Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

jeudi 12 juin 2014

V Le temps pensé, conçu, voulu


Deux perspectives concurrentes permettent d'appréhender le temps comme condition de l'expérience. La perspective scientifique et la perspective métaphysique ou philosophique.
Pour la première la durée est objective. Le temps est une réalité conçue à partir d'un petit nombre d'idées élémentaires (l'instant et l'intervalle entre deux instants, la simultanéité de deux événements, l'antériorité et la postérité, l'addition des durées, la variation du mouvement – la vitesse – et la variation de la vitesse - l'accélération). Mieux vaut savoir mesurer le temps, à défaut de pouvoir agir sur lui. Des mesures précises permettent en effet toute une série de calculs, comme la détermination d'une longitude, la mesure d'une fréquence horaire, la prévision d'un événement obéissant à une loi dans le cadre d'une théorie physique.
Pour la seconde perspective, la durée est subjective. Le temps est moins une réalité conçue qu'un réel perçu. La durée est subjective au sens fort. Cela ne veut pas dire comme l'accorde volontiers l'opinion que chacun la perçoit à sa manière et que pour les uns le temps passerait plus vite que pour les autres dans certaines circonstances. La durée est subjective car indissociable d'une conscience du temps. Elle est ainsi irréductible à sa représentation objective, qui tend à la figer et lui faire perdre son caractère propre de devenir par lequel advient tout état du monde, s'opèrent toute réalisation et toute destruction, se réalisent toute progression et toute régression.
Bergson, bien sûr est à l'avant-garde de la critique de la science même si sa position ne se veut en rien anti-scientifique. Car il nous demande de reconnaître avec lui que la science est réductrice, que la connaissance scientifique est le résultat d'une médiation. Ce n'est en rien une saisie immédiate du temps. Il nous demande de reconnaître que le temps peut être compris comme durée pure saisie intuitivement. Pure succession, devenir nécessaire à la Vie, ce qui permet non son déploiement prédéterminé et en droit prévisible mais sa création perpétuelle, imprévisible en droit.

Au chapitre II de l'Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson s'efforce de dire la vérité du temps mais aussi du mouvement. En revanche il n'approfondit pas l'idée de vie ou de vitalité mouvante. Il construit une représentation adéquate du temps comme flux au cours duquel se produisent des phénomènes d'intensité variable. Et une idée vraie du temps comme pure mobilité de l'être, progrès et non chose, comme ce qui ne peut être saisi que par une« synthèse mentale » de sensations successivement éprouvées.
Dans La pensée et le Mouvant, il résume sa position en opposant représentation statique de la science et représentation dynamique de la pensée vraie : « La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait. Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. »

Une mise en garde. Philippe Touchet, « Du temps à la durée créatrice » :
"(…) si depuis l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson a établi la nécessité de penser les distinctions de nature entre ce qui relève de l’espace et ce qui relève de la durée, s’il a montré que les contradictions insolubles dans lesquelles la philosophie se perd viennent de ce que les problèmes sont mal posés et sont de faux problèmes, si, finalement, c’est la nécessité de montrer la différence de nature entre penser en espace et vivre la durée qui fonde la démarche d’une méthode juste, il ne faut pas négliger les difficultés que cette méthode distinctive a elle-même contribué à poser.
Car, à opposer la durée et l’espace, c'est-à-dire la conscience et la matière, ne prend-on pas le risque de rendre incompréhensible ce qui fait notre expérience humaine la plus immédiate : à savoir l’inscription de la matière même dans le temps, et, inversement, la complexité de la relation, dans la conscience même, entre la succession et la durée. Il ne faudrait donc pas croire que la durée soit du côté de l’unité, tandis que l’espace et le temps des géomètres soit du côté de la division. Il ne faudrait pas imaginer qu’on ait saisi la complexité du temps en disant que la conscience nous donne une durée unifiante, tandis que le physicien nous donnerait une spatialisation divisante, une simple multiplicité. Il ne faudrait pas croire que Bergson, par la distinction entre un temps spatialisé et une durée psychologique, place l’unité du côté de la conscience, tandis qu’il place la multiplicité du côté de l’espace et des représentations spatialisantes.
Si la durée intérieure est plus immédiate à saisir que la temporalité extérieure du physicien, elle n’est pas plus simple, et il faut bien admettre, pour montrer que la durée est encore une temporalité, qu’elle se donne, comme dit notre texte, comme une succession. Qu’est-ce qu’une succession, sinon une division ? Y aurait-il de la division au cœur même de l’unité de la durée ? Telle est, nous semble-t-il, toute la valeur problématique de notre texte, qui met au jour la complexité de la durée, et, pour être plus explicite, l’obligation qui nous est faite, pour la saisir, de rompre tous nos cadres.
Car si la durée est du temps, elle ne peut certes pas se donner comme une simple division numérique, mais, elle ne peut pas non plus se donner comme une unité indivise. « Finalement, nous crûmes retrouver la durée intérieure tout pure, continuité qui n’est ni unité ni multiplicité, qui ne rentre dans aucun de nos cadres » dit encore La pensée et le mouvant. Il est certain que notre expérience intime de la durée est infiniment moins problématique que la façon dont l’entendement, avec ses cadres et ses oppositions, cherche à la recomposer avec des concepts. Les mots lui manquent, face à cette expérience qui ne se donne ni comme unité, ni comme multiplicité.
Il est également certain, pourtant, que le philosophe, de son côté, doit s’emparer de cet immédiat pour coïncider avec lui dans l’intuition. Mais l’intuition n’est pas le retour pur et simple à l’expérience, ou au sentiment psychologique. Il faut oser, au contraire, saisir l’intuition comme une méthode, et comme la méthode d’une science précise, qui, pour saisir adéquatement son objet, doit réformer sa manière de penser. L’intuition bergsonienne n’est donc pas un retour à l’immédiateté sensible, pas plus qu’il n’est un renoncement à la science. Elle se donne comme une exigence scientifique d’un genre nouveau. »

Le temps est donc toujours pensé suivant une méthode qui présuppose quelque chose. La science présuppose l'action réfléchie et vise la mise en ordre des phénomènes, une durée calculable qui est un cadre pour des décisions raisonnables. La métaphysique au contraire présuppose avec la durée une activité qui est fécondité, visant la saisie d'une durée active faisant boule de neige, qui peut donner sens à une évolution, à une attente, à la réalisation d'une promesse.
Penser le temps vécu, en réconciliant la démarche scientifique et la perspective métaphysique est une gageure. Il faut articuler le vécu et le conçu. Deux idées antagonistes du fait. Le fait appréhendé directement, au-delà même des mots. Le fait construit dans une démarche rigoureuse suivant un protocole réglé, dans une perspective de vérification. Prenons par exemple un événement universellement vécu, la naissance. Ce temps qui est sans conteste un temps vécu par chacun de nous n'est pas conçu si ce n'est a posteriori et donc d'une manière qui s'apparente à la trahison du fait même, directement saisi. Comment le concevoir en évitant les contradictions ?

Article du MagPhilo de Sébastien Labrusse "L’évènement de la naissance. Réflexions, à partir de Hannah Arendt, sur une difficulté de la philosophie"

A. Mon temps ? Moi, jeté dans le temps...

Penser l'identité au cours du temps, une gageure : la barque de Thésée

La barque de Thésée est un célèbre paradoxe. Nous en retiendrons seulement un aspect, celui concernant le maintien de l'identité malgré un phénomène d'altération, une usure, un vieillissement, un changement quelconque.
Voici les faits. La barque a été maintes fois réparée. Tant et si bien qu'il ne reste plus guère de pièces d'origine. Est-ce toujours la même barque ? L'aporie s'en suit. Soit on ne tient pas compte de la manière dont les modifications se sont produites, le changement opérant progressivement, une pièce état remplacée après l'autre et on croit pouvoir dire que c'est la même barque même si matériellement c'est faux. Soit on compare les deux barques en faisant abstraction des siècles écoulés, la barque de Thésée d'hier et celle qui est maintenant appelée de ce nom et on nie qu'il s'agisse vraiment de la même braque, quoique nul n'ait pu voir un jour de substitution de l'une par l'autre...
Le paradoxe nous montre la nécessité de faire intervenir l'ipséité (l'identité d'un soi qui se reconnaît tel ou qui est reconnu tel) à côté de la stricte mêmeté (identité numérique et identité matérielle). Tant qu'une conscience arrive à maintenir l'égalité entre deux choses, elles sont en un sens « égales » même si l'une est sensiblement différente de l'autre. L'important étant de faire comme si ce n'était pas le cas ou bien comme si ce n'était pas essentiel. De même pour l'identité dans une perspective discursive. Elle se maintient tant qu'une conscience œuvre à la maintenir, en produisant un discours, une identification symbolique. Dans le cas de la barque de Thésée c'est bien la continuité des discours ayant dit « voici la barque de Thésée », même quand elle a eu une première pièce de changer, puis une seconde, etc. qui peut être considéré comme principe d'identité.

Or en y réfléchissant je m'aperçois que je suis moi-même une sorte de barque de Thésée avec mon corps soumis à un incessant renouvellement cellulaire !
De même les héros de nos œuvres au programme.

Répondre à l'argument dominateur de Diodore Chronos

B. Les jours et les heures

Les moments d'une journée

Le début de journée
Les moments mélancoliques. La fin de journée.Tristesse évoquée dans Fin de partie de Beckett par Roger Blin
cf. extrait à visionner

Vivre au jour le jour ? Une maxime de sagesse

C Le bilan d'une vie

Etude de trois gravures de Dürer

Penser le pire et accepter ce qui arrive

Urgence et patience, deux attitudes contraires mais également utiles

Complémentarité des deux attitudes pour accomplir une tâche, avancer dans une quête.
Une question pratique. Comment s'efforcer de vivre le temps ? Ralentir quand les choses s'emballent. Prendre vraiment le temps de bien engager un travail, d'assurer les premiers pas... pour gagner du temps par la suite ! La patience. Mais nécessité de rendre vivantes les tâches dans lesquelles nous nous sommes engagés. Accélérer pour échapper à la routine, au morne déroulement des choses déjà vues et déjà connues. S'enivrer de la possibilité de changer de régime. L'urgence.
Ne pas se dépêcher de faire ce qui doit être fait – souvent l'important est le voyage non la destination à atteindre ! Mis aussi se lancer résolument dans l'aventure, se confier à une inspiration, devenir feu follet !

Jean-Philippe Toussaint, sur le temps vécu de l'écrivain

Le catastrophisme ou le catastrophisme éclairé, avec Jean-Pierre Dupuy
Voici deux textes très différents.
Le premier est de Diderot, extrait de l'Entretien entre d'Alembert et Diderot :

D'ALEMBERT : On ne fait rien de rien.  
DIDEROT : Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu'avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l'âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l'une et de l'autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu'à ce qu'enfin elles se rendissent dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son père. Voilà ce germe rare formé ; le voilà, comme c'est l'opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice; le voilà attaché à la matrice par un long pédicule ; le voilà, s'accroissant successivement et s'avançant à l'état de fœtus ; voilà le moment de sa sortie de l'obscure prison arrivé ; le voilà né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son nom ; tiré des Enfants-Trouvés ; attaché à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau ; allaité, devenu grand de corps et d'esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela s'est-il fait ? En mangeant et par d'autres opérations purement mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui qui exposerait à l'Académie le progrès de la formation d'un homme ou d'un animal, n'emploierait que des agents matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de la précession des équinoxes, un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre végétale.

Le second est de Sartre, tiré du roman La Nausée :

« Quand on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n'y a jamais de commencements. Les jours s'ajoutent aux jours sans rime ni raison, c'est une addition interminable et monotone. De temps en temps, on fait un total partiel : on dit : voilà trois ans que je voyage, trois ans que je suis à Bouville. Il n'y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une ville en une fois. Et puis tout se ressemble : Shangai, Moscou, Alger, au bout d'une quinzaine, c'est tout pareil. Par moments - rarement - on fait le point, on s'aperçoit qu'on s'est collé avec une femme, engagé dans une sale histoire. Le temps d'un éclair. Après ça, le défilé recommence, on se remet à faire l'addition des heures et des jours. Lundi, mardi, mercredi. Avril, mai, juin. 1924, 1925, 1926.
  Ça, c'est vivre. Mais quand on raconte la vie tout change ; seulement c'est un changement que personne ne remarque : la preuve c'est qu'on parle d'histoire vraie. Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l'air de débuter par le commencement : « C'était par un beau soir de l'automne 1922. J'étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commencement. « Je me promenais, j'étais sorti du village sans m'en apercevoir, je pensais à mes ennuis d'argent. » Cette phrase, prise simplement pour ce qu'elle est, veut dire que le type était absorbé, morose, à cent lieues d'une aventure, précisément dans ce genre d'humeur où on laisse passer les événements sans les voir. Mais la fin est là, qui transforme tout. Pour nous, le type est déjà le héros de l'histoire. Sa morosité, ses ennuis d'argent sont bien plus précieux que les nôtres, ils sont tout dorés par la lumière des passions futures. Et le récit se poursuit à l'envers : les instants ont cessé de s'empiler au petit bonheur les uns sur les autres, ils sont happés par la fin de l'histoire qui les attire et chacun d'eux attire à son tour l'instant qui le précède : « Il faisait nuit, la rue était déserte. » La phrase est jetée négligemment, elle a l'air superflue; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la mettons de côté : c'est un renseignement dont nous comprendrons la valeur par la suite. Et nous avons le sentiment que le héros a vécu tous les détails de cette nuit comme des annonciations, comme des promesses, ou même qu'il vivait seulement ceux qui étaient des promesses, aveugle et sourd pour tout ce qui n'annonçait pas l'aventure. Nous oublions que l'avenir n'était pas encore là ; le type se promenait dans une nuit sans présages, qui lui offrait pêle-mêle ses richesses monotones et il ne choisissait pas.
  J'ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s'ordonnent comme ceux d'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par la queue. »
Jean-Paul SARTRE, La Nausée 1938).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire