Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

jeudi 12 juin 2014

Une sorte de corrigé du concours centrale

Proposition de résumé, texte de Vladimir Jankélévitch, La Mort, I. IV, « Le vieillissement » p. 204-206, « L'homme est intérieur à son propre destin (…) donc étranger ».

La temporalité d'un être vivant est un horizon toujours ouvert devant soi.
Le temps subjectif est abondant ; le temps objectif est en revanche mesuré, borné, compacté dans la pensée. Une sorte d'illusion symétrique oppose ainsi une durée peau de chagrin, qui nous angoisse comme réserve inexorablement vouée / à l'épuisement, et un temps spatialisé qui nous obsède par sa tendance à s'étirer indéfiniment. Nous sommes inquiets car nous pensons le mouvement comme totalité close ou bien unité divisible à l'infini.

Certes, tous ceux qui ignorent l'ennui rêvent d'une vie se poursuivant éternellement. Fantasme ! Mais / l'éternité s'éprouve ici et maintenant, se découvre à celui qui s'immerge dans la durée vitale. La conscience est en effet capable d'éterniser le devenir. Pensons aux deux archétypes de la temporalisation que sont les mouvements de l'âme qui s'abîme dans la grâce d'une / musique et l'heur du condamné à mort qui découvre la formidable densité du moment actuel parce qu'il est devenu vraiment attentif au flux de ses impressions renouvelées.
Si le temps vécu s'éternise sans abolir la mort, un sujet peut vieillir en gardant un esprit jeune, une capacité / à investir continûment le présent, sans se préoccuper du futur.

210 mots

Dissertation.

ATTENTION. Pour ce "corrigé", je ne respecte volontairement pas le nombre de mots imposés (1200) dans le but de rendre plus claire la démonstration produite. 

« Une conscience intérieure à elle-même trouve en quelque sorte le présent éternel dans le grouillement des instants innombrables et infinitésimaux qui composent un devenir continu. »
Dans quelle mesure votre lecture des trois œuvres au programme vous permet-elle de valider cette affirmation de Jankélévitch ?

Le temps est un des thèmes privilégiés de la rêverie philosophique, entre dire poétique et pur baratin. Dans ce genre de rêveries qui ne vaut guère pour sa rigueur se déploient de multiples fantasmes et s'expriment de puissantes émotions, des peurs qui confinent à l'angoisse. Dans La Mort, Vladimir Jankélévitch en produit un parfait exemplaire. Voici ce qu'il dit au sujet de ce qu'il appelle le « temps vécu » ou bien le « temps vital » sans faire de claire distinction entre les deux : « Une conscience intérieure à elle-même trouve en quelque sorte le présent éternel dans le grouillement des instants innombrables et infinitésimaux qui composent un devenir continu. » Est-ce la parole d'un génie ou bien de l'enfumage ? L'analyse de cette forte parole y découvre trois caractéristiques qui pourront faire l'objet d'une réflexion dans une confrontation avec les œuvres du programme. D'une part, Jankélévitch parle d'une faculté supérieure à la raison, « la conscience intérieure à elle-même » qui est une sorte d'intuition pouvant s'approcher au plus près des choses et d'elle-même. D'autre part, il soutient une continuité du temps, parlant d'un « devenir » qui serait une sorte de puissance transcendante englobant toute chose dans sa nécessité et produisant son ordre propre. Enfin il suggère une possibilité d'éternisation du temps subjectif pour un sujet qui réussirait à se fondre dans le moment présent. Qu'en penser ?

L'idée selon laquelle il est possible de saisir la réalité vivante du temps dans une intuition est séduisante mais fragile. Voyons comment elle a pu être étayée théoriquement. Et demandons-nous alors s'il est possible de la retrouver en littérature.
L'auteur de l'Essai sur les données immédiates de la conscience est un partisan de l'intuition. Jankélévitch approuve sa méthode et lui emboîte le pas, cherchant à être le plus près des choses. Dans l'extrait que nous venons de résumer il fait jouer une opposition entre une surconscience abstraite ou englobante considérant toute chose dans un état d'achèvement et une conscience « intérieure à elle-même », se concentrant sur le présent et considérant le procès des choses en lui-même. Cette attention au devenir est en tout point l'intuition bergsonienne quoique Bergson insiste pour sa part sur la nécessité de dépasser les cadres figés du langage, de contrer les pièges de l'ordre discursif par une intuition ouverte au milles nuances du vécu.
Suivant Bergson ce sont les nécessités pratiques de l'existence qui nous poussent à « solidifier nos impressions », à reconnaître autour de nous des objets substantiels, dotés de fixité. Il donne l'exemple de la ville qui jour après jour, et même heure après heure, ne cesse de changer. La ville est mobile au niveau de la sensation et pour un sujet ayant une riche vie émotionnelle. Mais ordinairement une personne qui réside dans une ville en fait un objet aux contours figés. Au mieux ce sujet inattentif à sa propre conscience du changement fera vieillir la ville avec lui. Au pire il l'immobilisera entièrement, en projetant « la durée fuyante de son moi » dans l'espace homogène. On pourrait dire en reprenant la métaphore de Bergson que la multiplicité des instants vécus, des « impressions sans cesse changeantes », s'enroule autour de l'objet extérieur pour en adopter « les contours précis et l'immobilité ». La conscience intérieure de Jankélévitch parviendrait à dérouler cet écheveau de petites impressions et en retrouverait le caractère anarchique, aléatoire, imprévisible. D'où, vraisemblablement, l'emploi du terme de « grouillement » pour qualifier les instants de notre vécu qui peuvent se dérouler dans la conscience ou s'enrouler autour d'un objet.
Dans La Mort, Jankélévitch feint de croire que le contraste de la conscience de l'instant avec le temps déjà vécu tient à l'exercice de cette intuition au plus près des choses. Contre le temps racorni de la « chronologie objective », replié sur quelques idées mortes, la durée vivante de la conscience serait le déploiement toujours fécond de petites impressions ou minuscules sensations qualitativement diverses. L'explication est séduisante. Mais elle ne tient guère. Certes il existe un paradoxe concernant la durée de la vie. Rétrospectivement celle-ci est brève. La richesse de l'instant vécu semble disparaître à jamais quand le regard objective le monde et abolit l'impression purement esthétique que les choses produisent en nous. Mais ce n'est pas par rapport au présent qui serait dense ou « épais » que le passé serait fin et dénué d'intensité. C'est par rapport au temps du monde qu'objectivement la durée d'une vie est brève. Ce n'est pas parce qu'il serait appréhendé par l'intelligence ou une « surconscience », que le temps déjà vécu rapetisse. C'est tout simplement parce qu'en tant que passé il n'est plus ! Il n'est plus que présent disparu reconstruit à l'aide de la mémoire. Et cette reconstruction peut être singulièrement intense comme nous le montre Nerval au chapitre VI de Sylvie, dans l'épisode de la « table nuptiale » chez la vieille tante, où se succèdent des instants de mélancolie et de joie pure, faisant parler des vestiges en eux-mêmes dépourvus de valeur mais qui apparaissent soudain comme autant de symboles de valeurs éternelles : la beauté, la jeunesse, le don de soi. Le passé possède ainsi un charme subtil pour celui sait reconnaître les signes. Et c'est bien l'intelligence du narrateur qui en retrouve la saveur dans le présent.

L'expression de « devenir continu » sous la plume de Jankélévitch mérite une explication. Pour lui, tout devenir ne semble pouvoir s'opérer que dans une continuité temporelle. Un changement de forme ou d'état, un simple mouvement physique comme une translation s'opéreraient dans l'espace et dans le temps sous la condition de la continuité. Continuité veut dire alors maintien de l'ipséité de la chose qui change ou se déplace, malgré tout ce qui affecte sa mêmeté.
Un visage vieillit continûment avec des rides de plus en plus prononcées. Ainsi le visage de Clarissa vieillit dans le regard de ses connaissances ou dans son miroir. Mais la continuité du vieillissement est proprement imperceptible. Dans Mrs Dalloway, Woolf adopte une perspective sceptique. Elle insiste sur le fait que l'âge n'est pas une partie de notre identité mais une donnée sociale, que les autres nous imposent avec leurs jugements catégorisants. Ainsi c'est brutalement que le fait du vieillissement s'impose à Clarissa, alors qu'elle se soucie de Peter et peine à se reconnaître dans l'image que le miroir lui renvoie. Vu l'impermanence des choses, il ne peut y avoir de vérité éternelle de ce visage, seulement une impression fugace devant être recueillie comme une goutte qui tombe ! Dans une plongée « au cœur même de l'instant », Clarissa prend acte d'une rupture. En clouant l'instant sur place, en résistant à « la pression de tous les autres matins », elle parvient à comprendre qu'elle n'est plus en phase avec l'image qu'elle s'est forgée d'elle-même. Elle regarde un « visage rose et délicat » qu'elle doit reconnaître, accepter comme sien.
Quand l'accent est mis sur la progressivité ou les transformations silencieuses on retrouve la thèse de Bergson suivant laquelle le temps est continu mais hétérogène. La continuité serait même évidente d'après l'auteur de l'Essai, nos sensations s'enchaînant et se fondant les unes dans les autres. On ne lui adjoindrait l'idée inexacte d'un temps homogène que par contamination avec la représentation de l'espace. En vrai, la durée serait hétérogène, vécue plus ou moins intensément, suivant la variation qualitative du flux de nos sensations. Mais si l'homogénéité tient à l'adoption d'une perspective, pourquoi la continuité serait-elle réelle et non pas elle aussi une construction de l'esprit ? Si la vérité du temps est celle d'une musique, comment ne pas voir que derrière la fusion des notes en une mélodie se tient un rythme et que celui-ci présuppose la discontinuité du temps comme le remarque Bachelard ? Le rythme n'est pas une cadence qui se répète à l'identique mais un système de ruptures, de variations presque prévisibles (car rétrospectivement prévisibles!) qui introduit sans cesse du nouveau et fait soudainement apparaître des formes qui l'instant d'avant n'existaient pas.
Jankélévitch a tout à fait raison de souligner que la temporalité peut être mal vécue. Il existe des cas de phobie à l'égard du temps qui passe. Et des crises d'angoisse ! Mais ce qui dans Mrs Dalloway tourmente les êtres humains comme Septimus ou Peter ou même Clarissa n'est pas lié à la continuité ou à la discontinuité du temps comme dans le paradoxe de Zénon. C'est seulement la nécessité de la fin de toute chose qui apparaît comme une absurdité. Que le temps soit divisible lors de la course d'Achille ou qu'il ne le soit pas, l'idée du néant est effrayante en elle-même. Virginia Woolf rend même de manière remarquable la discontinuité du temps vécu en évoquant la façon dont les Londoniens observent tout à coup un avion faisant des figures dans le ciel. Le spectacle n'est en fait que l'addition de séquences autonomes qui n'ont d'unité que par leur mise en récit. Un moment l'avion n'est présent que par l'ouïe comme grondement annonciateur, puis il survient et il n'est plus présent que visuellement. L'un éclipse l'autre, « tandis qu'ils regardaient le monde entier fit silence ». De même avec l'irruption d'oiseaux, la sonnerie des cloches, événements inessentiels, ou bien encore la capacité à lire les traînées de fumigène, se produisent des ruptures, le temps est une succession de « voilà ». Tout à coup la fumée apparaît, puis elle disparaît quand une lettre apparaît : « C » puis « E » puis « L ». Et les lettres disparaissent dès qu'un mot se dévoile : « Blaxo », Kreemo » ou« Toffee ». Ainsi Woolf évoque la métastabilité de nos perceptions, le fait que le donné sensoriel est perçu avec des bifurcations, trouve une sorte d'équilibre passager, puis s'effondre afin d' une nouvelle forme.

L'éternité est le double du temps. Le temps est négation ; l'éternité est affirmation de l'être sans retrait. Les choses temporelles sortent du néant et retournent au néant ; les êtres éternels sont soustraits à la génération et à la corruption. Il semble toutefois qu'au cours de nos vies certains événements tranchent sur tout le reste et gagnent prodigieusement en force de telle sorte qu'on peut croire que l'éternité s'est dévoilée à un mortel ou qu'elle a été au moins entraperçue dans une sorte d'extase. Que penser de cette hypothèse ?
En évoquant la densité du moment présent ou « l'épaisseur » réjouissante du présent, Jankélévitch s'appuie sur une expérience que tout le monde a pu faire un jour. Le temps ordinairement fuyant semble parfois s'éterniser. Et c'est bien un des charmes de l'œuvre d'art que d'arriver à produire cette illusion d'une temporalité autonome, extatique. Mais l'explication de cette « grâce » pour reprendre le terme du premier chapitre de l'Essai, n'est pas surnaturelle. Ce n'est pas parce que la musique déroge aux lois du monde qu'elle nous emporte et nous fait oublier le passage du temps, c'est parce que l'auditeur portant son attention aux formes oublie pendant un moment de penser au reste de sa vie et à tout ce qui le préoccupe. La fluidité d'un air épouserait parfaitement la fluidité de la vie de la conscience. L'extase au sens fort du terme, comme expérience miraculeuse, n'est pas requise dans ce qui n'est à vrai dire qu'une impression extatique, particulièrement fragile.Une sorte d'hypnose ou de rêve éveillé dit Bergson. Et c'est dans le corps, par les sens, non par une sortie du corps et une élévation à l'intelligible que cet effet d'éternisation du présent se réalise.
L'éternité pour Nerval comme pour beaucoup de romantiques est une sorte d'illusion nécessaire. En se référant à des périodes glorieuses, à des vies devenues mythiques, à des vérités intemporelles, un esprit sensible peut s'opposer au caractère prosaïque de son époque et à la trivialité de sa propre existence. Dès le premier chapitre de Sylvie l'oncle épicurien du narrateur réalise ironiquement l'Aufhebung du temps peau-de-chagrin en faisant peindre des portrait de ses conquêtes successives puis en transformant ceux-ci en médaillons de blagues à tabac ! La beauté fuyante est d'abord éternisée, puis elle est recyclée pour ne pas être retirée de la vraie vie, celle où on boit, mange, fume... C'est ironiquement qu'il faut pareillement considérer les chefs d'œuvre immortels. Rousseau nous semble éternel, parce qu'il survit dans le souvenir du père Dodu et dans la Nouvelle Héloïse, et non parce que son génie l'a sauvé de le mort.
L'éternité pour Woolf et maints auteurs modernes est sans doute une illusion dangereuse dont il faut se prémunir. Ce qui est proprement humain comme l'amour n'est pas éternel et ne le sera jamais que dans les contes de fée ou dans les mythes. Le véritable amour d'ailleurs n'est pas la passion faussée par l'égocentrisme qui est dans le cœur d'une bigote comme miss Kilman, mais la tendresse que peut ressentir Clarissa Dalloway pour sa fille ou bien pour la vieille voisine de l'appartement d'en face. Il faut avoir l'esprit libre comme Clarissa pour réussir à saisir dans la solennité de l'instant vécu quelque chose comme une raison de vivre : une possibilité de contrer l'absurdité de la condition humaine pendue entre deux néants. « Toutes sortes de petites choses vinrent danser dans le sillage de ce coup solennel [de Big ben] qui venait de tomber, plat, comme un lingot d'or, sur la mer. » Ce qui s'abolit dans la plénitude de l'instant est la distinction du frivole et du sérieux, du minuscule et du grandiose. Mais le temps demeure pour toujours ce qui s'oppose à l'éternité, comme un sillage qui se reforme en permanence.


Au cœur de la réflexion de Jankélévitch sur le vieillissement, la citation que nous venons d'étudier et de critiquer se révèle très confuse. Il semble bien qu'elle fasse partie non d'une argumentation rigoureuse mais d'un mouvement de pensée rhapsodique, empruntant l'essentiel de ses thèses à la pensée bergsonienne de la durée. Le plus net est l'emploi du terme « grouillement » suggérant une sorte de fécondité mais dont l'emploi est douteux. Ce qui est éternel pour nous, comme Lucrèce le note dans son poème sur la nature, est l'instant en lui-même, puisque éternellement renouvelé. Mais dès lors qu'on parle des instants composant un moment, qu'on en fait des infinitésimaux pouvant s'additionner, on ne parle plus de ce maintien éternel de l'instant qui impressionne tant Clarissa Dalloway. On invente un instant doté d'épaisseur, sorte de monstre logique auquel on rattache un devenir substantiel, peut-être même providentiel, dont l'intuition seule pourrait capturer la vérité. Cette profondeur est sans doute illusoire. Lorsque le narrateur de Sylvie se rapporte à un temps imaginaire, le temps jadis qui maintient vivaces les coutumes et les rêves de l'enfance, il ne fait rien d'autre que d'inventer un temps poétique susceptible d'embellir le présent, pouvant le rendre plus intense, mais pas le sanctifier ni l'épaissir ! De même que l'incertitude des repères temporels, l'évanescence est au contraire une caractéristique fondamentale de cette temporalité créatrice mais profane.

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