Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

jeudi 12 juin 2014

Le temps des concours n'est pas aussi joyeux que le temps des cerises

La première phase des concours vient de se terminer. Les candidats ont composé pour les différents concours une épreuve de lettres-philosophie. Il fallait rédiger une dissertation pour Polytechnique ou bien le concours E3A, produire un résumé suivi d'une discussion pour Centrale ou CCP.

Les correcteurs sont sans doute déjà aux prises avec leur paquet de copies. Bon courage à eux. D'autant que le cru des copies 2014 risque d'être fameux.
Une rapide enquête après épreuve auprès de quelques étudiants de mes classes m'a alarmé. Sans exagérer, elle a globalement donné comme résultat un état d'esprit désabusé, s'exprimant par des réflexions lapidaires comme « dommage que les sujets étaient incompréhensibles », « je sais pas du tout quoi penser » ou encore « on a été verni ».

Ont-ils effectivement été vernis ? L'UPLS mets rapidement en ligne les sujets de lettres-philosophie. Quatorze sont téléchargeables. Il est donc possible de vérifier.

Les candidats savent qu'ils peuvent s'attendre à un peu n'importe quoi. Et c'est très bien, puisque cette part de hasard correspond à l'exigence d'égalité devant le concours : nul ne sait a priori à quoi s'attendre. Une épreuve peut avoir pour support la réflexion d'un critique d'art contemporain ou qu'un spécialiste de Proust, d'un philosophe spiritualiste ou d'un physicien.
Les étudiants à la solide culture générale peuvent se démarquer du lot. Découvrant parfois pour la première fois un auteur au style très particulier ou une manière non conventionnelle de formuler ses idées, le candidat doit faire preuve d'une bonne faculté d'adaptation.

Par exemple le sujet du concours de la banque commune Polytechnique inter-ENS pour la série PSI est une citation du philosophe Alain qui peut désarçonner son lecteur à la première lecture.

Mais, le moins qu'on puisse dire c'est que certaines épreuves montrent un désir très prononcé d'élever le niveau de réflexion bien au-dessus des pâquerettes. Jusque dans les cieux !
Rien de mieux en effet que des textes parlant sans les définir de « surconscience », d' « Adagio vécu » ou de « stage vital », que des citations parfois tronquées évoquant une énigmatique « heure totale », un bien curieux « passage des autres en soi », un étrange déploiement « des dimensions empiriques du temps » dans le « temps perdu », pour pousser les étudiants dans leurs retranchements et leur faire produire le meilleur d 'eux-mêmes !
Notons au passage qu'un sujet proposé aux étudiants de MP et PC est carrément hors programme ! Il s'agit cette fois du concours Polytechnique inter-ENS. Le concepteur du sujet a sans doute été étourdi puisqu'il a oublié dans un moment d'égarement que c'était la question originale du « temps vécu » qui était cette année au programme. Il a proposé aux candidats une réflexion portant sur le temps en général, la métaphysique du temps, et pas du tout le temps vécu... Avec une très belle réflexion de Bachelard tirée de L'Intuition de l'instant :
« Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants ».
Certes tout sujet sur la réalité du temps peut être rattaché au thème du temps vécu. Mais tout sujet sur l'espace aussi ou sur la conscience, etc. Dommage qu'il ne soit pas écrit en en-tête de ce sujet la nota bene du concours CCP : « Si un candidat est amené à repérer ce qui peut lui sembler être une erreur d'énoncé, il le signalera sur sa copie (...) ». 

Certains sujets pas du tout hors programme pour leur part sont à la fois admirables et d'une audace réjouissante. Pour faire le parallèle avec le Festival de Cannes qui se déroule en ce moment je remets donc quelques palmes :

Palme d'or de la citation alambiquée au concours de la banque agro-véto (qui est vraiment le plus beau de tous), obtenue pour ses deux question de vocabulaire :
Expliquez : « la subtilité du pouvoir passe par la dysrythmie » - la citation de Barthes est alors coupée, avec la soustraction de la suite après une virgule, à savoir : « de l'hétérorythmie »... dommage, c'était encore mieux avec les deux néologismes), ainsi que « la ponctuation affective des milieux de vie et des façons de se regrouper dans ces milieux ».

Palme d'or de la comparaison incompréhensible au concours de l'Ecole des Mines, Telecom INT, TPE-EIVP pour la fin de sa belle citation de Georges Didi-Huberman :
« Il n'y a dans l'anachronisme du temps psychique, ni début, ni suite ni fin. Ce n'est pas exactement une histoire. Cela ne se raconte pas, mais s'éprouve en blocs d'intensité, en sites mémorables, en nœuds de force. »

Palme d'or de la rhapsodie au concours Centrale-Supélec à la fois pour son texte de Jankélévitch tiré de La Mort et son sujet de dissertation :
« Une conscience intérieure à elle-même trouve en quelque sorte le présent éternel dans le grouillement des instants innombrables et infinitésimaux qui composent un devenir continu ».

Palme d'or du sujet proposé par l'école qui adore l'être en soi et le beau mot de « principe » au concours de l'Ecole Normale Supérieure et de l'Ecole Nationale des Ponts et chaussées de la filière BCPST :
« La réminiscence nous livre le passé pur, l'être en soi du passé. Sans doute cet être en soi dépasse-t-il toutes les dimensions empiriques du temps. Mais dans sont ambiguïté même, il est le principe à partir duquel ces dimensions se déploient dans le temps perdu, autant que le principe dans lequel on peut retrouver ce temps perdu lui-même, le centre autour duquel on peut l'enrouler de nouveau pour avoir une image de l'éternité ». Gilles Deleuze.

Bravo à tous ces concepteurs de sujets imaginatifs qui produisent de véritables perles de beauté et de subtilité. Et vivement l'année prochaine qu'on tourne la page du temps vécu et de tout le baratin que la notion suscite chez les élégants et très raffinés grands penseurs de notre temps. Des vrilles de parfums anachroniques, des torrents de nectars d'éternité, des blocs inénarrables chus ici-bas, des cascades de rythmes primitifs endiablés, des dissolutions du temps incorporé dans la fatrasie, des productions angoissées d'éléatisme à rebours, des principes de la réalité suspendus dans le rien qui nihilise le néant... tout cela sera vite oublié.
Et peut-être que l'année prochaine les candidats travailleurs venant de milieux défavorisés dépourvus de certains codes de reconnaissance auront autant de chances que les autres.

P.S. Dire qu'en revanche des écoles moins ont donné des sujets tirés de réflexions d'Etienne Klein... ce n'est pas elles qui auront la palme du sujet inattendu et déroutant ! On a même vu un concours déterrer une citation d'Alain, un has been s'il en est ! Comment est-ce possible ?

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