureuse suivant un protocole réglé, dans une
perspective de vérification. Prenons par exemple un événement
universellement vécu, la naissance. Ce temps qui est sans conteste
un temps vécu par chacun de nous n'est pas conçu si ce n'est a
posteriori et donc d'une manière qui s'apparente à la trahison
du fait même, directement saisi. Comment le concevoir en évitant
les contradictions ?
Article du MagPhilo
de Sébastien Labrusse "L’évènement de la naissance.
Réflexions, à partir de Hannah Arendt, sur une difficulté de la
philosophie"
A. Mon temps ? Moi, jeté dans le
temps...
Penser l'identité au cours du
temps, une gageure : la barque de Thésée
La barque de Thésée est un célèbre
paradoxe. Nous en retiendrons seulement un aspect, celui concernant
le maintien de l'identité malgré un phénomène d'altération, une
usure, un vieillissement, un changement quelconque.
Voici les faits. La barque a été
maintes fois réparée. Tant et si bien qu'il ne reste plus guère de
pièces d'origine. Est-ce toujours la même barque ? L'aporie
s'en suit. Soit on ne tient pas compte de la manière dont les
modifications se sont produites, le changement opérant
progressivement, une pièce état remplacée après l'autre et on
croit pouvoir dire que c'est la même barque même si matériellement
c'est faux. Soit on compare les deux barques en faisant abstraction
des siècles écoulés, la barque de Thésée d'hier et celle qui est
maintenant appelée de ce nom et on nie qu'il s'agisse vraiment de la
même braque, quoique nul n'ait pu voir un jour de substitution de
l'une par l'autre...
Le paradoxe nous montre la nécessité
de faire intervenir l'ipséité (l'identité d'un soi qui se
reconnaît tel ou qui est reconnu tel) à côté de la stricte mêmeté
(identité numérique et identité matérielle). Tant qu'une
conscience arrive à maintenir l'égalité entre deux choses, elles
sont en un sens « égales » même si l'une est
sensiblement différente de l'autre. L'important étant de faire
comme si ce n'était pas le cas ou bien comme si ce n'était pas
essentiel. De même pour l'identité dans une perspective discursive.
Elle se maintient tant qu'une conscience œuvre à la maintenir, en
produisant un discours, une identification symbolique. Dans le cas de
la barque de Thésée c'est bien la continuité des discours ayant
dit « voici la barque de Thésée », même quand elle a
eu une première pièce de changer, puis une seconde, etc. qui peut
être considéré comme principe d'identité.
Or en y réfléchissant je m'aperçois
que je suis moi-même une sorte de barque de Thésée avec mon corps
soumis à un incessant renouvellement cellulaire !
De même les héros de nos œuvres au
programme.
Répondre à l'argument dominateur
de Diodore Chronos
B. Les jours et les heures
Les moments d'une journée
Le début de
journée
Les moments
mélancoliques. La fin de journée.Tristesse évoquée dans Fin de
partie de Beckett par Roger Blin
cf. extrait à
visionner
Vivre au jour le jour ? Une maxime
de sagesse
C Le bilan d'une vie
Etude de trois gravures de Dürer
Penser le pire et accepter ce qui
arrive
Urgence et
patience, deux attitudes contraires mais également utiles
Complémentarité des deux attitudes
pour accomplir une tâche, avancer dans une quête.
Une question pratique.
Comment s'efforcer de vivre le temps ? Ralentir quand les choses
s'emballent. Prendre vraiment le temps de bien engager un travail,
d'assurer les premiers pas... pour gagner du temps par la suite ! La
patience. Mais nécessité de rendre vivantes les tâches dans
lesquelles nous nous sommes engagés. Accélérer pour échapper à
la routine, au morne déroulement des choses déjà vues et déjà
connues. S'enivrer de la possibilité de changer de régime.
L'urgence.
Ne pas se dépêcher de faire ce qui
doit être fait – souvent l'important est le voyage non la
destination à atteindre ! Mis aussi se lancer résolument dans
l'aventure, se confier à une inspiration, devenir feu follet !
Jean-Philippe Toussaint, sur le temps
vécu de l'écrivain
Le catastrophisme ou le
catastrophisme éclairé, avec Jean-Pierre Dupuy
Voici deux textes très différents.
Le premier est de Diderot, extrait de
l'Entretien entre d'Alembert et Diderot :
D'ALEMBERT
: On ne fait rien de rien.
DIDEROT
: Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu'avant que
sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint
l'âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent,
les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon
géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de
l'une et de l'autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec
le sang, jusqu'à ce qu'enfin elles se rendissent dans les réservoirs
destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son
père. Voilà ce germe rare formé ; le voilà, comme c'est l'opinion
commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice; le voilà
attaché à la matrice par un long pédicule ; le voilà,
s'accroissant successivement et s'avançant à l'état de fœtus ;
voilà le moment de sa sortie de l'obscure prison arrivé ; le voilà
né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son
nom ; tiré des Enfants-Trouvés ; attaché à la mamelle de la bonne
vitrière, madame Rousseau ; allaité, devenu grand de corps et
d'esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela
s'est-il fait ? En mangeant et par d'autres opérations purement
mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez,
digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum
artem. Et celui qui exposerait à l'Académie le progrès de la
formation d'un homme ou d'un animal, n'emploierait que des agents
matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un
être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de
la précession des équinoxes, un être sublime, un être
merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous
et rendu à la terre végétale.
http://fr.wikisource.org/wiki/Entretien_entre_d’Alembert_et_Diderot
Le second est de Sartre, tiré du roman
La Nausée :
« Quand
on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et
sortent, voilà tout. Il n'y a jamais de commencements. Les jours
s'ajoutent aux jours sans rime ni raison, c'est une addition
interminable et monotone. De temps en temps, on fait un total partiel
: on dit : voilà trois ans que je voyage, trois ans que je suis à
Bouville. Il n'y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une
femme, un ami, une ville en une fois. Et puis tout se ressemble :
Shangai, Moscou, Alger, au bout d'une quinzaine, c'est tout pareil.
Par moments - rarement - on fait le point, on s'aperçoit qu'on s'est
collé avec une femme, engagé dans une sale histoire. Le temps d'un
éclair. Après ça, le défilé recommence, on se remet à faire
l'addition des heures et des jours. Lundi, mardi, mercredi. Avril,
mai, juin. 1924, 1925, 1926.
Ça,
c'est vivre. Mais quand on raconte la vie tout change ; seulement
c'est un changement que personne ne remarque : la preuve c'est qu'on
parle d'histoire vraie. Comme s'il pouvait y avoir des histoires
vraies; les événements se produisent dans un sens et nous les
racontons en sens inverse. On a l'air de débuter par le commencement
: « C'était par un beau soir de l'automne 1922. J'étais clerc de
notaire à Marommes. » Et en réalité c'est par la fin qu'on a
commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne
à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commencement. « Je
me promenais, j'étais sorti du village sans m'en apercevoir, je
pensais à mes ennuis d'argent. » Cette phrase, prise simplement
pour ce qu'elle est, veut dire que le type était absorbé, morose, à
cent lieues d'une aventure, précisément dans ce genre d'humeur où
on laisse passer les événements sans les voir. Mais la fin est là,
qui transforme tout. Pour nous, le type est déjà le héros de
l'histoire. Sa morosité, ses ennuis d'argent sont bien plus précieux
que les nôtres, ils sont tout dorés par la lumière des passions
futures. Et le récit se poursuit à l'envers : les instants ont
cessé de s'empiler au petit bonheur les uns sur les autres, ils sont
happés par la fin de l'histoire qui les attire et chacun d'eux
attire à son tour l'instant qui le précède : « Il faisait nuit,
la rue était déserte. » La phrase est jetée négligemment, elle a
l'air superflue; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la
mettons de côté : c'est un renseignement dont nous comprendrons la
valeur par la suite. Et nous avons le sentiment que le héros a vécu
tous les détails de cette nuit comme des annonciations, comme des
promesses, ou même qu'il vivait seulement ceux qui étaient des
promesses, aveugle et sourd pour tout ce qui n'annonçait pas
l'aventure. Nous oublions que l'avenir n'était pas encore là ; le
type se promenait dans une nuit sans présages, qui lui offrait
pêle-mêle ses richesses monotones et il ne choisissait pas.
J'ai
voulu que les moments de ma vie se suivent et s'ordonnent comme ceux
d'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le
temps par la queue. »
Jean-Paul
SARTRE, La
Nausée
1938).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire