La première phase des
concours vient de se terminer. Les candidats ont composé pour les
différents concours une épreuve de lettres-philosophie. Il fallait
rédiger une dissertation pour Polytechnique ou bien le concours E3A,
produire un résumé suivi d'une discussion pour Centrale ou CCP.
Les correcteurs sont sans
doute déjà aux prises avec leur paquet de copies. Bon courage à
eux. D'autant que le cru des copies 2014 risque d'être fameux.
Une rapide enquête après
épreuve auprès de quelques étudiants de mes classes m'a alarmé. Sans exagérer, elle a globalement donné comme résultat un état d'esprit
désabusé, s'exprimant par des réflexions lapidaires comme « dommage
que les sujets étaient incompréhensibles », « je
sais pas du tout quoi penser » ou encore « on a
été verni ».
Ont-ils effectivement été
vernis ? L'UPLS mets rapidement en ligne les sujets de
lettres-philosophie. Quatorze sont téléchargeables. Il est donc
possible de vérifier.
Les candidats savent qu'ils peuvent
s'attendre à un peu n'importe quoi. Et c'est très bien, puisque
cette part de hasard correspond à l'exigence d'égalité devant le
concours : nul ne sait a priori à quoi s'attendre. Une
épreuve peut avoir pour support la réflexion d'un critique d'art
contemporain ou qu'un spécialiste de Proust, d'un philosophe
spiritualiste ou d'un physicien.
Les étudiants à la solide culture
générale peuvent se démarquer du lot. Découvrant parfois pour la
première fois un auteur au style très particulier ou une manière
non conventionnelle de formuler ses idées, le candidat doit
faire preuve d'une bonne faculté d'adaptation.
Par exemple le sujet du concours de la
banque commune Polytechnique inter-ENS pour la série PSI est une
citation du philosophe Alain qui peut désarçonner son lecteur à la
première lecture.
Mais, le moins qu'on puisse dire c'est que
certaines épreuves montrent un désir très prononcé d'élever le
niveau de réflexion bien au-dessus des pâquerettes. Jusque dans les cieux !
Rien de mieux en effet que des textes
parlant sans les définir de « surconscience »,
d' « Adagio vécu » ou de « stage
vital », que des citations parfois tronquées évoquant une énigmatique
« heure totale », un bien curieux « passage
des autres en soi », un étrange déploiement « des
dimensions empiriques du temps » dans le « temps
perdu », pour pousser les étudiants dans leurs
retranchements et leur faire produire le meilleur d 'eux-mêmes !
Notons au passage qu'un sujet proposé
aux étudiants de MP et PC est carrément hors programme ! Il s'agit cette fois du
concours Polytechnique inter-ENS. Le concepteur du sujet a sans doute été étourdi puisqu'il a
oublié dans un moment d'égarement que c'était la question originale du « temps vécu »
qui était cette année au programme. Il a proposé aux candidats une réflexion
portant sur le temps en général, la métaphysique du temps, et pas
du tout le temps vécu... Avec une très belle réflexion de Bachelard
tirée de L'Intuition de l'instant :
« Le temps n'a qu'une réalité,
celle de l'instant. Autrement dit, le temps est une réalité
resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants ».
Certes tout sujet sur la réalité du temps peut être rattaché au thème du temps vécu. Mais tout sujet sur l'espace aussi ou sur la conscience, etc. Dommage qu'il ne soit pas écrit en
en-tête de ce sujet la nota
bene du concours CCP :
« Si un candidat est amené à repérer ce qui peut lui
sembler être une erreur d'énoncé, il le signalera sur sa copie
(...) ».
Certains sujets pas du tout hors
programme pour leur part sont à la fois admirables et d'une audace
réjouissante. Pour faire le parallèle avec le Festival de Cannes
qui se déroule en ce moment je remets donc quelques palmes :
Palme d'or de la citation alambiquée
au concours de la banque agro-véto (qui est vraiment le plus beau de tous), obtenue pour ses deux question de vocabulaire :
Expliquez : « la subtilité du pouvoir passe par la
dysrythmie » - la citation de Barthes est alors coupée,
avec la soustraction de la suite après une virgule, à savoir :
« de l'hétérorythmie »... dommage, c'était
encore mieux avec les deux néologismes), ainsi que « la
ponctuation affective des milieux de vie et des façons de se
regrouper dans ces milieux ».
Palme d'or de la comparaison incompréhensible au concours de l'Ecole des Mines, Telecom INT,
TPE-EIVP pour la fin de sa belle citation de Georges Didi-Huberman :
« Il n'y a dans l'anachronisme
du temps psychique, ni début, ni suite ni fin. Ce n'est pas
exactement une histoire. Cela ne se raconte pas, mais s'éprouve en
blocs d'intensité, en sites mémorables, en nœuds de force. »
Palme d'or de la rhapsodie au concours
Centrale-Supélec à la fois pour son texte de Jankélévitch tiré
de La Mort et son sujet de dissertation :
« Une conscience intérieure à
elle-même trouve en quelque sorte le présent éternel dans le
grouillement des instants innombrables et infinitésimaux qui
composent un devenir continu ».
Palme d'or du sujet proposé par
l'école qui adore l'être en soi et le beau mot de « principe »
au concours de l'Ecole Normale Supérieure et de l'Ecole Nationale
des Ponts et chaussées de la filière BCPST :
« La réminiscence nous livre
le passé pur, l'être en soi du passé. Sans doute cet être en soi
dépasse-t-il toutes les dimensions empiriques du temps. Mais dans
sont ambiguïté même, il est le principe à partir duquel ces
dimensions se déploient dans le temps perdu, autant que le principe
dans lequel on peut retrouver ce temps perdu lui-même, le centre
autour duquel on peut l'enrouler de nouveau pour avoir une image de
l'éternité ». Gilles Deleuze.
Bravo à tous ces concepteurs de sujets
imaginatifs qui produisent de véritables perles de beauté et de
subtilité. Et vivement l'année prochaine qu'on tourne la page du
temps vécu et de tout le baratin que la notion suscite chez les élégants et très raffinés grands penseurs de notre temps.
Des vrilles de parfums anachroniques, des torrents de nectars
d'éternité, des blocs inénarrables chus ici-bas, des cascades de rythmes primitifs endiablés, des
dissolutions du temps incorporé dans la fatrasie, des productions
angoissées d'éléatisme à rebours, des principes de la réalité suspendus dans le rien qui nihilise le néant... tout cela sera vite oublié.
Et peut-être que l'année prochaine les candidats travailleurs venant de milieux défavorisés dépourvus de certains codes de reconnaissance auront autant de chances que les autres.
P.S. Dire qu'en revanche des écoles
moins ont donné des sujets tirés de réflexions d'Etienne Klein...
ce n'est pas elles qui auront la palme du sujet inattendu et
déroutant ! On a même vu un concours déterrer une citation d'Alain, un has been s'il en est ! Comment est-ce possible ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire